Répliques

Compte-rendu du colloque « Das Ungelöste im Musiktheater » – Académie Schloss Solitude, juillet 2006[*]

1L’Académie Schloss Solitude, qui recrute tous les deux ans des artistes en résidence, est également très active en matière de manifestations culturelles et en particulier musicales. Inscrite par ailleurs, avec la proximité de la ville de Stuttgart, dans une région dont l’activité en matière de musique contemporaine est réputée, l’Académie organisait en juillet 2006 un colloque intitulé « Das Ungelöste im Musiktheater », « L’Insoluble du théâtre musical », regroupant entre autres d’anciens résidents de l’Académie, comme une sorte d’occasion de faire le point sur le travail de chacun et sa situation dans la création musicale. Celui-ci réunissait ainsi compositeurs, jeunes et moins jeunes, et musicologues : Klaus Lang, Markus Hechte, Jörg Mainka, compositeur et professeur à l’École Hans Eisler de Berlin, Manos Tsangaris, compositeur et chargé des activités musicales de la ville de Cologne, Isabel Mundry, enseignante au conservatoire de Zürich, dont certains anciens boursiers de Schloss Solitude, auxquels s’ajoutaient les compositeurs plus renommés Helmut Lachenmann et Hans Zender. Côté musicologues, on comptait entre autres Jörn Peter Hiekel, professeur de musicologie à l’université de Dresden, qui anime par ailleurs les journées musicales de Darmstadt, Christa Brüstle, musicologue enseignant à l’université de Berlin… À ceux-ci s’ajoutaient les chorégraphes Xavier Leroy et Reinhild Hoffmann, venus parler de leurs collaborations respectives avec les compositeurs Helmut Lachenmann et Isabel Mundry.

2Alors que le terme de « théâtre musical » a tendance à être utilisé pour qualifier un genre mineur – que l’on se rappelle le jugement dédaigneux émis par un critique sur l’opéra de Matthias Pintscher, L’espace dernier – en général comique, par opposition à l’opéra qui relève du genre majeur tragique, le terme de « Musiktheater » est pleinement revendiqué en Allemagne, contrairement au terme d’« Oper » qui est plutôt associé à quelque chose de pompeux, Maurizio Kagel s’inscrivant comme le père spirituel des jeunes compositeurs. Mais cette filiation s’ancre bien plus avant dans l’histoire de la musique, comme l’ont rappelé les musicologues dans leurs interventions. Poser un problème dans un pays donné, c’est faire surgir une filiation particulière à ce pays.

3Placé sous l’égide de Maurice Blanchot, cité par son co-organisateur Jörn Peter Hiekel, (le compositeur Klaus Lang s’étant quant à lui référé à Barthes), le titre du colloque désigne aussi bien ce qui n’est pas résolu dans le théâtre musical, que ce qui résiste à la compréhension. Le théâtre musical offre aujourd’hui de nouvelles modalités d’agencement des formes qui placent la complexité et la crise du sens au cœur de ses enjeux. Il ne s’agit pas de réduire cette complexité mais bien au contraire de définir la vitalité de cet art par cette résistance à l’unité et à la linéarité du sens. Quelle est la nature de ce qui résiste, quelles sont les conditions de cette résistance ? Comme le soulignaient Jean-Baptiste Joly et Jörn Peter Hiekel, il ne s’agissait pas seulement de parler des œuvres réussies mais aussi de parler des tentatives et des projets en cours dans leur état provisoire de brouillons.

4Le point d’ancrage le plus évident de la complexité du théâtre musical contemporain est le rapport de la langue et de la musique ; et son évidence vient de la tradition littéraire qui l’a précédé, marquée en particulier par la déconstruction du récit. Ainsi, Jörg Mainka s’est attaché à un texte du Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, dont il a fait une pièce représentée pour la première fois en juillet 2004 à Stuttgart. Pour tout connaisseur de l’œuvre du compositeur Georges Aperghis, le rapprochement s’impose : selon une approche inverse, Georges Aperghis est parti dans Paysage sous surveillance du texte Bildbeschreibung de l’écrivain et dramaturge allemand Heiner Müller, assez semblable dans son projet au texte du Voyeur de Robbe-Grillet sur lequel s’était appuyé Jörg Mainka. Le compositeur a exposé le souci qui était le sien de suivre au plus près la rythmique du texte de Robbe-Grillet. Mais cette (dés)articulation du son et du sens ne vaut que par le rapport au visible qu’elle engage : sinon, elle est réduite à l’état d’ornement décoratif. Chez Robbe-Grillet comme chez Müller, la force du texte tient à la manière dont le morcellement de l’écriture déconstruit pour l’auditeur la perception de la réalité narrée. Est-il possible, en reproduisant le rythme morcelé de ce texte, d’en reproduire l’effet hallucinatoire ? Ainsi surgit le deuxième point d’ancrage de la question de la complexité au théâtre musical qui est le rapport du sonore (langage et musique) au visuel. À quelle condition la musique peut-elle recréer la visibilité complexe de Robbe-Grillet ? Et comment, dès lors, conjuguer le travail musical et le travail scénique ? La question de la mise en scène de ce texte ne peut pas être découplée des modalités de mise en scène du texte lui-même. Tels sont les problèmes auxquels se sont trouvés confrontés le compositeur Jörg Mainka et la dramaturge Régine Elzenheimer dans la mise en scène de ce projet.

5C’est à la même question que s’est confronté le chorégraphe Xavier Leroy. Celui-ci a travaillé sur un duo de guitares de Helmut Lachenmann, en substituant au spectacle du jeu musical des interprètes des danseurs qui miment les gestes des instrumentistes. Les deux guitaristes s’étant installés sur scène, deux personnes arrivaient ensuite, dissimulant les deux instrumentistes derrière un paravent, et se mettaient à faire semblant de jouer tandis que les guitaristes jouaient réellement derrière eux. Le processus est dans ce cas inverse : il s’agit de montrer comment l’œil et l’oreille fonctionnent de concert, comment l’œil, même placé en face du subterfuge, ne réussit pas à se défaire de l’illusion qu’il voit ce qu’il entend. Et ce dispositif n’est pas un jeu gratuit mais il engage une dimension à l’œuvre dans la musique de Lachenmann, à savoir une dissociation des dimensions visuelle et sonore qui se trouvait déjà engagée dans le rapport image/musique dans La petite fille aux allumettes. Cette dissociation n’opère pas seulement dans l’opéra mais aussi dans la musique instrumentale – il suffit de penser à la question de la complexité du jeu dans la musique contemporaine, que ce soit chez Nono ou bien chez Ferneyhough.

6C’est également le désir de repenser les rapports du temps et de l’espace qui guide le travail du jeune compositeur Klaus Lang selon une perspective inspirée de Roland Barthes, dans ce qu’il appelle son « théâtre à entendre » : il expose cette réflexion dans un texte intitulé Sehen ohne Augen (Voir sans yeux) – à propos de la pièce « Der Handschuh des Immanuel » (Le gant d’Emmanuel).

7C’est ici que l’on touche à un autre problème que ce colloque se donnait pour projet d’envisager, à savoir l’inscription de ces nouvelles œuvres dans le paysage théâtral et dans le contexte des salles de spectacle. À ce propos, on peut se demander si l’opéra allemand contemporain n’est pas prisonnier des conditions favorables de travail qui lui sont offertes par les salles et par les institutions : la division des rôles (le régisseur, le scénographe, le compositeur) rend problématique la redéfinition des rapports entre le visuel et le sonore ; et l’on peut se demander si l’inventivité dont fait preuve Georges Aperghis dans la conception de ces rapports entre déconstruction du texte, déconstruction musicale et déconstruction de la scène, n’est pas en partie imputable à la modestie des lieux dans lesquels il a longtemps travaillé, tel le théâtre des Malassis (une petite salle dans laquelle on était, effectivement, fort mal assis) ou le théâtre de la Cité des sciences, qui lui ont peut-être laissé plus de marge de manœuvre que des salles plus en vue, même si les moyens techniques étaient très limités.

8Il est ainsi frappant de voir que le compositeur Manos Tsangaris, dans des œuvres telles que Centralstation, vom Aussen und Innen der Städte (Station centrale, de l’intérieur et de l’extérieur des villes), Dönerschaltung, ait choisi de sortir du lieu théâtral pour développer son travail dans des espaces autres (anciennes usines, stations de métro, galeries…). Cette approche peut évoquer par certains aspects celle du compositeur français Nicolas Frize dans son travail sur les friches industrielles de Saint-Denis. Cependant, la dimension de l’espace qui est travaillée par Manos Tsangaris se situe dans une tout autre direction que Nicolas Frize : il ne s’agit pas de déployer une archéologie musicale des lieux (que l’on pense par exemple à la Composition française de Frize, élaborée à partir de l’éventail des différentes cultures vocales des habitants de Saint-Denis) mais plutôt de repenser la capacité de la musique à traverser des lieux hétérogènes et à s’exposer ce faisant à d’autres modalités d’écoute, mobiles en particulier. Dans d’autres installations, en particulier celles appartenant au Cycle de théâtre musical Winzig (Minuscule), la scénographie du minuscule permet de subvertir la relation du grand et du petit, et ce faisant notre propre relation au spectaculaire.

9Ce qui frappe, c’est la vitalité et la cordialité de telles rencontres : tous, théoriciens autant que compositeurs, se sont montrés animés par un même désir de croiser des problèmes, plus que de revendiquer des théories.

10JEHANNE DAUTREY

L’espace sonore de la ville au xixe siècle, Éditions « À la croisée », collection « Ambiances, Ambiance » dirigée par Jean-François Augoyard, Bernin (Isère) février 2003

11Cet ouvrage traite de l’écoute de la ville au xixe siècle et de la manière dont l’expérience sonore urbaine affectait l’action des citoyens et celle des bâtisseurs. Ces récits d’expériences dessinées au fil des chapitres évoquent quelques questions fondamentales :

  • quelle est la sensibilité sonore de l’époque ? Peut-on la reconstituer dans ses dimensions réelles et imaginaires, et retrouver ainsi les caractéristiques du son urbain qui étaient offertes à l’oreille des citadins et données à la réflexion des architectes et aménageurs d’alors ?
  • comment émerge le thème du bruit excessif au xixe, entre les tolérances, les répressions et le remodelage urbain ?
  • comment s’exprime le savoir-faire sonore intuitif des concepteurs de l’espace ? Comment envisagent-ils des situations de confort et de plaisir auditif dans le cadre de la production concrète ou imaginaire de l’espace ?
Sur ce dernier point, cet ouvrage brise les idées reçues : certaines attitudes sonores au xixe siècle montrent que se défendre du bruit, refuser de l’entendre, le censurer systématiquement, dénier toute émotion sonore émanant de la ville, ne sont que circonstancielles et momentanées. L’aménagement de l’écoute d’autrefois passe par des dispositifs qui sont loin de se réduire à l’imposition du silence et à l’isolation. Le souci du confort acoustique accompagnait l’art de bâtir bien avant que ne s’impose l’acoustique scientifique au xxe siècle.

12Prenant pour terrain d’étude la ville de Lyon, nous cherchons tout d’abord à retrouver les principales composantes du paysage sonore urbain d’hier. L’enquête met en résonance deux axes : la recherche en archives et la reconstitution du paysage sonore. Les archives municipales donnent beaucoup d’informations sur les gabarits urbains et sur le tracé des rues de Lyon à cette époque. Partant de ces données, ce livre parle de l’évolution des rythmes sonores urbains, celle du bruit de fond, de l’intensité sonore, du degré de présence auditive de l’individu dans une rue, des capacités sonores des espaces construits, et par là, des transformations de l’écoute. Une première « cartographie » de la ville sonnante est alors proposée.

13L’enquête met ensuite en perspective les différents discours de l’autorité, les effets d’une administration, ses mansuétudes. La lecture de ces textes confirme ce que l’histoire économique et sociale du xixe siècle met à jour : d’un côté, la question sonore est englobée dans une politique générale qui vise à aseptiser la ville ; de l’autre, la dimension sonore n’échappe pas au mouvement de mutation des représentations urbaines, à la montée de la conception fonctionnelle de l’acoustique pré-scientifique et à l’émergence du thème du bruit excessif (si caractéristique de notre siècle). Au terme de cette évocation colorée et parfois surprenante, une certitude est acquise : dans la ville en pleine mutation, la sensibilité sonore n’a cessé d’évoluer, entre intérêt et rejet, et le citadin de s’adapter.

14S’attachant à retrouver quelques-unes de ces attitudes, nous étudions les expériences sonores des personnages chez cinq grands romanciers français. L’idée est séduisante : on imagine souvent à tort qu’au xixe siècle, avec l’apparition de la grande industrie et des techniques mécanisées, l’individu est devenu une victime passive du bruit. On oublie pourtant que l’homme parle, bouge, produit des sons. On néglige aussi que pour se développer dans un cadre urbain qui l’attire, malgré la croissance de la population, le citadin recherche l’environnement sonore le plus convenable, le plus conforme à ses désirs. En fait, tous les bruits ne sont pas des nuisances, et tous les bruits ne sont pas condamnables. Croire que, de tout temps, les hommes ont uniquement jugé et condamné les bruits, c’est ignorer d’autres formes de vécu du phénomène sonore urbain, c’est ignorer qu’il existe une attitude plus fondamentale à partir de laquelle des modes d’adaptation et des modes d’aménagement de l’espace se sont développés. Pour saisir toute la richesse de la correspondance entre la sensibilité sonore et les styles de vie de l’époque, l’ouvrage explore un espace textuel bien délimité, celui de la littérature romancière. Cinq approches à partir des textes de Stendhal, Flaubert, Balzac, Zola, et Proust permettent de discerner comment ces grands romanciers du xixe siècle ont noué en effet un certain rapport entre les attitudes de leurs personnages et les sons de la culture collective.

15Le point suivant a consisté à savoir sous quelles formes et au gré de quels discours le souci de l’écoute a accédé à des projets d’aménagement, des plus utopiques aux plus individuels. Trois textes nous font découvrir les paramètres sonores dans la cité idéale imaginée par le milieu utopiste : un texte de Louis Sébastien Mercier – un rêve plutôt – sur Montmartre en l’an 2440 tel qu’il l’imaginait en l’an vii (1798), un texte de C.N. Ledoux sur les lieux en partie construits d’Arc-et-Senans (1804) ; enfin, dans un texte de 1826, Charles Fourier présente le « Phalanstère » à partir de l’observation qu’il fait sur les phénomènes sonores de son époque. Dans ce chapitre, on peut lire combien les utopistes sont confrontés à l’ambivalence de la notion de bruit : sa présence insupporte, mais son absence aussi. Les auteurs rejettent la ville de l’époque en bloc parce qu’elle est cacophonique et bruyante, mais ils ne convoquent pas pour autant le silence total comme un cadre sonore idéal, parce que cela signifierait que la cité est paresseuse ou sans âme. C’est là l’objet, très contemporain à nos yeux, de cet ouvrage historique : remettre en perspective la manière dont le rôle du sonore est exprimé en fonction de projets d’urbanités qui peuvent constituer des pistes de travail stimulantes pour l’époque actuelle.

16Dans la poursuite de notre approche des propos tenus sur la dimension sonore, nous analysons les écrits des architectes. Dans ce corpus, on lit comment l’acoustique et la conception de l’espace semblent avoir été les objets de préoccupations concrètes en rapport à l’usage quotidien de l’habitant. Au xixe, le sonomètre, l’analyseur fréquentiel, le test acoustique des matériaux, etc., tous ces supports techniques que l’on utilise aujourd’hui ne sont pas disponibles. Ceux qui se préoccupent de l’espace nous font découvrir leurs savoir-faire sonores intuitifs, leurs expériences directes de l’ouïe. Ces procédés intuitifs, mésestimés jusqu’ici, permettent de redonner une place à des démarches sonores créatives capables de renouveler les attitudes techniciennes dominantes des architectes contemporains : les aménageurs et constructeurs du passé n’étaient pas sourds. Ils écoutaient, ils s’imprégnaient de la sensibilité sonore de leur époque. L’architecture a pu ainsi répondre à des principes d’aménagement sonore avec une acuité que nous n’imaginons même pas aujourd’hui.

17En guise d’épilogue, nous montrons comment la rénovation urbaine haussmannienne, qui a transformé les conditions d’écoute de la ville issue du xviiie, continue aujourd’hui de modeler notre environnement sonore urbain. Dans cette dernière mise en perspective historique, L’espace sonore de la ville au xixe siècle attire l’attention sur les riches potentialités phoniques offertes par l’espace urbain du xviiie et du xixe siècles dont les principaux effets sonores sont encore perceptibles aujourd’hui. Nous formulons l’espoir qu’une pratique renouvelée de l’architecture et de l’aménagement urbain saura s’y intéresser de nouveau.

18OLIVIER BALAŸ

Notes

  • [*]
    Le Collège international de philosophie et l’Académie Schloss Solitude sont, depuis 2004, liés par une convention aux termes de laquelle ils organisent régulièrement des manifestations conjointes.