Horizons
1La philosophie mexicaine est une philosophie du temps et de l’espace. Penser et créer au Mexique aujourd’hui implique de conjuguer verticalité et horizontalité, de s’orienter, comme il est indispensable de s’orienter dans l’immense Ville de Mexico, fondée sur l’ancienne Tenochtitlan à plus de 2000 m d’altitude au milieu de volcans qui culminent à plus de 4000 m. Vers quel volcan s’avance-t-on désormais, quand on quitte l’Avenida Insurgentes pour s’engager dans le Paseo de la Reforma ? Encore faut-il savoir si l’on vient du nord ou du sud, si l’on va vers l’est ou vers l’ouest. Les impasses et la perte sont des risques qu’il ne faut jamais oublier, des risques de vie et de mort. Faut-il y retrouver les anciennes confrontations hispaniques entre la raison et la foi ou l’intuition ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit de bien situer sa pensée, d’orienter sa pensée. Comment orienter sa pensée ?
2Chaque contribution de ce numéro élucide à sa manière cette question et montre comment on peut se situer pour trouver un chemin non tracé, une calle de haut plateau entre terre mouvante et ciel changeant, bien propre à libérer des opinions théoriques figées et à redonner l’initiative du mouvement, du départ. Partir, c’est bien de cela qu’il s’agit ici et que désignent les contributions, dont la plupart, traduites de l’espagnol par Albert Bensoussan, s’inscrivent d’emblée dans le déplacement. Savoir trouver le temps et l’espace du départ, sans se laisser enliser dans des dépendances, avoir l’initiative des « intensifications mexicaines » en s’instaurant en vis-à-vis d’événements et de créateurs passés, pour mieux pouvoir penser et créer aujourd’hui, telle est la problématique que j’ai souhaité retenir.
3Philosophe, Mauricio Beuchot montre que les philosophes insignes le furent surtout pour avoir affronté courageusement les grands problèmes suscités par les événements de leur temps en utilisant avec profit le concept d’analogie. Formidable en sa fragilité, Elena Poniatowska parcourt toujours plus loin les confins de la réflexion en interrogeant les hommes et les femmes du Mexique et de la Ville de Mexico. Elle expose dans son œuvre ce dehors inquiétant de la philosophie, une philosophie des rues, une philosophie sans connivences ni compromis, qui s’approfondit dans des anges qui ne cessent de tomber dans des poulaillers remplis d’ordures et qui pourtant sont des anges prêts à prendre leur envol. L’architecte Teodoro González de León ne cesse de chercher à réaliser ses rêves de rues semblables à des jardins ou des autoroutes et baignées d’architecture et de poésie, en étant attentif à l’analogie, au service des hommes. Ses créations de béton et de verre, baignées d’eau, de lumière et de feuillages, sont certes propres à susciter l’envol, le mouvement, l’ouverture. Mais à quel prix ? L’artiste Gabriel Orozco est bel et bien parti, expérimentant le dépaysement de la pensée et le détour qui n’a pas de terme, décidant de marcher et ramasser dans la rue des objets pour les transformer, décidant aussi d’être lui-même, en quelque mesure, au fil de son parcours du monde, la mesure du monde.
4La parole de Carlos Monsiváis circule sans arrêt possible entre traditions et modernité, à travers tous les champs possibles de l’histoire et de la politique, sans oublier l’art et la littérature. C’est le tout de la philosophie qui se trouve ainsi inquiété, si l’on considère qu’elle s’organise comme un filet tissé nœud après nœud des rues, des quartiers et des régions de la Ville de Mexico et du Mexique.
5Ce que les périphéries cherchent à provoquer, c’est un dévisagement mutuel entre des champs possibles, une échappée sur des esquisses pas assez déployées. Est-ce vraiment une utopie cette réapparition des lacs de l’Altiplano évoquée par Conrado Tostado ? Mais déjà Mario Bellatín, sans cesser de marcher, évoque le paisible silence de certains points de la Ville, silence d’autant plus efficace qu’il peut à tout moment se briser et qu’il se conjugue à l’écriture, cependant que c’est au centre de Mexico que l’écrivain Margo Glantz, merveilleuse magicienne, choisit de nous entraîner dans le flot coloré, parfumé et bruyant de la mémoire. Suivant alors Rubén Romero Galván dans son voyage à la verte Xilitla, véritable rêve différentiel entouré de forêts et de papillons blancs, nous continuons notre chemin avec Carlos Monsiváis par les solitudes dévastées de soleil et de cruauté de l’écrivain Juan Rulfo, et nous savons que nous risquons la nuit de ne pas entendre aboyer les chiens, et nous avons tous peur de venir à Comala, même si nous ne sommes pas mexicains. Cette inquiète échappée qui est celle de la philosophie, c’est dans le cinéma, l’histoire de la littérature et le théâtre que l’interrogent ensuite Carlos Bonfil, Philippe Ollé-Laprune et Jean-Frédéric Chevallier. Jusqu’où peut aller le dépaysement de la pensée ? Telle est la question que porte l’Institut récemment fondé par Benjamín Mayer Foulkes. Ainsi se captent un impensé, des recoupements tout autant que des embranchements, peut-être une autre vérité.
6C’est ainsi que le Mexique et la Ville de Mexico apparaissent en 2007 comme un nouvel horizon du monde, désormais à portée.