Tradition et progrès dans la philosophie mexicaine

1En philosophie, pour faire avancer la connaissance, il est indispensable de nous fonder sur l’histoire. L’historiographie philosophique joue un rôle de dialogue avec les penseurs du passé. Et comme les problèmes n’ont pas ici de solution simple et définitive, il faut y revenir sans cesse, examiner les façons de les poser et les réponses qu’ils ont reçues. Ils redeviennent vivants et la discussion du passé redevient présente, avec une actualité insoupçonnée. Le dialogue philosophique, quand ce ne serait qu’avec ceux du passé, est toujours un dialogue entre les vivants, car les penseurs morts revivent à l’invocation de nos questionnements et de nos solutions nouvelles.

2Nous pouvons le voir dans le cas de l’histoire de la philosophie au Mexique, par exemple chez les penseurs de l’époque novohispana[1], non seulement parce que ce fut la période philosophique la plus longue dans l’histoire de notre patrie (trois siècles), mais parce que la qualité de ses penseurs a fait de certains d’entre eux de véritables paradigmes de la pensée philosophique mexicaine. Des auteurs comme Las Casas, Vera Cruz, Mercado, Rubio, Sigüenza, Sœur Juana Inés de la Cruz, Clavijero, Gamarra, tout comme bien d’autres, ont fait la philosophie dans notre histoire, et l’ont marquée par leur trajectoire, tout en nous laissant des éléments que l’on peut exploiter aujourd’hui pour le futur. Je vais tenter de le faire voir.

Les leçons philosophiques de l’histoire de la philosophie novohispana

3Parmi les philosophes de la Nouvelle Espagne il en est certains, comme à toute époque et en tout lieu, fort remarquables, et même novateurs ; d’autres, en revanche, furent de médiocres penseurs ou de modestes rabâcheurs de manuels [2]. Les philosophes insignes le furent surtout pour avoir courageusement affronté les grands problèmes suscités par les événements immédiats. La moralité de la conquête, le mode d’évangélisation, la justice dans la colonisation, les enjeux de la vie sous la vice-royauté, avec son exclusion des autochtones et le privilège des péninsulaires, tel fut le ferment de la pensée philosophique de certains. Qui furent des paradigmes, des modèles ou des exemples pour notre philosophie. Et comme, après Wittgenstein et Thomas Kuhn, l’histoire de la philosophie et de la science est vue à travers des paradigmes, autrement dit des penseurs et des textes exemplaires [3], nous pouvons la voir de même dans le cas du Mexique et de son histoire philosophique. Il nous suffira, donc, de citer quelques-uns de ces exemples. Ce sont des icônes de notre pensée, non seulement passée, mais aussi présente et future.

4Nous pouvons, en premier lieu, distinguer Bartolomé de las Casas, évêque de Chiapas, qui est une icône de la lutte anti-colonialiste [4]. Habité par un zèle excessif, il exagérait parfois et s’efforçait de séparer Espagnols et Indiens en les faisant vivre dans des villages différents et distants entre eux. Il rendit par là même difficile, sans doute, le métissage, mais il le faisait instruit par son expérience qui lui montrait que, chaque fois que l’on mettait ensemble Indiens et Espagnols, ces derniers tyrannisaient les premiers. Il nous faut « iconiser » les préoccupations de Las Casas, « analogiser » ses attitudes, les adapter à notre moment. Mais aussi, à notre heure, il faut combattre d’autres colonialismes, de nouvelles oppressions et différents abus. Le respect qu’avait Las Casas pour la liberté de l’indigène et le souci qu’il manifesta envers ses adorateurs nous apprennent à rechercher quelque chose de semblable à notre époque, à nous opposer, tout comme lui, à toute oppression. Il recourut à l’idée d’analogie pour essayer de comprendre les autres cultures, si différentes, des Indiens, et il en vint même à saisir de l’intérieur l’humanisme indigène, nié par Sepúlveda, en tâchant de le mettre à jour et de le préserver.

5Vasco de Quiroga, évêque de Michoacán, est un paradigme et un exemple dans la promotion de l’autre [5]. Plus que de la liberté de l’Indien, comme Las Casas, il était très inquiet de voir qu’après la défaite, les indigènes avaient fui dans les montagnes, qu’ils y survivaient à l’état nomade, et mouraient pratiquement de faim. Aussi se soucia-t-il de réunir et rassembler les Indiens dans des hameaux, où ils pourraient vivre bien, cultiver la terre et produire les objets qui leur étaient nécessaires. Il conçut le village-hôpital, un lieu où l’on recevait les indigènes, où on les aidait à subsister et à apprendre des métiers. Il encouragea aussi la fondation de nouveaux villages, conjointement avec des Indiens et des Espagnols. De la sorte, il fut un artisan du métissage. Les villages disposeraient d’une « police mixte », c’est-à-dire indigène et espagnole, de sorte qu’ils conserveraient leurs gouvernants indiens, mais sous la supervision de quelques représentants du monarque espagnol. Ce serait une sorte de république indienne et hispanique ; il était donc un des précurseurs théoriques du républicanisme, mais son rôle s’arrêta là car on ne lui prêta pas attention. Il se serait agi d’une sorte de république formée d’une confédération de républiques moindres, les indigènes, sous tutelle espagnole. Maintenant que l’on parle tellement de l’incommensurabilité [6] entre les cultures, il nous apprend par son exemple à philosopher à partir de la rencontre avec l’autre ; à rechercher une rencontre harmonieuse avec l’altérité raciale et culturelle. Il fut à l’origine du métissage dans la culture des terres, dans l’artisanat, en art, etc. Don Vasco est une icône pour notre pensée actuelle du multiculturalisme et, surtout, de l’interculturalité, d’un pluralisme culturel fondé sur l’analogie, qui part de ma ressemblance avec l’autre, avec celui qui est différent, car cette reconnaissance de l’autre comme prochain ou semblable est ce qui permet le métissage, qui est en soi tellement analogique.

6C’est en recourant aussi à ce concept d’analogie, qu’il empruntait à Aristote, qu’Alonso de la Vera Cruz défendit le droit de possession des Indiens [7]. Ils étaient les propriétaires légitimes de ces terres et avaient tout à fait le droit de les gouverner. C’est en se fondant aussi sur cette notion d’analogie que Tomás de Mercado élaborait sa théorie de la justice commutative, qui établit un équilibre proportionnel entre les marchés et les contrats [8]. Dans le même ordre d’idée d’analogie, mais d’attribution, Juan de Zapata y Sandoval développait sa théorie de la justice distributive, dans laquelle il faut tenir compte des différents mérites des personnes qui doivent bénéficier des biens communs [9]. C’est ce même usage de l’analogie que pratiqua Antonio Rubio dans ses écrits philosophiques, qui connurent tant d’éditions en Europe, succès explicable, sans doute, par sa sensibilité à l’analogie entre les Indes et l’Europe [10].

7L’âge baroque, à la fin du xviie siècle, connut d’autres modèles ou icônes de notre pensée philosophique. Carlos de Sigüenza y Góngora applique la pensée analogique quand il illustre son Teatro de virtudes políticas non par des exemples de gouvernants grecs et romains, comme cela se faisait généralement, mais par des exemples puisés à l’histoire indigène [11]. Ces gouvernants indiens apparaissent comme des parangons de vertus politiques, ce qui faisait ressortir sa condition de créole et sa conscience nationaliste, tirant profit du passé indien pour marquer sa différence à l’égard des Espagnols péninsulaires. Il s’agissait, en outre, d’un métissage culturel, comme celui réalisé par Sœur Juana Inés de la Cruz dans son œuvre littéraire, pleine de philosophie, où coexistent des expressions espagnoles et des expressions indigènes, voire noires, en une belle harmonie [12]. De plus, le baroque est très analogique, comme l’est le métissage, et le baroque mexicain est un exemple et un paradigme de métissage culturel, de multiculturalisme qui atteint l’interculturalité, proportionnelle et équilibrée, ouvrant à la survie et à la coexistence des cultures.

8Au xviiie siècle, le Siècle des Lumières en Europe, quelques-uns de ses représentants attaquèrent et méprisèrent les Américains (autant indiens que métis et créoles), en les regardant comme des êtres inférieurs qui avaient besoin de la tutelle européenne. Francisco Javier Clavijero prit la défense des nôtres, et son Historia antigua de México exposa l’excellence de la culture indigène, tout comme l’avait fait l’Apologética historia sumaria, de Las Casas [13]. Des auteurs des Lumières tels que Buffon, Raynal, De Pauw et autres, en se fondant sur des récits et non sur l’expérience directe, disaient que les Américains étaient moindres en tout, même dans leur faune. Vivant dans des lieux insalubres comme il sied aux antipodes, peuple en déclin, abattu, inférieur aux Européens. Ainsi se justifiaient l’eurocentrisme et, surtout, la domination européenne sur ces terres. Clavijero montre que les Indiens ne sont pas inférieurs et dans plusieurs « Discours » qu’il ajoute à son histoire, il réfute les accusations de ces penseurs « éclairés » à l’encontre de nos compatriotes. Dans son anticipation de l’anti-colonialisme, Clavijero est une icône pour notre philosophie et, utilisant le concept d’analogie, il démontre que les Américains sont semblables aux Européens, proches d’eux, et qu’ils ne leur sont pas inférieurs.

9Juan José de Eguiara y Eguren agit pareillement, quand le doyen Martí, d’Alicante (Espagne), soutint dans une de ses lettres qu’il n’y avait pas de culture au Mexique, par manque d’universités, d’idées, de livres, etc. Eguiara écrivit son chef-d’œuvre Bibliotheca Mexicana[14], qu’il laissa inachevé, mais, dans ce qu’il réussit à compiler, il fait état d’une grande quantité d’écrivains mexicains et d’œuvres qui furent écrites ici, administrant ainsi un cinglant démenti à ceux qui dénigraient la culture de nos régions. Il inclut des portraits et des études sur plusieurs de ces écrivains, les plus insignes, ce qui lui valut d’être considéré comme un des premiers historiens de la philosophie mexicaine. Il fit voir que notre culture est semblable à l’espagnole, toutes proportions gardées. À nouveau l’analogie suscitait une icône de notre histoire culturelle.

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Gabriel Orozco, Galaxy Pot 2, 2002, plâtre, gouache, 13,9 x 26,6 x 26,6 cm. © Courtesy Galerie Marian Goodman.

L’iconicité de notre histoire philosophique

10Ce caractère icono-analogique a été établi par plusieurs de nos éminents historiens de la philosophie. Attentifs aux icônes philosophiques de notre histoire, ils ont su les faire ressortir. Car si l’on n’enregistre que les idées sans détacher ou dessiner leur caractère paradigmatique, du moins dans certaines d’entre elles et dans les textes où elles sont exprimées, cela donne une histoire bien terne. Peut-être fort documentée et érudite, mais peu significative pour ses lecteurs d’aujourd’hui. Aussi convient-il de mettre en valeur ces figures de notre pensée qui peuvent la renforcer et la stimuler par leur iconicité.

11C’est ce qu’ont su faire certains de nos historiens, qui, par là même, apparaissent à leur tour comme des icônes de notre historiographie philosophique. Par exemple, Emeterio Valverde Téllez, qui sut donner un caractère scientifique à l’historiographie mexicaine, avec son puissant recueil de textes et de sources, ainsi que par sa présentation des principaux penseurs [15]. Autre exemple, Samuel Ramos, qui, dans son Historia de la filosofía en México, fait une place particulière à l’époque coloniale en dépassant ainsi la mauvaise réputation d’obscurantiste que lui avaient donnée les historiens positivistes [16]. Un autre encore, Leopoldo Zea qui, dans son histoire générale de la pensée philosophique mexicaine, souligne l’importance de la philosophie novohispana[17], ou bien encore Oswaldo Robles, qui étudia le xvie siècle, ou José Manuel Gallegos Rocafull, qui étudia le xvie et le xviie siècle, et Bernabé Navarro, s’attachant au xviiie siècle [18]. Et bien d’autres encore, auxquels il faut ajouter les nouveaux chercheurs qui travaillent dans ces domaines aujourd’hui.

12Il s’agit d’établir une histoire iconique qui présente diverses façons de faire de la philosophie, et qui aura, de ce fait, plus d’utilité. Désormais, avec l’herméneutique, le temps est passé de la prétention aux histoires neutres, purement informatives. Elles doivent être informatives, selon l’idée de formation de Gadamer [19]. La même notion de tradition, si gadamérienne, comporte celle de paradigme, d’icône ou de classique, que Gadamer lui-même envisage comme celle qui favorise et en même temps met en question une tradition, ce par quoi elle la fait avancer. L’histoire continue d’être la maîtresse de la vie. Et cela doit s’accomplir aussi dans l’histoire de la philosophie, et peut-être beaucoup plus. Elle doit nous instruire quant à notre façon de philosopher, refléter ce que nous devons être, nous guider pour que nous ne nous égarions pas. Elle doit, pour cela, être iconique, détacher les paradigmes ou modèles qui nous indiquent le chemin par où aller.

13Nous avons donc vu que l’histoire de notre philosophie mexicaine nous donne des leçons, comme le fait l’histoire de la philosophie universelle. Nous devons récupérer notre passé pour comprendre notre présent et notre futur. La philosophie du passé alimente et nourrit celle d’aujourd’hui. Et cette compréhension de la philosophie dans son histoire nous est donnée au moyen de l’iconicité, c’est-à-dire en faisant ressortir le caractère modèle et paradigmatique des principaux penseurs. Cela nous appellera à leur ressembler, à tâcher de suivre et de réaliser leur idéal. L’histoire de la philosophie avance par paradigmes, elle est iconique, pleine d’analogies, et c’est ainsi que doit être l’histoire de la pensée dans notre patrie.

Notes

  • [1]
    La Nouvelle Espagne – Nueva España – ou Vieux Mexique, représente ce territoire sous domination espagnole du xvie au xixe siècle (grosso modo de 1525 à 1821). (NdT)
  • [2]
    M. Beuchot, Historia de la filosofía en el México colonial, Herder, Barcelone, 1997.
  • [3]
    Th. Kuhn, La estructura de las revoluciones científicas, FCE, Mexico, 1986 (7e réimpr.), p.33-34.
  • [4]
    B. de las Casas, Apologética historia sumaria, éd. E. O’Gorman, UNAM, Mexico, 1967.
  • [5]
    V. de Quiroga, Información en derecho, éd. C. Herrejón, SEP, Mexico, 1985.
  • [6]
    Les concepts kuhniens centraux sont l’incommensurabilité et la notion de paradigme. (NdT)
  • [7]
    A. de la Vera Cruz, « Del dominio de los infieles y de la guerra justa », in A. Gómez Robledo, El magisterio filosófico y jurídico de Alonso de la Vera Cruz, Porrúa, Mexico, 1984.
  • [8]
    T. de Mercado, Suma de tratos y contratos, éd. R. Sierra Bravo, Editora Nacional, Madrid, 1975.
  • [9]
    J. de Zapata y Sandoval, Disceptación sobre justicia distributiva y sobre la acepción de personas a ella opuesta, éd. P. López Cruz, trad. A. Ramírez Trejo et M. Beuchot, UNAM, Mexico, 1994.
  • [10]
    I. Osorio Romero, Antonio Rubio en la filosofía novohispana, UNAM, Mexico, 1988, p.73 s.
  • [11]
    C. De Sigüenza y Góngora, « Teatro de virtudes políticas que constituyen a un príncipe : advertidas en los monarcas antiguos del mexicano imperio », in Teatro de virtudes políticasAlboroto y motín de los indios de México, UNAM – M. Á. Porrúa, Mexico, 1986, p.1-148.
  • [12]
    M. Beuchot, Sor Juana, una filosofía barroca, Universidad Autónoma del Estado de México, Toluca (Mexico), 1999.
  • [13]
    F. X. Clavijero, Historia antigua de México, éd. M. Cuevas, Porrúa, Mexico, 1974 (4e éd.).
  • [14]
    J. J. de Eguiara y Eguren, Bibliotheca Mexicana, éd. E. de la Torre Villar, UNAM, Mexico, 1986.
  • [15]
    E. Valverde Téllez, Bibliografía filosófica mexicana (1913), El Colegio de Michoacán, Zamora (Mexico), 1989.
  • [16]
    S. Ramos, Historia de la filosofía en México (1943), SEP, Mexico, 1993, p.39-121.
  • [17]
    L. Zea, La filosofía en México, Éd. Libro-Mex, Mexico, 1955, t.1.
  • [18]
    O. Robles, Filósofos mexicanos del siglo xvi, Porrúa, Mexico, 1950 ; J. M. Gallegos Rocafull, El pensamiento mexicano en los siglos xvi y xvii, UNAM, Mexico, 1951 ; B. Navarro, Cultura mexicana y moderna en el siglo xviii, UNAM, Mexico, 1963.
  • [19]
    M. Beuchot, Tratado de hermenéutica analógica, UNAM-Ítaca, Mexico, 2005 (3e éd.), p.65 s.