Xilitla : le songe d'un esprit

1Non, Xilitla n’est pas tout près. Xilitla est un village qui semble dormir au milieu de hautes montagnes capricieusement disposées dans une sierra interminable. La couleur de ce lieu est le vert, mais jamais un vert unique, uniforme. C’est un vert aux tons si nombreux qu’il est presque sûr qu’il n’y a pas de noms pour les désigner tous. L’humidité de la région, due à la présence de rivières et de ruisseaux, enveloppe le visiteur d’une vapeur chargée d’odeur de terre prodigue. C’est assurément une partie du paradis, mais nous ignorons pourquoi elle resta en dehors de cette démarcation que les anges établirent lorsqu’ils en expulsèrent Adam et Ève. Xilitla est un village qui ne se caractérise pas seulement par un vert humide. Il possède aussi une très longue histoire. Il arbore un nom indigène qui permet de penser qu’avant que les Espagnols n’arrivent à ces terres, il y avait là une population probablement huastèque. Ces hommes, d’après ce que racontent les vieilles chroniques, étaient enclins aux plaisirs sensuels, voire dépravés, cela peut-être sous l’influence de ce milieu ambiant si lourd d’humeurs et de sensations. D’anciens documents de la Nouvelle Espagne rapportent que l’administration royale s’était déjà établie là autour de 1537 et que vers 1550 les augustins y construisirent un couvent, dont on peut encore visiter les murs. Je me rappelle encore mon voyage à Xilitla. Je pris un bus de seconde classe qui s’arrêtait à tous les villages sur son passage. Je ressens encore l’effet saisissant de ces paysages que la lenteur de mon transport me permit de contempler. Des coteaux très raides, une cascade par-ci par-là, les montagnes qui semblaient déchirer le ciel, et le vert, toujours le vert. On me dit de demander au chauffeur de m’arrêter à un endroit mystérieux appelé « l’Y grec », après Tamazunchale. Lorsqu’on arriva à cet endroit, qui semblait éloigné de tout, le chauffeur de l’autobus par un simple cri de « l’Y grec » m’indiqua que je devais descendre. Dès que je mis pied à terre, je me rendis compte que je n’étais pas le seul à me retrouver là dans l’attente d’un taxi collectif pour Xilitla. D’où étaient sortis tous ces gens ? Je me le demande encore. Notre voiture arriva. Tous ceux qui le purent montèrent dans le taxi, qui entreprit le dernier trajet du voyage à Xilitla. À la nuit tombante, notre destination apparut devant nous. Dans la grisaille, j’aperçus Xilitla sous l’aspect qu’ont bien d’autres villages mexicains : des rues droites, une place, l’église, – en l’occurrence une église du xvie siècle –, un marché et les maisons de diverses époques, comme un véritable échantillonnage d’architecture vernaculaire où les matériaux et les formes s’ordonnent pour doter chaque construction d’un aspect qui ne laisse pas de surprendre, simplement surprendre. Le lendemain, très tôt, je pris le chemin de ce qui était véritablement le but final de mon voyage : « la maison de l’Anglais ». Qui se trouva ne pas être une maison, du moins pas une maison comme tout le monde pourrait l’imaginer. Au milieu de la forêt, entourées d’une mer de verts infinis, se dressent des structures capricieuses, provocantes, oniriques. Cette chose, qu’au village on appelle « maison » se laisse sentir, s’impose dès que le spectateur y pénètre. Les sensations s’accumulent, se combinent, se laissent choir doucement sur vous. Nul ne peut entrer ici en restant étranger à ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il respire, ce qu’il entend… Quelle saveur doit avoir cette terre ? Je regrette maintenant de ne pas l’avoir goûtée. Si j’avais eu son goût dans la bouche, cette maison aurait pénétré en moi à travers tous mes sens. J’essaie de me rappeler l’ordre de ma visite. Je veux faire remonter à ma mémoire ce que j’ai vu d’abord, ce que j’ai vu après, ce que j’ai vu enfin. Impossible… Tout s’accumule en désordre dans ma tête. D’où jaillissent les images surprenantes de ce que j’ai vu là. Curieusement, je n’ai jamais vu un plan de ces constructions. Il doit exister, mais je crois que cela n’intéresse personne. La raison que je devine c’est que l’ordre qui a présidé à l’ensemble de ces bâtiments importe peu. Ce qui importe c’est ce que l’œil observe en eux, ce que notre peau nous transmet, ce que nous entendons, ce que nous respirons… Devant cette mer de sensations l’ordre n’est pas important. J’ai été tenté plusieurs fois de comparer ces structures à la scène d’un théâtre. L’image ne m’a pas semblé correcte parce que ces bâtiments semblaient surgir de la forêt, ils n’étaient pas un ajout, ils n’étaient pas des corps étrangers. Il y avait entre chaque construction et son entourage particulier une surprenante harmonie. Là, par exemple, la forêt avait fait naître d’elle-même un corps bulbeux qui servait d’axe à un escalier qui montait en l’entourant et qui semblait avoir comme seule fonction de monter et d’entourer ce corps qui, haussé, défiait la gravité, ou aussi, plus loin, ce mur de bambous, sveltes, très haut dressés l’un contre l’autre, qui n’avaient d’autre raison d’être que de séparer le lieu où était la forêt du lieu où était la forêt ; ou, plus loin, cet immense jardin auquel on accédait par une porte en fer et qui n’était rien d’autre qu’un jardin dans un jardin. Ce n’était donc pas une mise en scène. C’était un rêve entouré de forêt, né d’elle. Je me rappelle aussi une autre construction qui était seulement le transept d’une église gothique, qui aurait bien pu sortir d’un tableau préraphaélite. L’impact que cette construction provoquait sur moi venait de l’harmonie existant entre cet édifice d’inspiration si lointaine et le décor qui l’entourait. C’était comme si la forêt avait eu le pouvoir insolite de faire pousser là, d’elle-même, ce transept gothique. Tout cela demeurait un rêve entouré de forêt. La maison n’est absolument pas une maison. Elle est bien plus que cela. C’est le songe d’une forêt humide rêvé un jour par un noble anglais. Sir Edward James, dont on dit qu’il était le petit-fils par voie naturelle du Roi Edouard vii d’Angleterre lui-même, arriva dans ce coin écarté de la géographie mexicaine et sut y découvrir, ou peut-être déchiffrer, le paradis. Un essaim de papillons blancs qui entourèrent un de ses amis lui fit voir que Xilitla était un lieu chargé de magie. À cet instant mystérieux, plein de la blancheur de ces insectes qui durent contraster merveilleusement avec les verts de la forêt, naquit un projet unique. Construire une demeure au delà des limites de la réalité. Un tel projet ne se comprend que si nous nous approchons, à peine et fort discrètement, d’Edward James. Mécène de Dali, ami de Picasso, ami et modèle de Magritte – qui le peignit dans un tableau merveilleux où James tourne le dos au spectateur, devant un miroir qui, au lieu de refléter le visage du modèle en découvrant son identité, reproduit à nouveau sa silhouette tournant le dos au spectateur –, James connut très profondément le surréalisme. Mais dire qu’il le connut c’est dire peu de chose ; il le vécut. La preuve irréfutable de cela c’est précisément le coûteux projet de la maison de Xilitla. « La maison de l’Anglais » est le fruit de l’esprit même du surréalisme. Esprit révolutionnaire, cherchant toujours à accéder à une réalité supérieure où le rêve se dresse tout-puissant, et où la pensée est un jeu sublime qui donne des fruits insoupçonnés. Le surréalisme cherchait à rompre les chaînes de la réalité. Cela se matérialisa dans cette maison de Xilitla qui est née de la liberté d’Edward James, engendrée par la forêt verte et humide, riche en sensations, et conçue grâce à un esprit décanté par l’appartenance à un noyau exquis de grands artistes. Assurément, Xilitla est surtout le lieu où, à la portée de tous, est gardé un trésor. Entourée de vert dont les tonalités sont sans nombre et sans nom, mettant à mal la logique la plus élémentaire, continuant à défier le temps, telle est la maison de l’Anglais : le songe de l’esprit de Sir Edward James.

Notes

  • [*]
    Première publication : Xilitla : el sueño de un espíritu, Artes de México, 64, avril 2003, p.56-57.