Éloge de la tradition orale
1Dans le bourg de San Pedro, Jalisco, un vieil homme se rappelle l’époque de Porfirio Díaz, époque maintenant révolue des contremaîtres et des ouvriers agricoles (« Nous étions tous fils de l’hacienda »), et sa voix s’intègre à l’évocation chorale d’autres paysans qui dessinent et effacent aussi la figure de Juan Nepomuceno Pérez Rulfo, don Cheno, père de l’auteur du Llano en flammes et grand-père de Juan Carlos Rulfo, le cinéaste qui, en 1995, enregistre dans son premier moyen-métrage, El abuelo Cheno y otras historias [Grand-père Cheno et autres histoires], quelques témoignages de ceux qui purent le connaître. Comme dans les documentaires réalisés par la suite (Del olvido al no me acuerdo [De l’oubli au je ne me rappelle pas], 1999 ; En el hoyo [Dans le fossé], 2006), le metteur en scène choisit d’unir discrètement sa voix à celles des gens qui peuplent ses récits entrecroisés : il est le conteur sans visage, une voix narrative d’une très grande délicatesse, apparition fugitive qui esquive la caméra en face, présence presque spectrale qui guide les spectateurs vers des territoires de nostalgie paysanne ou les précipite dans la confusion polyphonique d’un prodige de génie urbain. Avec seulement trois films et en un peu plus de dix ans, son point de vue est désormais reconnaissable entre tous dans le cinéma documentaire mexicain. Ses moyens expressifs sont variés et toujours efficaces : un montage remarquable (de son fidèle collaborateur Ramón Cervantes), une photographie très enlevée (Federico Barbabosa), peut-être quelque peu recherchée, mais capable de vigoureux moments de tension lyrique, une oreille capable de capter le parler populaire, ses tournures pittoresques, son expression musicale, ses improvisations ludiques, et finalement la sensibilité picturale qui va de paysages arides et de nuages bigarrés au détail de mains crevassées, de visages sillonnés de rides, et de dos courbés que la caméra enregistre au fur et à mesure qu’ils se perdent à l’horizon lointain et dans le temps. Le cinéma de Juan Carlos Rulfo, celui de ses deux premiers films au moins, est fait de fragments, de séquences décousues qui se présentent au spectateur comme des expériences poétiques, sans arrangement précis, à la façon de révélations oniriques. Une expérience sensorielle enrichie des textes de Rulfo père, avec les souvenirs des écrivains Juan José Arreola ou Manuel Cosío, quelque fragment de Pedro Páramo, ou de Luvina, ou d’un poème de Jaime Sabines (« Quelle habitude si sauvage ! »). Une expérience qui rassemble tout cela, mais aussi les multiples réflexions morales et philosophiques des paysans interviewés qui, paisiblement, dissertent sur la brièveté et la richesse de la vie, comme le monologue de Justo Peralta qui termine Del olvido al no me acuerdo : « Ce monde est si joli parce que, précisément, aucun autre ne lui ressemble. À ce que je crois et pense, car il ne doit pas y en avoir d’autre. On dit que si, mais je ne le crois pas, car qui peut savoir comment c’est possible ? Mais on ne se fatigue pas de vivre, même si l’on est malade, même si l’on est pauvre. […] Moi j’ai été pauvre tout le temps, je n’ai dépensé que des clopinettes, j’ai fait la bringue, j’ai couru les jupons, comme on dit, mais tout finit, l’humour finit, oui, tout finit, mais il n’y a pas d’autre vie qui soit aussi jolie que la première qui est ce monde. »
2Les explorations de Juan Carlos Rulfo dans l’univers de sa propre famille et des êtres qui, des décennies durant, l’ont entouré, ne s’arrêtent pas au recensement nostalgique ni à une languide contemplation des racines ; elles servent, à tout moment, de prétexte afin d’élaborer avec sensibilité et adresse un cadre référentiel bien plus vaste qui va de l’espace privé à la sphère publique, de l’évocation personnelle à la biographie collective. Ce sont des approches d’une communauté rurale, des beautés et des inclémences de sa géographie. Ce sont des récits qui suscitent des anecdotes nouvelles, dotées d’une vitalité plus grande quand les vieux conteurs se montrent malicieux ou vont jusqu’à revivre les chansons de leur jeunesse désormais lointaine, quand ils plaisantent les uns les autres, avec l’esprit de ces vieillards qui voyaient tranquillement s’écouler la vie dans La mujer de Benjamín [La femme de Benjamin], de Carlos Carrera, ou les personnages de cette extraordinaire saga familiale qu’est le documentaire La línea paterna [La ligne paternelle], de José Buil. Il n’y a, dans le cinéma de Juan Carlos Rulfo, rien qui ressemble à du sentimentalisme ou de l’amertume. Tout est éloge de la parole festive transmise d’une génération à une autre, éloge de l’humour comme barricade contre le désespoir. Cette capacité d’intégrer cinématographiquement le discours personnel à la recréation d’atmosphères est ce qui permet de mieux définir une collectivité, en incluant ce que l’écrivain José Joaquín Blanco appelle des « récits avec paysage », et Rulfo retrouve là une vieille tradition du cinéma documentaire et du récit ethnographique. Qu’on songe au diptyque du Français Georges Rouquier, Farrebique (1946) et Biquefarre (1983), excellentes chroniques du monde rural, ou à la remarquable trilogie de l’Iranien Abbas Kiarostami (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue, Au travers des oliviers, entre 1988 et 1994), où l’observation de la vie enfantine et ses rituels quotidiens, et le reflet humoristique face à une catastrophe naturelle, constituent des éléments d’une très grande intensité dramatique. Dans des films tels que El abuelo Cheno y otras historias et Del olvido al no me acuerdo, il y a cette observation sensible, mais aussi la revendication de la tradition orale et du pouvoir revitalisant de la mémoire. « Nous vivons tous de souvenirs », dit un personnage. Et parmi tant de souvenirs, soudain se glisse aussi quelque songe, comme celui de la veuve de Rulfo père, Clara Aparicio, qui imagine en rêve les secondes noces avec son époux disparu. Le conjoint n’a plus ni pieds ni visage, et une voix souffle à doña Clara : « Si ça se trouve celui que tu as épousé n’a jamais existé ».
3Plusieurs années après, en 2006, Juan Carlos Rulfo transporte ses fantasmes, ses voix telluriques, son goût pour les expressions idiomatiques, proverbes, calembours, anecdotes, légendes et pirouettes verbales jusqu’à la Ville de Mexico et le quartier où lui-même vit et où il se construit un second étage aux dimensions colossales. Il devine aussitôt les possibilités visuelles et expressives d’un nouveau documentaire, aussi mystérieux et poétique que les deux précédents, mais ancré cette fois, littéralement plongé, dans le fossé de la réalité urbaine. En el hoyo est bien plus que la chronique au jour le jour d’une construction de route et de la vie laborieuse de ses ouvriers. C’est de nouveau, transféré de la campagne à la ville, un catalogue attachant du génie populaire, du désordre comme autre interprétation de la vie, sinon la définitive, du moins la plus pleine de joie et d’espérance, la réactivation humoristique qui désarticule et renverse les certitudes et la pompe solennelle des politiques et des opportunistes de toute engeance, et aussi l’irruption du fantastique dans les matinées glaciales où le Périphérique devient territoire d’excavations et de jongleries, cimetière d’asphalte virtuel peuplé d’âmes en peine et d’esprits luxurieux. En el hoyo, perfectionnement de l’ouïe rulfienne, est à nouveau une agora de voix populaires, envahie cette fois par le tumulte urbain, dans une fête qui à tant recommencer ne finit jamais.