Écrire au Mexique / Écrire le Mexique
1Toute littérature est une tentative de réconciliation avec la mort. Une manière de lutter contre l’oubli en fixant les chimères d’un auteur, une façon de chercher à ordonner le non-sens et d’entretenir l’illusion de pouvoir retarder la marche du temps. Le chef-d’œuvre de la littérature mexicaine moderne, le Pedro Paramo de Juan Rulfo, porte toutes ces facettes révélatrices de l’acte de création littéraire. Son originalité et une curieuse capacité universelle de résonance en font un récit quasi mythique, un livre autour duquel a gravité une bonne partie de la production littéraire du Mexique. Cette œuvre obsède les écrivains locaux et l’auteur, par son retrait, son absence du débat public, fut paradoxalement un exemple « d’animal littéraire » tout aussi exceptionnel que son œuvre.
2Le Mexique pénètre pour la première fois l’univers occidental par l’écrit. Le mot sur le papier donne forme à cet univers grâce à Bernard Diaz del Castillo, compagnon d’Hernán Cortés qui publia le récit de la conquête dans son livre Historia verdadera de la conquista de la Nueva España. Ainsi le conquérant et le chroniqueur ne font qu’un et l’écriture n’est pas seulement un outil de transmission de récits mais aussi une arme de conquête : les populations indiennes – en particulier les élites – s’occidentalisent grâce à cet apprentissage. Écrire est donc aussi trahir. Les élites occidentales s’organisent avec les « hommes de lettres », tout aussi capables de produire des créations artistiques, des essais de réflexion en tout genre et des textes de loi qui codifient la cité. Écrire, c’est donc jouer avec les rêves et c’est aussi limiter la réalité.
3L’être mexicain est incapable de dire non. C’est du moins l’une des impressions les plus tenaces qui frappe l’observateur étranger. Comme si l’opposition trop radicale à l’état des choses était porteuse d’offense et de manque de respect. Lorsque la parole utilise la fable – par exemple dans le roman – elle ne peut avoir une force négative aussi puissante que cela se sent dans d’autres traditions. Le lecteur sait donc qu’il sentira que le roman mexicain est fait d’histoires sans aspérités trop voyantes, que la poésie procède plus par allusions que par un jeu d’affirmation/négation et que la chronique est un genre profondément mexicain : elle s’accommode du monde puisqu’elle a pour but d’accompagner, de décrire et non de nier. La force d’opposition que porte tout créateur pénètre donc plus subtilement dans le texte. Écrire, au Mexique, c’est apprendre à dissimuler sa révolte.
4Le Mexique couvre un territoire qui est peut-être un morceau d’imaginaire. Cette pensée traverse bien souvent l’esprit du visiteur. Le goût évident de ses habitants pour la fable, le masque ou le secret est fait de cette matière qui fait réagir un écrivain. Le pays invite ainsi l’auteur étranger à se l’approprier ; peu de lieux furent aussi visités et surtout peu de pays servirent tant de matière à des écrivains. Le Mexique sait garder ses secrets pour mieux les laisser à la portée de ceux qui les cherchent vraiment, de la même manière qu’une grande œuvre littéraire sait en même temps se cacher et s’offrir. L’observer, chercher à le comprendre est comparable à la lecture d’un roman sans fin, avec le sentiment permanent qu’une autre vérité est possible et qu’une réalité différente se cache derrière les apparences.