Horizons

1Le passé colonial de la France est un « passé sous silence ». Il réapparaît aujourd’hui, dans le champ politique français, comme un « retour du refoulé », avec toutes les « bévues », « lapsus » et autres « actes manqués » que cela implique. Dans le champ intellectuel, particulièrement en philosophie, le sujet est généralement ignoré. Ce passé est actuellement un objet d’histoire (historiographie) et de mémoire (politique). S’affrontent des « mémoires » concurrentes voire antagonistes sans que, pour autant, la colonie, a fortiori la situation postcoloniale ne soient véritablement interrogées et questionnées, alors même que la traite et l’esclavage, par exemple, sont un phénomène colonial, alors même que la fin des colonies françaises a commencé vraiment avec la « guerre des Algériens » (Lyotard).

2Penser la colonie, penser la postcolonie sont un « ordre du jour ». Ni la colonie, ni la postcolonie ne sont (encore ?) en France des domaines d’études, des espaces de recherche comme c’est désormais le cas dans d’autres pays. De même qu’il y a « l’absent de l’histoire » (Certeau), il y a « l’absent de la philosophie », il y a « l’absent de l’institution » d’enseignement et de recherche. Les Cultural Studies, les Subaltern Studies, les études postcoloniales n’ont pas encore en France de véritable droit de cité. Ces études, principalement anglophones, font peu de cas de ce que l’on nomme ici « frontières disciplinaires ». Elles « empruntent » à l’anthropologie, à la littérature, à la sociologie, à la science politique et, bien entendu, à la philosophie. D’autre part, et tout aussi remarquablement, ces études franchissent aussi les « frontières nationales », et sont, pour une part, le fait d’universitaires et d’intellectuels « expatriés » ou « en exil ». En cela, elles mettent en œuvre un regard éloigné qui manque encore cruellement dans le paysage académique français. Les Subaltern Studies, notamment, sont le fait de chercheurs indiens souvent installés aux États-Unis. Les études postcoloniales sont elles aussi menées par des intellectuels « migrants ». Non que rien n’existe en France, ou que personne n’y travaille. Mais, pour l’instant, les recherches se font à la marge, tout au moins à la périphérie. Il est temps qu’elles puissent constituer l’objet central d’une revue philosophique telle que Rue Descartes.

3Voilà une manière vraiment contemporaine de promouvoir, c’est-à-dire de pratiquer le cosmopolitisme d’une façon neuve, comme l’autre face de la mondialisation. Réunir des penseurs d’horizons géographiques différents autour de sujets communs, sur les plans politique, historique, et, pour finir, théorique est de facto une manière d’interroger les différences de « culture ». C’est contribuer à la circulation des idées et à la confrontation des approches (comme son nom l’indique). C’est ouvrir la philosophie française à des paysages intellectuels et des pays qu’elle méconnaît pour l’instant. C’est lui offrir l’espace d’une dispersion. C’est lui offrir une chance de se dépayser et, par là, de se décoloniser. C’est lui offrir les richesses du Sud (fût-il à l’est ou à l’ouest, voire dans l’extrême nord).

4En effet, la décolonisation ne se réduit pas à l’indépendance politique, c’est-à-dire à la souveraineté. Elle ne se termine pas avec les indépendances, comme le soutiennent nombre d’historiens, mais commence avec elles. Elle peut même se concevoir indépendamment de l’indépendance institutionnelle.

5Changer d’objet, changer de champ, c’est aussi changer de langage. L’enjeu ici est d’inventer, en produisant de nouvelles théories ou de nouvelles théorisations.