Ce que postcolonie veut dire : une pensée de la dissidence
« La tâche qui persiste est d’élaborer une conception et une pratique tout autres que celles qu’inspirait la modernité “classique”. À réajuster ces dernières, même subtilement, à l’état présent des choses, on ne ferait que fabriquer et répandre de la fausse monnaie. Il y a certes de l’intraitable qui s’obstine dans le système présent, mais on ne saurait en localiser et en soutenir les expressions ou les signes dans les mêmes régions de la communauté et avec les mêmes moyens qui étaient celles et ceux d’il y a un demi-siècle. »
1On croit quelquefois que le terme « postcolonie », créé par Achille Mbembe, désigne une permanence du passé, la recherche d’un temps perdu, une douloureuse mémoire, en bref, une espèce d’éternité. En réalité, il s’agit, bien au contraire, de penser le présent, un présent singulier, au présent. Il s’agit de le penser de part et d’autre, puisque la colonie est le lieu d’un grand partage, celui des indigènes et des nationaux, des anciens et des modernes, des hommes de rien et des hommes de bien. Dans le même temps, l’espace colonial inclut à la fois mais différemment le territoire de la métropole et la terre de la colonie. La colonie est, par définition, l’espace d’un brouillage des frontières qui se produit au profit exclusif du colonisateur. Est-ce à dire que les colonisés n’en retirent nul bénéfice ? Si bénéfice il y a, il est aléatoire et ne participe pas à la destination de la colonie. À l’inverse, la colonie est vouée à l’avantage du colonisateur. Ce qui se développe alors ressemble à ce que les philosophes nomment des habitudes, ce que les sociologues nomment des habitus : des manières d’être, de faire et de penser parfaitement incorporées, de part et d’autre, ce qui peut alimenter les stéréotypes.
2La question est donc celle de l’inégalité des parts, du partage inéquitable. Cette question ressemble, en cela, à la question sociale. À ceci près que le partage s’effectue, dans la colonie, sur fond de hiérarchie statutaire, non seulement politiquement et socialement, mais juridiquement. À ceci près que le partage s’effectue, dans la colonie, territorialement, dans la négation et l’affirmation de la spécificité des pays et des paysages (et l’on sait combien ils sont symboliques). La négation : le pays de la colonie n’appartient pas au colonisé. L’affirmation : le paysage de la colonie est abominablement (et minablement) marqué par le colonisé. C’est pourquoi il est sauvage, effrayant [2]. La colonie n’est jamais un pays. Du coup, la postcolonie est une nouvelle figure, originale, du cosmopolitisme et surtout de la déterritorialisation. Sans cela, personne, en France, ne s’interrogerait sur « l’origine » et « l’identité » de tous ceux qui proviennent (et qui viennent) des pays un temps colonisés.
3C’est en 1962 en effet que les Français musulmans désignés comme « rapatriés musulmans » devinrent, à la faveur d’un rapport de la commission de coordination pour la réinstallation des Français d’outre-mer, des « Algériens d’origine musulmane » [3]. Les « Français musulmans d’Algérie », qui, pour les fonctionnaires français, ne renvoyaient d’aucune manière, selon eux, à quelque « signification religieuse » que ce soit, devaient en principe être traités comme les autres Français d’Algérie. Dans les faits, très rapidement, les accords d’Évian ne furent pas respectés par le gouvernement français et les « Français musulmans » qui devaient pouvoir être automatiquement « rapatriés » devinrent des « Algériens d’origine musulmane » qui, selon de Gaulle, ne pouvaient prétendre qu’au statut de « réfugiés » si les autorités françaises y consentaient. L’indépendance de l’Algérie s’accompagna donc, en France, d’un déplacement des anciennes frontières coloniales et d’un nouveau partage consacrant la notion d’« origine ». Le terme « musulman » signifiait donc, dans le vocabulaire de l’État français, « d’origine algérienne ». Autrement dit, le principe républicain d’indistinction des Français selon la race, le sexe, la religion ou l’origine était de nouveau violé de façon durable.
4Présenter les choses ainsi, c’est situer la question sur le double terrain des faits et des représentations, non comme une question de philosophie politique, mais comme une question politiquement philosophique. Il est en effet possible (d’aucuns le souhaitent) de discuter, bibliographiquement, de la question. Il est dès lors nécessaire de convoquer les grands ténors qui, depuis les années soixante, ont analysé, ou théorisé, les phénomènes liés aux indépendances qui marquent la deuxième moitié du xxe siècle et, par là, à la disparition (relative [4]) des colonies sous l’effet du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Il est toujours possible, en d’autres termes, de traiter la question postcoloniale comme une question d’école, en repérant les allégeances, les filiations, les critiques, les débats, ce qui permet de contenir la question dans les limites de l’académie, si ce n’est de l’académisme. Il me semble préférable, pour plusieurs raisons, d’éviter le terrain de la discussion académique. Le risque est d’abord, dans la France d’aujourd’hui, de réduire les enjeux et les problèmes à des jeux de langage fort éloignés de l’expérience historique et des expériences subjectives singulières auxquelles certaines situations économiques, politiques et sociales donnent lieu. Nulle naïveté dans la posture mais un souci de ne pas tourner le dos à l’histoire, et à l’historiographie. Le problème est ensuite que, si ténors il y a, ils n’écrivent pas, pour une bonne majorité d’entre eux, sur ce qui est relatif à l’ancien empire colonial français. Le deuxième risque est donc celui de la confusion des problématiques, comme si toutes les colonies se ressemblaient. Il n’est pas sûr que ce qui est affirmé de l’Inde, et des Indiens, puisse, sans transition, se trouver pertinent à propos des Camerounais, des Vietnamiens ou des Algériens. La difficulté est enfin que se tourner vers les auteurs du monde anglophone peut ne revenir, finalement, qu’à occulter, selon le vieux dicton de la paille et de la poutre, la situation présente dans laquelle se trouvent d’une part ceux qui vivent en France, ancien pays colonisateur, d’autre part ceux qui vivent dans les pays qui, finalement, se sont libérés de la France et ont gagné leur indépendance ; à occulter, pour finir, la présence et le travail d’intellectuels provenant des anciennes colonies françaises.
5Voici un fait qui a valeur de symptôme. Pour positif que soit le travail inédit de traduction entrepris par les éditions Amsterdam, force est d’y constater l’absence, en tant qu’objets, et en tant que sujets, des premiers, mais non des seuls, concernés directement, en France, par la colonie [5]. Lorsque Jérôme Vidal livre une postface à l’entretien récemment publié avec Stuart Hall [6], il ne cite aucun homologue français ou francophone de Stuart Hall : il accomplit ainsi exactement ce qu’il dénonce, le maintien d’un monopole discursif. Il cite Gérard Noiriel ou Luc Boltanski mais ne dit mot d’un Abdelmalek Sayad, ou d’un Mohamed Harbi, fait silence sur Achille Mbembe, concourant ainsi à ensevelir, dans le « bruit de fond » qu’il condamne, le verbe de ceux que la naissance a placés dans l’ailleurs. Est-ce une façon de faire renaître « l’absence d’interlocuteurs valables » qu’on « regrettait » autrefois en Algérie ? De façon analogue, Éric Macé et Éric Maigret disent, dans leur introduction [7], leur étonnement de découvrir, au hasard d’une photographie, que Stuart Hall était noir. « Nous l’imaginions, écrivent-ils, à l’image de son collègue typiquement anglais Richard Hoggart, et non en Jamaïquain, en immigré de l’intérieur. Il faut dire que les premiers textes théoriques de Stuart Hall que nous avions lus, ajoutent-ils, étaient ceux d’un intellectuel néomarxiste universel. » Au détour d’une photographie, le penseur est donc tombé, brutalement, dans le particulier. Comme on le voit, l’universel n’est pas, à l’évidence, universellement partagé. Et tous les textes n’annoncent pas la couleur… Pour finir, nos deux analystes proposent cette critique : « Notre étonnement venait non pas du fait qu’un intellectuel noir devait nécessairement se définir comme Noir, mais du fait qu’un penseur de l’asymétrie des rapports de pouvoir et des rapports de subordination dans la culture, lui-même noir, aurait dû sans doute établir plus directement un lien entre ces trois rapports sociaux – classe, race et genre – devenus depuis canoniques dans la littérature des Cultural Studies. »
6L’intellectuel des confins n’est pas où on attend qu’il soit, il n’est pas ce qu’on attend qu’il soit ; il ne fait pas, pour finir, ce qu’on attend qu’il fasse. « Il aurait dû sans doute »… La plupart du temps, la responsabilité des malentendus, des confusions et des incompréhensions, est imputée à « l’autre », comme si la bienveillance (voire la « militance ») du « lecteur universel » suffisait à lui donner l’ouïe fine et, corrélativement, le sens de l’autocritique. Cette situation est, typiquement, postcoloniale. C’est pourquoi il convient de ne pas confondre postcolonialisme et postcolonie. Le colonialisme était l’idéologie à laquelle le système colonial s’arrimait. Mais sortir du colonialisme n’est pas sortir de toutes les représentations et de tous les impensés de la colonie. L’essentiel du colonialisme, comme le déclarait en son temps Aimé Césaire, l’auteur du fameux Discours [8] est « d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes. » Que l’aventurier, le pirate, l’épicier en grand, l’armateur, le chercheur d’or, le marchand aient perdu d’un coup leur butin, le terrain de leurs appétits et le champ de leurs forces n’en fait pas, pour autant, des agneaux bienveillants. La postcolonie apparaît ainsi, pour une part, c’est-à-dire hic et nunc, comme une politique et une économie de la perte. Elle n’est pas une idéologie mais une situation qui peut aisément se passer de quelque idéologie que ce soit, de quelque discours articulé que ce soit. C’est une situation qui fonctionne, aussi, aux signes et aux images. C’est un état de fait qui fonctionne, comme le dit Albert Memmi [9], aux « faux amis » (l’ex-pirate, l’ex-épicier, l’ex-armateur, etc.).
7Cependant, alors que, généralement, comme le fait Albert Memmi, on considère que la décolonisation est à la charge (et au seul bénéfice) du colonisé, il faut admettre d’une part qu’elle ne doit pas être confondue avec le combat anticolonialiste en vue des indépendances des pays sous domination étrangère ; d’autre part qu’elle concerne tout autant, postérieurement à ces indépendances, les anciens colonisateurs que les anciens colonisés. Le fait de se déprendre, pour un individu, d’attitudes héritées, le fait de rompre, pour un État, avec des pratiques bien ancrées, le fait, enfin, de se libérer de l’aliénation que constitue tout phénomène de domination, quel que soit, en définitive, le côté (bon ou mauvais, avantageux ou désavantageux) duquel on est placé, demande un travail qui ne ressemble en rien à la pseudo « repentance » qui, au mieux, est une indulgence du monde contemporain, comme il ne ressemble en rien à quelque « réparation » que ce soit. La « repentance » [10] et la « réparation » produisent des victimes en lieu et place des acteurs et des témoins. Elles perpétuent l’image d’un « autre » comme corps non parlant, comme corps sans énergie ni vie. La colonie, en effet, crée une situation marquée par l’empire de la négation. L’inégalité remarquable qui s’y établit est en effet niée par le fait même qu’elle soit justifiée et légitimée, d’une manière ou d’une autre, par ceux qui en sont les bénéficiaires. Le malheur de celui qui en subit les effets négatifs, en revanche, est rapporté à son inertie. Loin d’être une réalité, il s’agit d’un regard.
8Dans un autre contexte, Enzo Traverso [11] a repéré la tentation qu’il y a, pour beaucoup et non des moindres, à assimiler d’abord le vaincu à la victime et à réduire, ensuite, la victime anéantie au témoin intégral. Il critique notamment la lecture que Giorgio Agamben fait de Primo Levi. Agamben fait du « musulman », « le détenu d’Auschwitz arrivé au dernier stade d’épuisement physique et d’anéantissement psychologique », l’individu fataliste, réduit au silence et vidé de toute envie de vivre, le « paradigme » des camps nazis. Cette lecture manque, pour Traverso, d’« épaisseur historique » : « Agamben semble oublier que la grande majorité des juifs exterminés dans les camps nazis n’étaient pas des “musulmans” car ils n’ont pas été envoyés à la chambre à gaz lorsqu’ils étaient au bout de leurs forces mais le jour même de leur arrivée au camp. » Il réduit ainsi, selon Traverso, l’histoire à « une construction linguistique dont la mémoire – dissociée du réel – constitue la trame ». Contre ce regard, la mémoire d’Auschwitz a, comme le rappelle Traverso, historiquement construit, pour partie, du côté français, voire européen, le soutien au FLN algérien dans les années cinquante. Cette mémoire a été un levier pour Alain Resnais, qui réalise Nuit et Brouillard en 1955 ainsi que pour Pierre Vidal-Naquet par exemple, dans sa lutte contre la torture. Contre ce regard, la mémoire des camps a alimenté un combat dans lequel il n’y avait pas (encore) de vainqueurs et de vaincus, mais des adversaires et, surtout, des ennemis.
9Du côté qui nous occupe, c’est-à-dire du côté européen, la disparition des colonies est une défaite politique de taille qui met à mal les politiques de « grandeur » jusqu’alors suivies. Tout se passe comme si, finalement, l’État français colonial puisait sa volonté de puissance aux racines de la mélancolie. Tocqueville considérait déjà, à l’époque de l’abolition de l’esclavage d’une part et de la conquête de l’Algérie d’autre part, que la colonisation constituait, en définitive, une restauration de la grandeur de la France, perdue du fait de la Révolution. La perte, en effet, comme Freud a pu le montrer dans la mélancolie, ne désigne pas un objet mais un investissement, comme un déterminisme négatif. La grandeur de la France, comme peut-être toutes les grandeurs, est imaginaire. Tout se passe comme si, également, l’État français postcolonial s’élevait sur un champ de ruines tel qu’il faille réhabiliter d’abord la république (qui ignore les différences et les « communautés »), puis la laïcité (qui réprouve le voile), ensuite l’identité nationale (qui cache la « diversité culturelle ») pour exister pleinement. Il est en effet pour le moins curieux, au regard d’autres données historiques, notamment européennes, que la France se soit dotée en juin 2007 d’un « ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement ». Ce ministère est en effet totalement tourné vers le sud, vers l’irrégularité des présences, vers les troubles identitaires, vers l’inquiétude devant l’avenir. Il aurait pu se nommer ministère de la crainte, de la peur et de l’effroi si n’était la tranquille certitude de son droit et de son destin : un ministère du redressement national.
10Le silence, en effet, est souvent bien sombre, comme l’euphémisme et la manière de ne pas nommer les choses par leur nom. On ne peut oublier, en effet, que l’appellation « événements d’Algérie », comme la dénomination d’« opérations de maintien de l’ordre » ont longtemps caché la réalité d’une guerre, à savoir ses morts. Si la guerre d’Algérie est sans nom, c’est parce qu’elle est sans morts, non seulement du côté algérien, mais aussi du côté français. Il a fallu du temps pour que les combattants français soient considérés, de plein droit, comme des « anciens combattants ». Il a été difficile de considérer qu’il fallait mélanger les « glorieux » et les « honteux », les défenseurs de la « bonne cause » et les soldats du tort et de la torture dans le même « corps » Il a ainsi fallu attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour que l’Assemblée nationale française reconnaisse l’ensemble des faits qui se sont déroulés, en France comme en Algérie, entre 1954 et 1962, comme une guerre. C’est le 5 octobre 1999, en effet, que les députés français ont adopté la proposition de loi reconnaissant, en lieu et place des fameux « événements », « l’état de guerre en Algérie ». La négation de la guerre et de ses morts succède à la négation de l’iniquité radicale des clivages coloniaux et se poursuit dans la négation de la spécificité des partages urbains et des banlieues, pour partie créés, dans les années soixante, par d’anciens administrateurs coloniaux qu’il fallait recycler dans l’hexagone. La négation n’est ni la mémoire, ni l’oubli. Elle est une forme de censure qui relève de la raison d’État et de ses artifices ; elle est corrélativement une forme d’évitement de la responsabilité.
11Les institutions françaises sont marquées, dans leur ensemble, par le contexte, les motifs et les objectifs liés à la guerre d’Algérie. On pourrait y voir un élément simplement conjoncturel. En réalité, il s’agit d’une donnée structurelle. Comme Borgès le notait à propos de Macbeth de Shakespeare, « la tragédie se passe en deux endroits et à deux époques à la fois ». C’est bien pourquoi les parlementaires français, le 23 février 2005, ont adopté une loi précisant, dans l’un de ses articles, le « rôle positif de la colonisation » et enjoignant aux nouveaux « missionnaires » de l’institution de le faire savoir. C’est bien pourquoi, également, les révoltes des banlieues de l’automne 2005 ont été réprimées en recourant aux dispositifs prévus par une loi de 1955 relative à l’« état d’urgence ». C’est bien pourquoi, enfin, et le fait n’a pas suffisamment été relevé, c’est dans le langage colonial de la « parité » que l’égalité politique entre hommes et femmes s’est posée à propos des possibilités réelles d’éligibilité des femmes en France [12]. La « parité », c’est l’affirmation de l’égalité impossible, c’est la négation de l’égalité.
12Il y a donc des fondements non reconnus de l’État et de la société française. On peut suivre, ici, l’hypothèse de Pierre Legendre selon laquelle « la culture perdure en fabriquant de l’insu structural et en inventant des pratiques de refoulement » [13]. On peut la suivre à la condition de préciser que, pour cela, parce qu’il y a de l’insu et du refoulement, la société est toujours dissonante voire contradictoire, parce que fondamentalement ambivalente. N’est-ce pas ce qui, dans les politiques, a été repéré, par les analystes, au titre des « effets pervers » ? Ce diagnostic renvoie au fond au fait qu’il y a deux scènes qui se jouent en même temps, dans le même espace. La scène de l’instituant et celle de l’institué. En ce sens, on peut considérer que réfléchir sur la postcolonie, c’est se tourner vers l’instituant. N’est-ce pas du reste ce que fait Achille Mbembe lorsqu’il montre par exemple (ambivalence) que « l’acte de coloniser fut autant un acte de convivialité qu’un acte de vénalité » [14] ? N’est-ce pas ce qu’il fait lorsqu’il pose la question de savoir, en Afrique, comment on passe de la colonie à “ce qui vient après” et qu’il interroge : « De quelle mort meurt-on “après la colonie” ? » Il se tourne alors du côté de l’instituant, non de l’institué. Qu’en conclut-il ? Se référant à Nietzsche (« Il nous faut d’abord apprendre à jouir en hommes complets »), il s’interroge : « Or, qu’est-ce qu’“apprendre à jouir en hommes complets” sinon une façon de vivre et d’exister dans l’irréel, la contingence, voire l’absurde ? »
13Encore faut-il s’entendre. Affirmer « le but de toute vie est la mort », revient, comme l’a montré Marie-Claude Lambotte [15], qui cite le Freud des « Actuelles sur la guerre et sur la mort » (« Supporter la vie reste bel et bien le premier devoir de tous les vivants. L’illusion perd toute valeur quand elle nous en empêche. »), à définir l’historicité. C’est pourquoi on pourrait donc, aussi bien, poser la question : quelle vie désire-t-on vivre, dans les parties de l’Afrique autrefois françaises en particulier, après la colonie ? À quelle(s) source(s) s’alimentent les énergies, les forces et les esprits ? Après la colonie, certaines fontaines sont taries. Les rapports sont entièrement transformés. Les administrateurs, les habitants étrangers mais ô combien familiers sont partis. Les cases sont vides, elles sont vidées. Elles sont le cadre de diverses accumulations primitives, d’une capitalisation rapide de l’ensemble des biens sociaux (postes, fortune, renommée, etc.). Cependant, dans de nombreux cas, la « transition » s’est effectuée avec d’anciens responsables coloniaux nouvellement affectés aux indépendances. Qu’avaient-ils perdu ? Et que désiraient-ils, eux aussi, désormais ? L’indépendance, qui est une conquête et une victoire, peut être envisagée comme étant également, pour tous, une épreuve, celle de la perte et de la destruction. En effet, qu’une perte ait des effets ne signifie pas que ce qui est perdu soit bon, ou positif.
14Le deuil, comme abandon des représentations liées à un objet perdu (bon ou mauvais), est le premier pas d’une décolonisation possible, qu’il s’agisse des pays anciennement colonisateurs ou des pays anciennement colonisés. La difficulté est, à l’évidence, de taille. Il s’agit bien d’une affaire d’images et d’usages politiques. Ainsi, que faire, après les indépendances, du nationalisme auquel elles se sont abreuvées ? Que faire de l’image d’une unité formelle devant la diversité des cultures, devant la pluralité des langues ? Comment renoncer à ce qui a permis d’avancer et qui, désormais, fait, sur le plan interne, obstacle ? Les questions linguistiques sont des questions politiques. La place et la reconnaissance des langues berbères, en Algérie, principalement le Kabyle, en sont un exemple éloquent. Défaire les anciens rapports et établir de nouveaux liens, non seulement entre les États mais, également, à l’intérieur des sociétés concernées, est un enjeu, et un défi. Il s’agit, pour les pays ayant gagné leur souveraineté politique, de se détourner proprement de ceux qui les avaient occupés, de se reformer et donc de se réformer. Corrélativement, il s’agit, pour l’ancienne puissance coloniale, de rompre avec de funestes traditions [16]. Les indépendances y ont en effet produit non des ouvertures, comme les anticolonialistes l’espéraient, mais des fermetures radicales, et des évictions. Postcolonie ne signifie pas, loin s’en faut, hospitalité.
15Qui se souvient, par exemple, de l’ostracisme qui a, durablement, frappé Gaston Monnerville ? Opposé, en septembre 1962, soit deux mois après l’indépendance de l’Algérie, à l’élection du président de la République au suffrage universel, Gaston Monnerville, alors président du Sénat, n’avait pas craint de dénoncer, dans le projet gaulliste, une « forfaiture ». Premier Noir, premier Guyanais à avoir occupé un rang aussi élevé dans l’État français, Monnerville, qui, parce que Noir, et parce que Guyanais, n’avait aucune chance effective de devenir un jour président de la République, fut immédiatement privé d’antenne (radio et télévisée) pendant la campagne. Il fut ensuite ignoré par Pompidou, et lorsque, en 1968, il prononça son dernier discours en tant que président du Sénat, Jacques Chirac quitta la salle. Michel Debré, quant à lui, expliquait en ces termes son adhésion, en 1962, et non en 1958, à l’élection du président au suffrage universel : « Le suffrage universel ne pouvait pas se concevoir en 1958. Le corps électoral était le corps électoral de l’Union française, avec tous les Africains et les musulmans d’Algérie. » À ses yeux, voilà qui justifiait que l’élection au suffrage universel soit alors impossible. C’est, sans même parler de Jean-Marie Le Pen et de François Mitterrand, le même personnel politique qui gouverna la France jusqu’à une date fort récente. Si le problème est celui de l’absence de « classe politique » à proprement parler dans nombre de pays qui furent des colonies, le problème, pour un pays anciennement colonisateur, est précisément posé par sa « classe politique ».
16On peut estimer que les indépendances ont produit un « mal du pays » généralisé. On désigne habituellement, par cette expression, la nostalgie qu’un exilé, ou un expatrié, un immigré ou un rapatrié éprouve pour son pays d’origine, son « pays natal », un pays qu’il a, d’une manière ou d’une autre, quitté. La nostalgie est l’état qui exprime la difficulté des renoncements, c’est-à-dire, au fond, des passages. Ainsi, « l’immigré » fera construire une maison « au pays », pour ses vieux jours, pour ses enfants, pour le principe ou pour la galerie, y compris s’il sait que cette maison demeurera, par la force des choses, totalement vide, inhabitée peut-être mais certainement pas désinvestie. Il fera construire un lieu qui marque sa place (au sens strict, une « maison témoin »). De retour « au pays », cependant, il sera déçu. Le « retour » est frappé d’extériorité et le sujet ne se sent pas « chez soi ». Le « mal du pays », loin d’être une métaphore littéraire, peut servir, relativement à la postcolonie, de schème. L’indépendance produit en effet un changement de pays à l’intérieur du même pays qui ne peut manquer de produire nombre de dépaysements : le pays natal a, brusquement, changé de physionomie.
17Hegel décrivait, dans la Phénoménologie de l’esprit, l’expérience en ces termes : « Ce pur tâtonnement intérieur sans terme trouvera bien son objet, mais cet objet ne se présentera pas comme un objet conçu et restera ainsi quelque chose d’étranger. Ainsi se présente le mouvement intérieur de la pure âme sentante ; elle se sent bien soi-même, mais se sent douloureusement comme scission, c’est le mouvement d’une nostalgie sans fin, qui a la certitude que son essence est une pure âme sentante de ce genre, une pure pensée qui se pense comme singularité. » Cette expérience de la nostalgie est celle du déchirement, de l’écartement, mais aussi de l’enflure caractéristique de l’absence d’objectivité de l’objet perdu. La postcolonie est le temps de ce déchirement, d’un tâtonnement qui n’est pas une hésitation, d’une souffrance dénuée d’incertitudes.
18En Europe de l’Ouest, l’Irlande est le seul pays à avoir connu une expérience coloniale. Terry Eagleton a par exemple montré, dans ce cas d’espèce, les apories du nationalisme. « Saisir l’avenir par un acte de volonté ou d’imagination » constitue à ses yeux un « mauvais utopisme » qui « risque de nous pousser à désirer ce qui est inutile plutôt que réalisable, et ainsi, comme avec les névrosés, peut nous rendre malades de désirs inassouvissables [17]. » Effectivement, un désir entièrement tourné vers un mauvais objet (le colonisateur) et vers un objet idéal (disons « le beau pays de notre enfance », d’avant la colonisation) peut difficilement se satisfaire dans la réalité. Intégrer la colonisation dans sa propre histoire, sur le double plan politique et intellectuel, est déjà une tâche politique puisque l’histoire propre d’une colonie n’est pas une histoire spécifique et se mélange à l’histoire du colonisateur. Une histoire coloniale nationale est-elle possible ? Rien n’est moins sûr. Là encore, cela ne vaut pas exclusivement dans l’ex-colonie mais vaut également, dans le même temps, pour le pays auparavant colonisateur. Il y a ainsi des représentations pérennes qui excluent bel et bien de l’histoire de France ce qui s’est passé hors de l’hexagone à tel point que l’historiographie coloniale est une spécialité académique dont on ne sait quelquefois si elle s’intéresse au fond à l’histoire des colonisés ou à l’histoire de la colonie, celle du colonisateur dans la colonie. La notion d’« histoire nationale » ne doit-elle pas être abandonnée ?
19Terry Eagleton rapportant la colonie au genre et à la classe, met en garde contre la tentation stérile d’élever à l’universel une particularité donnée. Que signifie en effet « être Irlandais » [18] ? Il voit, dans la difficulté à réconcilier particulier et universel, différence et identité, une spécificité de la « pensée bourgeoise » qui sépare le « monde dégradé de la “société civile” », la sphère des besoins et des désirs dans leur particularité sensible, et « les domaines de l’éthique et de la politique » dans lesquels peuvent se rencontrer des « sujets universels abstraitement devenus égaux ». Ce dualisme est effectivement extrêmement intéressant en ce qu’il sépare typiquement les colonisés des colonisateurs. Les premiers sont relégués à un « monde dégradé », les seconds, seuls, sont censés pouvoir accéder à l’éthique et à la politique. Le rapport à la loi s’en trouve, dans la colonie, et après, durablement affecté puisque la loi, au lieu de constituer l’autonomie du sujet, au lieu, à tout le moins, de structurer le sujet, est, tout au contraire, synonyme d’hétéronomie et de déstructuration du sujet colonisé. Or l’efficacité de la loi tient à son invisibilité. Il suffit qu’elle se voie, et elle est contestée.
20La postcolonie est donc caractérisée par des transmissions plutôt que par des héritages. Elle est caractérisée par des effets plutôt que par des causes. Il serait vain et oiseux de chercher, dans la colonie, une « causalité diabolique ». La recherche de causes explicatives s’accompagne trop souvent d’une mésestimation de la latitude des agents, des potentiels de transformation que recèle toute expérience quelle qu’elle soit (c’est d’ailleurs ce qui, dans l’expérience, est passionnant) ; elle s’accompagne trop souvent du désir métaphysique si bien décrit par Kant, d’un désir d’en finir en trouvant la cause ultime, la cause première des phénomènes, hors de l’expérience. Comme il y a un « roman familial », il y a un « roman colonial » avec ses figures et ses rôles bien identifiés quoique méconnus. Parler de postcolonie, en ce sens, c’est engager des commencements plus que des achèvements, des interprétations plus que des explications ; c’est se dégager des origines et des causes supposées des malheurs du monde postcolonial ; c’est identifier, cependant, des inachèvements (les indépendances impliquent-elles nécessairement la fin des politiques coloniales ? Cette question, du lendemain des indépendances, est peut-être toujours pertinente, mais autrement.). C’est repérer, selon la forte expression de Jean-François Lyotard, de « l’intraitable ».
Post-scriptum – Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire… (Résistance de la littérature)
21« Imagine-le, figure-toi quelqu’un qui cultiverait le français.
22Ce qui s’appelle le français.
23Et que le français cultiverait.
24Et qui, citoyen français de surcroît, serait donc un sujet, comme on dit, de culture française.
25Or un jour ce sujet de culture française viendrait te dire, par exemple, en bon français :
26“Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne.” »
27Lorsque, par cette annonce, Jacques Derrida ouvre Le Monolinguisme de l’autre – ou la prothèse d’origine [19], ne peut-on considérer qu’il fait, ce faisant, de la postcolonie une énigme ?
28« Amour bilingue », selon l’expression d’Abdelkebir Khatibi, le français, langue « nationale » et « coloniale », n’est-il pas devenu une langue postcoloniale ? Et peut-il le devenir ?
29On se souvient du mot de Kateb Yacine, faisant de la langue une question de guerre et de paix. « La langue française, déclara-t-il, reste un butin de guerre ! À quoi bon un butin de guerre, si l’on doit le jeter ou le restituer à son propriétaire dès la fin des hostilités ? » Kateb Yacine fit ainsi du français une langue non pas volée mais dérobée, une lettre en souffrance, un anti-destin. Il défit (et défia) la souveraineté d’une langue : un peuple, un territoire, une langue en faisant d’une langue subie une langue choisie. Nedjma est, en ce sens, une prise. Pour autant, on le sait, cette appropriation linguistique – et culturelle – ne le laissa pas sans culpabilité. Le butin demanda un tribut, le gain produit une dette : un théâtre joué en arabe « dialectal ». Double registre, double enjeu : comment faire de la langue du colonisateur la langue du colonisé ? Comment rendre en langage populaire ce que l’on exprime en langage savant ? Mais aussi, comment passer non de l’oral à l’écrit (c’est un jeu d’enfant), mais de l’écriture à la parole ? Assia Djebar est, de peu, la cadette de l’écrivain. Ils ont sept ans d’écart. Comme celui de Kateb Yacine, le père d’Assia Djebar a une double culture, arabe et musulmane d’une part, française et européenne d’autre part. Tous deux ont été, dans leur jeunesse, des militants. Comme lui, elle a vécu, et vit toujours en exil, loin de son pays natal. Kateb Yacine publie Nedjma en 1956. Assia Djebar publie La Soif en 1957. Contrairement, cependant, à son aîné, Assia Djebar n’a pas renoncé au français. C’est dans cette langue qu’elle a tissé ses histoires, faisant et défaisant les liens, les nœuds, entre les deux rives, entre les langues, entre les sexes. La langue, en outre, est un des personnages principaux de ses textes. Plus exactement, il y a la langue, la voix, l’accent.
30En 2005, Assia Djebar a été élue à l’Académie française. Elle a prononcé son discours de récipiendaire le 22 juin 2006, évitant, selon ses propres termes, de s’endimancher langagièrement en une telle circonstance. Depuis, certains ont demandé à ce qu’Aimé Césaire [20] entre lui aussi au Panthéon français de la défense et de l’illustration de la langue française. À l’évidence, une telle élection a un sens postcolonial. Après avoir été, en effet, la première Algérienne (alors Française musulmane) à être admise dans la prestigieuse École Normale Supérieure du Boulevard Jourdan, dont elle fut exclue, la voici la première à l’Académie. Cette dimension, notre écrivaine ne manqua pas de la souligner, déclarant, à propos de l’histoire européenne récente : « Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci… Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement. » Et elle poursuit : « L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, – comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges – a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui m’étaient chers. » Texte sans contexte n’est que ruine de l’âme…
31C’est pourquoi, quand certains écrivains font du style (Mallarmé) ou du sujet (Brecht) leur affaire, Assia Djebar place la langue au cœur de son écriture littéraire, dans un « triangle irrégulier », pour reprendre ses propres termes, des deux ou trois langues que connaît l’Algérie. Elle a développé cette inscription (ou, plus approximativement, cette contextualisation) dans Le Blanc de l’Algérie. « La littérature algérienne, écrit-elle [21], – et il faut la commencer à partir d’Apulée au iie siècle jusqu’à Kateb Yacine et Mouloud Mammeri, en passant par Augustin, l’émir Abdelkader et Albert Camus – s’est inscrite dans un triangle linguistique. » Sans les nommer, elles sont, dans leur ordre d’apparition en scène : « une langue du roc et du sol, disons de l’origine », « une deuxième langue, celle du dehors prestigieux de l’héritage méditerranéen », « troisième partenaire de ce couple à trois, se présente la plus exposée des langues, la dominante, la publique, la langue du pouvoir ». Ce que masque en effet l’appellation « littérature francophone », ce n’est pas tant la nationalité de l’auteur (car n’est-ce pas secondaire : il y a tant d’Algériens de nationalité française aujourd’hui…), quoiqu’il soit cependant important de distinguer, à l’intérieur de cette catégorie floue, le Mali de l’Algérie, le Sénégal du Congo, le Québec de la Réunion ; ce n’est pas tant la nationalité de l’auteur que la terre de son écriture. C’est exactement ce que fait Assia Djebar lorsqu’elle détermine les contours de la « littérature algérienne », incluant au passage, pour commencer, Apulée, un auteur latin d’hier comme on dit aujourd’hui écrivain francophone. « L’écriture et l’Algérie comme territoires » [22] : le « désert de l’écriture » [23] et le « blanc de l’Algérie » [24]…Certains (trop nombreux ?) prennent mal les choses et confondent deux langages. Ils confondent le français « marginalisé quand il est créatif et critique » et le français « en habits d’apparat colonial ». Ils confondent, tout simplement, l’art et la politique.
32Le français n’est pas véritablement sa langue de parole (quoiqu’elle soit francophone), c’est, selon son expression, sa « langue d’écriture ». Assia Djebar est, du reste, un nom d’auteur [25]. Ce n’est pas, cependant, un pseudonyme. Ce n’est pas un nom d’emprunt. Ce n’est pas un nom francophone. C’est un nom d’écriture. L’important n’est pas qu’elle soit francophone. L’important n’est pas qu’elle soit polyglotte (anglais, français, arabe, berbère). La francophonie est, en effet, une appellation trompeuse. C’est une appellation dont on ne sait si elle renvoie à une voix ou à une écriture. C’est une appellation qui fait une voix d’une écriture. C’est une appellation qui, en matière de littérature, gomme l’écriture elle-même. Je parlerai donc, à propos d’Assia Djebar, de francographie. Le français est, chez elle, une langue textuelle, comme du reste, également, l’arabe est, pour elle, mais différemment, une langue textuelle, la langue coranique d’abord, la langue philosophique ensuite. « À quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? » s’interroge-t-elle ? Sa réponse est double : ijtihad d’abord, c’est-à-dire recherche ; shefa’ ensuite, autrement dit guérison. « Recherche tendue vers soi » d’une part car le français ne saurait être, pour l’écrivaine, masque ou fard. C’est, au contraire, une sorte de « seconde peau ». Guérison aussi car, comme elle l’a elle-même déclaré solennellement, ce 22 juin 2006 : « Mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles ».
33Assia Djebar est une écrivaine de l’inconsolation. Si le français est la langue qui disparaît (La Disparition de la langue française), l’arabe, le berbère un peu moins, est la langue de la disparition (Oran langue morte) : celle des disparus, des morts. « Hélas, écrit l’auteur [26], je ne trouve quasiment rien de mes parents à Oran. Cette ville est opaque, Olivia. Oran m’est devenu mémoire gelée, et langue morte. » Et cette longue lettre adressée à une amie italienne, Olivia, se clôt par ces mots : « Ne plus rien dire : seulement écrire. Écrire Oran en creux dans une langue muette, rendue enfin au silence. Écrire Oran ma langue morte. » Comme le latin et le grec, qu’Assia Djebar a étudiés dans son enfance. Des langues dont toute phonè a disparu. Des langues écrites insonores. Assia Djebar étudie au collège de Blida (1946-1953) en section classique. Elle est la seule musulmane de sa classe. Une vingtaine de Françaises musulmanes sont pensionnaires dans ce collège mais elles sont en section moderne. C’est une dimension qui peut facilement être passée sous silence alors que la littérature ne se découvre pas exclusivement dans des langues qui sont parlées. Il arrive même que la langue écrite soit une autre langue que la langue parlée : c’est la différence entre l’arabe dit littéraire (qu’Assia Djebar aurait souhaité étudier à l’ENS à Paris) et l’arabe dit dialectal, l’algérien en l’occurrence. Parler d’oralité n’est alors qu’une façon de ne pas aborder, dans le fond, les questions de langue et d’écriture.
34Pourquoi Assia Djebar écrit-elle en français (et non pas le français…) ? « Le Maghreb a refusé l’écriture. Les femmes n’écrivent pas. Écrire, c’est s’exposer [27]. » Son écriture, en effet, n’est pas une écriture féminine (on ne dirait pas une écriture masculine) mais une écriture de femme, une écriture du côté des femmes, aux côtés des femmes. Lorsqu’elle publie Oran, langue morte [28] elle déclare : « J’ai le désir d’ensoleiller cette langue de l’ombre qu’est l’arabe des femmes. » C’est en français que cet ensoleillement eut lieu. Ce n’est, peut-être, qu’en français qu’il put avoir lieu. C’est en français que l’écriture peut, chez elle, avoir lieu mais aussi tenir lieu. Lorsque Assia Djebar dit que la langue française est sa maison, elle signifie que c’est un lieu d’être, c’est le lieu de l’écriture, c’est là que l’écriture a lieu. L’un des livres qui le dit sans doute de la façon la plus manifeste, la plus explicite, c’est La Disparition de la langue française. Berkane rentre au pays et disparaît. Son français avec. La première partie s’intitule « Le retour » [29]. Le chapitre sur la Casbah (d’Alger !) exprime on ne peut mieux cette situation faite au français : des mots qui tiennent lieu de lieux. C’est, pour le ould el houma, l’enfant du quartier, « le jour du véritable retour », lorsqu’il « retrouve le quartier d’enfance ». Djazirat el Bahdja, Alger la belle, la glorieuse. Noms français d’hier (rue du Chat, de l’Aigle), noms qui viennent, au narrateur, en arabe. Le retour au pays natal est le retour de revenants (en arabe) : rue du Palmier, rue des Tanneurs. « Je me vois prendre, tel est le récit de Berkane, l’étroite rue du Nil (qu’en arabe on appelait zenkette el Meztoul, la rue du Drogué) : c’est en effet la plus étroite rue de la Casbah, elle n’a qu’un mètre à peine de largeur et cela sur au moins cent mètres [30]. » « Les lieux perdus, écrit Assia Djebar [31], s’effaçaient pour laisser les mots… »
35Le français devient, dans le texte, arabophone. Le français lui-même devient, dans l’écriture, une langue étrangère. On y entend des sonorités, dans les voix, d’Afrique du Nord. On y entend les accents d’Algérie. On y entend aussi les paroles algériennes. Assia Djebar est, dans le français comme à l’Académie, à la fois au-dehors et au-dedans. Au-dehors… L’écriture française d’Assia Djebar, dans ses textes francophones ou, comme je préfère le dire, sa francographie, est une écriture du deuil (parfois de la nostalgie, voire de la mélancolie). C’est une écriture de l’exil. Toutes les écritures le sont, mais elles le sont différemment. Écrire, c’est toujours se couper des siens. Ce l’est encore davantage lorsque l’écrivain abandonne – du moins pour partir – sa langue maternelle, ou sa langue première, dans l’écriture. Écrire en français est, comme Kateb Yacine a pu le dire, une « seconde rupture du lien ombilical ». Les mots de l’enfance deviennent, proprement, langue étrangère. S’ils sont les mots de la mémoire, ils sont aussi, indissociablement, ceux de l’oubli. « Texte francophone » et « écrit français ». Cette distinction n’est pas seulement fondée sur « l’origine » de l’auteur. La littérature dite francophone ne fait pas d’une autre langue, la langue première, une écriture française. Le texte n’est pas une traduction de l’enfance. Le texte, en effet, comme l’inconscient, est lui-même l’Autre langue, l’autre langue propre à son auteur. Ce n’est pas un hasard et ce n’est pas par hasard qu’Assia Djebar met en question, dans son enseignement, texte « francophone » et écrit « français » à partir des deux genres (masculin/féminin) et de trois variables : l’appartenance (quel espace, quelle terre), les parents (leur mémoire, leur histoire, leur autorité) et surtout la langue : « langue importée, masquant les autres, ou au contraire dialoguant avec elles, se nourrissant même de leur oralité ». Son objectif : mieux préciser les caractéristiques de la « littérature francophone d’Algérie ». Le français est une langue d’hospitalité (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit hospitalière). Écrire (en français), c’est, pour un écrivain postcolonial (ce l’est aussi, différemment, pour un philosophe) décoloniser la langue (française), c’est lui faire porter la charge d’une mémoire, d’une souffrance, d’une réalité que la colonie (la postcolonie aussi, parfois) ignore (souvent sans le savoir).
36Un mot, pour finir, sur la francophonie, sur « la langue des morts », Mahfoud Boucebci, M’hamed Boukhobza, Abdelkader Alloula, assassinés tous trois en 1993. Lorsque Assia Djebar rédige leur tombeau, c’est sur leur langue parlée qu’elle écrit. « Mes amis me parlaient en langue française, auparavant ; chacun des trois, en effet, s’entretenaient avec moi en langue étrangère : par pudeur, ou par austérité [32]. » Elle précise qu’elle répondait en français, « faute de mieux, par neutralité ». Et elle rappelle immédiatement la difficulté que produit l’arabe parlé, ou les parlers algériens. Quand elle a, se souvient-elle, commencé une phrase dans « son dialecte citadin », elle se rendit immédiatement compte que son ami Kader la trouva « précieuse », « peut-être même surannée, cela, à cause de la douceur des dentales dans l’accent des femmes de chez moi ». Du coup, elle revint « vite à l’impersonnalité du français ». « Conversant en arabe ensemble, nous devenions, par excès, moi une bourgeoise des temps anciens, et lui, un villageois rude et fruste !… » Comment ne pas voir combien l’arabe est (aussi) la langue des inégalités sociales en Algérie ? Comment ne pas comprendre pourquoi le français peut représenter une autre langue, celle de l’égalité, non pas avec les Français, mais entre soi : non seulement entre une bourgeoise citadine, une beldia, et un paysan urbanisé, un bedoui ; mais aussi, comment l’oublier, entre une femme algérienne et un algérien mâle ?… « Être à la fois au-dehors, et au-dedans »…
Notes
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[1]
Jean-François Lyotard, La Guerre des Algériens, Écrits 1956-1963, Galilée, Paris, 1989.
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[2]
Une carte de la région d’Alger datant de 1845 mentionne ainsi les « broussailles épaisses » qui rendent les habitants du pays d’autant plus dangereux qu’ils sont invisibles.
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[3]
Voir l’article de Tom Shepard « Une République française “postcoloniale”. La fin de la guerre d’Algérie et la place des enfants des colonies dans la Ve République » in Contretemps n°16, avril 2006, « Poscolonialisme et immigration » p.45-53.
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[4]
Pensons à la situation très particulière des trois DOM (départements français d’Outre-mer) que sont la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane. C’est en devenant départements, en 1946, qu’elles sont sorties du statut de colonies françaises.
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[5]
Une exception remarquable : le livre de Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d’exception, Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Éditions Amsterdam, Paris, 2005.
-
[6]
Mark Alizart, Stuart Hall, Éric Macé, Éric Maigret, Stuart Hall, Éditions Amsterdam, collection « Méthéoriques », Paris, 2007. Postface de Jérôme Vidal, p.121-142.
-
[7]
Op. cit., p.13-43. La posture est significative du rapport intellectuel que les auteurs entretiennent avec les minorités postcoloniales dans leur ensemble, sans s’interroger eux-mêmes sur le fait qu’ils soient hommes (?) et blancs (?).
-
[8]
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, (1955), Présence Africaine, Paris, 2004, p.9.
-
[9]
Albert Memmi, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Gallimard, collection Folio Actuel, Paris, 2004, p.11. Le livre s’ouvre sur cette confidence : « Rarement j’ai eu si peu envie d’écrire un livre ; à cause du sentiment pénible que mon propos risquait d’être inaudible ou perverti ; d’ajouter peut-être aux difficultés de gens encore fragiles et qu’il faut continuer à défendre. Mais j’ai pensé tout compte fait qu’il était urgent que les ex-colonisés entendent une autre voix que celle de leurs faux-amis. »
-
[10]
En Martinique par exemple, la « réparation » renvoie d’abord à la reconnaissance officielle de la traite et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité, ensuite à la restitution du foncier détenu par la « caste béké ». Voir Bruno Ollivier, « Figures de l’identité dans l’espace public martiniquais » in Hermès n°32-33, 2002.
-
[11]
Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi – Histoire, mémoire, politique, La Fabrique éditions, Paris, 2005.
-
[12]
Voir mon article « Le deuxième sexe en politique », paru dans la revue La Mazarine en décembre 1998.
-
[13]
Pierre Legendre, De la Société comme Texte, Linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, Paris, 2001. Un exemple : « chabin », mot employé pour désigner des métis très clairs de peau, vient d’un nom de mouton. Quant à « câpre », il provient également d’un nom d’animal : la chèvre.
-
[14]
Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique occidentale, Karthala, Paris, 2000.
-
[15]
Marie-Claude Lambotte, La Mélancolie, Études cliniques, Economica/Anthropos, Paris, 2007.
-
[16]
L’invention récente des « minorités visibles » en est un exemple.
-
[17]
Terry Eagleton, « Nationalisme : ironie et engagement » in T. Eagleton, F. Jameson, E. Said Nationalisme, colonialisme et littérature, Presses Universitaires de Lille, collection « études irlandaises », 1994.
-
[18]
Voir Dany Joseph Ducosson, « Un nationalisme de parade en Guadeloupe » in Esprit n°332, février 2007 : « Ici, on n’a jamais autant entendu parler de Guadeloupe, des Guadeloupéens, du “pays Guadeloupe”. Le créole est à la radio, à la télé et même un peu à l’école. Le gwoka (musique traditionnelle composée de rythmes joués avec des tambours (ka) fabriqués à l’aide de tonneaux en bois – renfermant, au temps de l’esclavage comme par la suite, de la viande salée – et recouverts d’une peau de cabri…) se déploie en toutes circonstances, un léwôz (terme désignant à la fois un des rythmes de base du gwoka et la soirée de fête au cours de laquelle cette musique est jouée…) clôt la plupart des manifestations et rencontres, les affiches publicitaires y vont toutes de leur référence à gwada (expression créée par les jeunes pour définir ce qui est authentiquement guadeloupéen). Et pourtant, en décembre 2003, quand la question d’une évolution institutionnelle de la Guadeloupe a été posée par référendum, les Guadeloupéens ont, dans leur grande majorité, répondu : non. »
-
[19]
Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Galilée, Paris, 1996.
-
[20]
Assia Djebar fait explicitement référence au Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire.
-
[21]
Assia Djebar, Le Blanc de l’Algérie, Le Livre de Poche, Paris, 1995, p.243. Ce livre est un véritable livre des haltes, par référence au Kitab el-Mawaqef d’Abdelkader el-Djazaïri.
-
[22]
Op. cit., p.244.
-
[23]
« Le désert de l’écriture, écrit l’auteur, “ce qui, du blanc indéfini qui entame, reconstitue la marge” disait le poète André du Bouchet, en 1986, dans la maison même de Hölderlin, à Tübingen. »
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[24]
Le Blanc de l’Algérie : « Évoquerai-je, écrit-elle p.235, comme dans la langue espagnole – la plus proche, après tout, pour nous, parmi nos métissages européens – elle qui parle de “donner dans le blanc”, c’est-à-dire de tirer dans la cible, évoquerai-je pareillement le blanc pour moi ? La plus riche des couleurs qui trompe le moins possible, c’est bien cette flaque ronde de la langue en moi, en nous – langue de l’Autre, devenue pour certains tunique, voile ou armure, mais elle est pour les plus rares, quasiment leur peau ! » Une peau qui limite le dehors et le dedans, une peau qui protège des blessures du dehors et des expansions du dedans. « Je ne peux pour ma part, écrit-elle aussi p.241, exprimer mon malaise d’écrivain et d’Algérienne que par référence à cette couleur, ou plutôt à cette non-couleur. “Le blanc sur notre âme, agit comme le silence absolu” disait Kandinski. »
-
[25]
Assia Djebar est née en juin 1936, à Cherchell, Fatma Zohra Imalhayène. Elle passe son enfance à Mouzaïa, ville où son père est instituteur.
-
[26]
Oran, langue morte, Actes Sud, collection Babel, Arles, 1997, p.33.
-
[27]
Entretien avec Catherine Bédarida « L’Académie française ouvre ses portes à Assia Djebar » in Le Monde, 18 juin 2005.
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[28]
En exergue, une citation d’Hélène Cixous : « J’ai appris à lire, à écrire, à hurler, à vomir en Algérie. » citation extraite de La Jeune née, avec Catherine Clément, Christian Bourgois, 1975.
-
[29]
Automne 1991, avec, en exergue, « En terre obscure repose l’étranger », Georg Trackl.
-
[30]
Assia Djebar, La Disparition de la langue française, Le Livre de Poche, Paris, 2006, p.73.
-
[31]
Op. cit., p.54.
-
[32]
Le Blanc de l’Algérie, op. cit., p.15.