La nouveauté de la vie
1Quelle est au juste la philosophie de la vie de Deleuze ? La plupart des débats récents autour de Deleuze font de la question de la vie la question centrale de sa pensée. Qu’il s’agisse de célébrer son « vitalisme » optimiste – et de l’« appliquer » joyeusement à toutes sortes de domaines et de problèmes – ou qu’il s’agisse au contraire de dénoncer la naïveté dangereuse de se fier à quelque chose comme « la vie », en particulier quand il s’agit d’éthique et de politique, tout le monde semble convaincu qu’il y a chez Deleuze une philosophie de la vie. Mais est-ce vraiment le cas ? Y a-t-il quelque chose dans la pensée de Deleuze qu’on pourrait appeler une philosophie de la vie ? Qu’est-ce que Deleuze affirme, ou croit, à propos de la vie exactement ?
2Voilà les questions que j’aimerais poser pour essayer d’analyser de près le rôle que la notion de vie joue dans l’œuvre de Deleuze, en laissant de côté, pour le moment du moins, débats et controverses souvent stériles. Puisque ce rôle est loin d’être clair, il me semble important d’essayer de comprendre la fonction que la notion de vie joue dans la configuration conceptuelle complexe que Deleuze a mise en place, surtout si l’on veut engager une discussion sur les enjeux éthiques, philosophiques et politiques de son œuvre.
3Soulignons tout d’abord que Deleuze n’a jamais développé une métaphysique ou une ontologie de la vie, comme Nietzsche ou Bergson l’ont fait, pour ne citer parmi les penseurs de la vie que ceux qui l’ont profondément influencé. Pour Deleuze, l’empirisme transcendantal, l’immanence ou l’univocité de l’être, jouent le rôle de catégories critiques ou ontologiques ; pas la « vie ».
4Deleuze n’a pas non plus entamé une réflexion sur l’histoire ou l’épistémologie des sciences de la vie, sur la rationalité propre aux sciences du vivant ou la singularité de leur place dans le champ de la connaissance, à la manière de Canguilhem, par exemple. Ses références à Darwin ou à Weismann ne sont ni plus nombreuses ni plus significatives que celles qu’il consacre à un mathématicien comme Riemann. Et en ce qui concerne le topos du développement biologique de l’œuf – qu’on trouve de Différence et répétition jusqu’à Mille plateaux –, il faut remarquer qu’il doit au moins autant au Diderot du Rêve de d’Alembert qu’à l’histoire récente de l’embryologie [1].
5Enfin, il faut souligner, n’en déplaise à certains, qu’il n’y a pas de politique de la vie chez Deleuze. Contrairement à Foucault, Deleuze n’analyse pas les formes modernes ou contemporaines de pouvoir qui prennent la vie comme objet. La catégorie de « biopouvoir » n’appartient ni à son vocabulaire conceptuel ni à ses analyses politiques (pas même, et c’est très significatif, aux moments de la plus grande proximité avec Foucault [2]). Encore moins essaye-t-il de faire de la « vie » un objet de luttes politiques, comme certains le font aujourd’hui sous le titre, à mon avis bien ambigu, de « biopolitique ».
6Pourtant, en un sens, la notion de vie est en effet très importante, voire décisive pour Deleuze. J’aimerais expliquer ici selon quel sens la « vie » joue un rôle essentiel dans la philosophie de Deleuze, sous quel aspect elle en fait partie nécessairement et lui donne son accent émotif le plus singulier, ce que William James aurait appelé son « tempérament », dans les belles pages d’Un univers pluraliste où il nous demande de reconnaître que les émotions et les tempéraments sont aussi décisifs pour une philosophie que ses concepts [3]. Pour ce faire, il me faudra d’abord montrer que la nécessité de la vie, quelle qu’elle soit pour Deleuze, ne peut être exprimée dans une philosophie de la vie en aucun des sens mentionnés précédemment.
7Je commencerai par deux points de l’interprétation deleuzienne de Bergson qui ont la plus grande importance pour sa propre pensée. Le premier concerne le statut du problème. Deleuze insiste à juste titre sur l’importance que Bergson accorde à la catégorie de problème dans l’évolution biologique : c’est en fonction des problèmes, plutôt que des besoins, comme on le croit d’habitude, que les vivants évoluent. Dans L’Évolution créatrice, Bergson décrit en effet les vivants – humains et non-humains – comme des exemples de solutions actives et créatrices à des problèmes. Le problème de soutenir la vie – la nutrition par exemple, ou la respiration, la synthétisation de la lumière etc. – reçoit des solutions différentes selon les différentes lignées de l’évolution. Les vies végétale et animale sont ainsi deux solutions divergentes, mais également élégantes, d’un même problème [4]. Et il en va de même, selon Bergson, pour les formes de vie les plus complexes, jusqu’aux formes de vie humaines où le biologique et le social ne se laissent plus séparer.
8Cela ne revient pas à dire que les vivants sont des réponses ajustées, pragmatiques – ou automatiques – aux défis de l’environnement : selon Bergson, c’est la notion de besoin et non celle de problème qui implique une telle idée. Cela veut dire en revanche que l’ancienne opposition entre raison et connaissance d’une part, et les forces obscures et irrationnelles de la vie d’autre part, est totalement déplacée. La vie, quelle qu’elle soit, ouvre le champ illimité des problèmes et des solutions auquel la rationalité humaine elle-même appartient. Il n’y a aucun abîme à combler entre la vie et la connaissance : elles s’appartiennent l’une l’autre, et créer des concepts, poser des problèmes, trouver des exemples de solutions sont des formes de vie que nous autres humains pratiquons peut-être plus que d’autres vivants, mais qui ne nous exilent pas dans un domaine extérieur à celui de « la vie » [5].
9De cette conception bergsonienne, Deleuze garde l’idée de la priorité des problèmes par rapport aux solutions, l’idée de l’insistance des problèmes qui s’incarnent (c’est son terme), sans s’y épuiser, dans des cas de solutions toujours nouvelles [6]. Dans Différence et répétition, Deleuze plaide pour une nouvelle conception de ce que signifie penser et pour une nouvelle pédagogie, une nouvelle Bildung, individuelle et collective, qui fasse de la position des problèmes la tâche véritable de la pensée, tâche qu’il oppose à une image de la culture appauvrie et conservatrice qui conçoit la pensée et l’éducation comme l’apprentissage « des bonnes réponses » à des questions déjà déterminées. Il affirme que la liberté que nous avons, en tant qu’êtres éthiques et politiques, dépend de notre capacité de poser des problèmes :
10« On nous fait croire à la fois que les problèmes sont donnés tout faits, et qu’ils disparaissent dans les réponses ou la solution […]. On nous fait croire que l’activité de penser, et aussi le vrai et le faux par rapport à cette activité, ne commencent qu’avec la recherche des solutions, ne concernent que les solutions. […] C’est un préjugé infantile, d’après lequel le maître donne un problème, notre tâche étant de le résoudre, et le résultat de la tâche étant qualifié de vrai ou de faux par une autorité puissante. Et c’est un préjugé social, dans l’intérêt visible de nous maintenir enfants, qui nous convie toujours à résoudre des problèmes venus d’ailleurs […]. Telle est l’origine d’une grotesque image de la culture, qu’on retrouve aussi bien dans les tests, dans les consignes du gouvernement, dans les concours de journaux (où l’on convie chacun à choisir selon son goût, à condition que ce goût coïncide avec celui de tous.) […] Comme si nous ne restions pas esclaves tant que nous ne disposons pas des problèmes eux-mêmes, d’une participation aux problèmes, d’un droit aux problèmes, d’une gestion des problèmes [7]. »
11Et il va encore plus loin, en accordant aux problèmes un statut proprement ontologique, dans sa reformulation de la conception platonicienne et kantienne de l’idée qui, dans la logique de Différence et répétition, doit rendre compte de l’impossibilité de réduire l’expérience au domaine du simple constitué sans pour autant faire appel à une notion dialectique du pouvoir du négatif [8]. Ce qui est en jeu pour Deleuze dans une telle quasi-ontologie du problème n’est plus une conception de la biologie ou de l’évolution ni une ontologie de la Vie : l’être est l’être des Problèmes-Idées, non pas une quelconque notion réifiée de Vie. Pourtant, le sens que la vie, quelle qu’elle soit, ait précisément un tel pouvoir de créer des problèmes-solutions ne disparaît pas de son œuvre ; au contraire, il est d’autant plus insistant qu’il reste implicite.
12La deuxième intuition bergsonienne à laquelle Deleuze reste fidèle concerne le statut même de la différence. La différence ne doit pas être comprise comme une détermination empirique qui séparerait les uns des autres les êtres et les choses tels qu’ils apparaissent dans l’expérience constituée ; la différence doit être comprise plutôt comme le processus constitutif qui distingue chaque chose en elle-même, qui fait de quelque chose ce qu’elle est, qui détermine son être singulier. La différence, de ce point de vue, est toujours interne, processus de production et de différenciation, de création du nouveau. Deleuze interprète de cette manière le concept bergsonien d’élan vital : l’essence de l’élan, l’essence de la vie si l’on veut, n’est rien d’autre qu’une tendance – c’est-à-dire un mouvement et non pas un ensemble des caractères donnés – et notamment une tendance au changement et à la transformation. Étrange essence, définie par rien de substantiel ou de fixe, mais seulement par une pulsion ou une passion pour le changement, par un désir bizarre de poser des problèmes et une insatisfaction permanente par rapport à toute solution donnée. Défini de cette manière, le concept d’élan vital, la vitalité de la « vie », n’est pas en contradiction avec la notion de différence interne, mais au contraire l’implique, tout comme il implique une conception du temps comme durée. La tendance au changement assume la forme des processus de différenciation qui créent des formes de vie nouvelles et imprévisibles. La différence vitale est créatrice, elle produit du nouveau, et donne ainsi un contenu à l’affirmation célèbre et énigmatique de Bergson selon laquelle le « temps est invention du nouveau ou n’est rien du tout » [9].
13À moins que ce ne soit le contraire et que ce soit la réalité du temps, la réalité du virtuel si l’on préfère un vocabulaire strictement deleuzien, qui donne son contenu indéfinissable à la « vie », en faisant coïncider le « vital » avec la puissance du temps qui est puissance du nouveau, et en vidant ainsi la vie de tout contenu spécifiquement biologique. En ce qui concerne Bergson, la question est très difficile : la nature du rapport entre l’élan vital et la durée est complexe et il n’est pas facile d’établir s’ils coïncident ou s’ils se croisent seulement. Mais Deleuze va sans doute dans cette deuxième direction, celle où c’est la réalité virtuelle du temps, sa puissance de différence, qui « détermine » la « vie ».
14Je m’explique. Tout comme Deleuze extrait la catégorie du problème de son contexte biologique pour lui donner un statut presque ontologique, de même il essaie de dé-biologiser le concept d’élan vital. Dans son essai séminal « La conception de la différence chez Bergson », publié d’abord en 1956 et maintenant accessible dans L’Île déserte et autres textes, il rassemble la configuration des concepts que je viens de résumer brièvement de la manière suivante :
15« Quand la virtualité se réalise, c’est-à-dire se différencie, c’est par la vie et c’est sous une forme vitale ; en ce sens il est vrai que la différence est vitale [10]. »
16Mais c’est pour écrire à la fin du même texte : « Le bergsonisme est une philosophie de la différence, et de réalisation de la différence : il y a la différence en personne, et celle-ci se réalise comme nouveauté [11]. »
17Bien entendu, Deleuze n’efface pas la vie dans son interprétation de Bergson, pas plus que dans sa propre pensée. Mais la « vie » est constamment et systématiquement vidée de tout contenu empirique ou biologique. La « vie » vient à coïncider avec la réalité virtuelle du temps, avec son pouvoir illimité de différenciation, c’est-à-dire de création du nouveau. Quand, plus tard dans sa carrière, Deleuze évoquera « la puissance de la vie inorganique », comme il le fait par exemple dans Cinéma 2, il reformule la même idée dans un vocabulaire légèrement différent, celui de la différence. Mais alors que le temps et la différence sont pour Deleuze des objets philosophiques qu’il essaie toujours à nouveau de conceptualiser, la vie, comme concept, lui échappe. La vie n’est pas, pour Deleuze, un concept. Ce qui n’implique pas, bien entendu, qu’elle ne puisse pas l’être : Deleuze n’aurait jamais, explicitement ou implicitement, légiféré sur ce qui est ou ce qui n’est pas un objet proprement philosophique. Ce que je veux dire est que la vie n’est pas et ne peut pas être un concept dans la philosophie de Deleuze.
18Il y a plusieurs raisons à cela. Certaines sont « négatives », des raisons de prudence et de sagesse philosophique : Deleuze est trop au courant de l’histoire et de la science pour s’engager dans l’entreprise risquée de donner une définition de la « vie », de lui donner un contenu ontologique bien défini. Pour ne rien dire du fait que si j’ai jusqu’à maintenant parlé sans précaution « d’ontologie », ce n’est que par commodité : à mon sens il n’est pas sûr qu’on puisse décrire le projet philosophique de Deleuze comme une ontologie. Son rapport à la tradition kantienne d’une philosophie critique, et sa méfiance par rapport à la phénoménologie, sont trop forts pour qu’on puisse l’enrôler sans scrupule dans le renouvellement contemporain de l’ontologie [12]. Mais il y a d’autres raisons qui font que la vie n’est pas un concept pour Deleuze, et des raisons plus importantes encore.
19La puissance du temps comme création du nouveau n’implique nullement pour Bergson ou pour Deleuze une attitude optimiste par rapport à la vie telle qu’elle est, à la vie comme nous la connaissons dans sa configuration présente – et passée – de pouvoir et d’oppression. Elle n’implique pas non plus l’espoir en un futur meilleur. Au contraire, l’idée du temps comme invention du nouveau ouvre toute une série de disjonctions. Tout d’abord, celle entre le nouveau et l’avenir : le nouveau ne coïncide plus avec un futur proche ou lointain. Ce qui viendra demain ou après-demain peut très bien n’être qu’une version légèrement différente de l’ancien. C’est bien pour cette raison que le nouveau devient un problème philosophique (et politique). Plus précisément : le nouveau devient le problème qui définit la modernité, telle que Deleuze la conçoit. S’il est correct de penser la modernité comme habitée par la recherche du nouveau, il est en revanche fourvoyant d’identifier le nouveau avec la notion de progrès qui, dans la version des Lumières ou dans une version hégélienne de la téléologie de l’histoire, porte toujours en soi l’espoir dans le futur comme ce qui coïncide nécessairement avec le nouveau [13].
20Deuxièmement, le nouveau produit une disjonction dans le présent lui-même. La tâche critique de la philosophie, rappelons-le, n’est pas pour Deleuze une tâche purement académique, celle de repenser les critères et limites du savoir, mais aussi, et inséparablement, une tâche éthique et politique, voire thérapeutique. La croyance dans la puissance du temps comme production du nouveau ne demande aucune soumission au présent, à ses valeurs établies ou à ses normes reconnues, mais est au contraire un appel à résister. Et il faut remarquer que la résistance, selon Deleuze, est dirigée tout autant contre la violence et l’injustice du monde que contre les pouvoirs de la bêtise et de la méchanceté qui nous menacent de l’intérieur de la pensée. D’où l’importance pour la philosophie d’être à la fois critique et clinique ou, pour utiliser un vocabulaire différent, l’importance de garder à l’esprit le fait que la critique sociale ne doit pas être divorcée de l’exigence du perfectionnisme moral [14].
21Mais qu’est-ce qui vient soutenir toutes ces disjonctions quand on refuse, comme le fait Deleuze, toute forme de transcendance ? Chez Deleuze, il n’y a aucun messianisme (avec ou sans messie), aucun horizon utopique, aucune croyance dans le progrès ou dans des lois de l’histoire – dans sa forme hégélienne ou heideggérienne, peu importe, de ce point de vue. Il n’y a même pas la consolation que pourrait apporter la connaissance – présumée – d’une quelconque essence de la Métaphysique, ou de l’Occident, qui déplierait sa logique de manière nécessaire, pour le meilleur ou pour le pire. Autrement dit : il n’y a aucune assurance dans une posture prophétique du philosophe. La philosophie de l’immanence, telle que je la comprends, – si je la comprends, ce qui reste pour moi une question ouverte –, implique que le monde est devenu un. Et c’est une idée qui peut nous faire perdre la raison. Les disjonctions du temps, dans le temps, ne peuvent pas, ne peuvent plus être adoucies ou rédimées par aucun redoublement du monde.
22Je veux clarifier ce dernier point en introduisant un philosophe qui est rarement lu à côté de Deleuze : Stanley Cavell. Dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable, Cavell s’interroge, comme il le fait dans de nombreux autres textes, sur le sens philosophique de l’Amérique et se demande, dans une interprétation de l’essai d’Emerson intitulé Expérience, ce que veut dire, au juste, « nouveau monde ». De Platon à Kant, la philosophie a toujours connu deux mondes, distincts et séparés, même s’ils entretiennent les rapports les plus intimes. Un de ces mondes, le nôtre, n’était pas ce qu’il aurait dû être, il était seulement l’image déformée de l’autre monde. Chez Emerson, l’espoir de Marx de mettre fin à la dualité des mondes en transformant le nôtre, en le rendant adéquat, enfin, à l’idéal, l’espoir donc que la philosophie puisse mettre en pratique ses valeurs, prend une tournure inattendue. L’Amérique du xixe siècle représente, ou aurait dû représenter, une césure dans l’histoire humaine, le moment où les conditions pour que la philosophie soit mise en pratique sont données, ici et maintenant. L’Amérique est la promesse accomplie d’un nouveau monde, du seul monde que nous avons : elle fait disparaître tout redoublement. Néanmoins, la promesse n’est tenue qu’à moitié. Le monde est devenu un, la transcendance a disparu, mais ce nouveau monde immanent, le seul qui nous soit donné, est encore inapprochable. « Jusqu’à quand ? » est une question qui n’a plus de pertinence : le problème n’est plus celui du futur mais celui du présent. Qu’est-ce qui nous sépare du monde dans lequel nous sommes ? La nouvelle Amérique, présente mais inapprochable risque, selon Cavell, de nous rendre fous, maintenant qu’il n’y a plus de raisons qui nous séparent d’un monde que pourtant nous ne savons pas comment approcher : « La philosophie de Platon à Kant a connu deux mondes ; il y a beaucoup à connaître. Ici et maintenant il n’y a plus de raisons pour que l’un ne soit pas mis en pratique, porté sur la terre. L’Amérique nous a privés de la raison. Sa promesse même nous rend fous (comme la mort d’un enfant) [15]. »
23L’Amérique d’Emerson, lue par Cavell, donne un nom historique et géographique au problème de l’immanence, un nom qui n’aurait probablement pas déplu à Deleuze, mais ce serait le sujet d’autres analyses. Pour les présentes, je voudrais souligner que pour Deleuze la « vie » n’est pas la réponse à la condition « qui nous rend fous », elle n’intervient pas comme la réponse au problème de l’immanence mais comme le nom de ce qui nous soutient dans l’immanence. C’est dans la vie et à partir de la vie que nous expérimentons les disjonctions du temps et l’écrasement des deux mondes en un.
24Dans son dernier texte, court et extraordinairement dense, Immanence : une vie…, Deleuze écrit : « Qu’est-ce que l’immanence ? une vie… Nul mieux que Dickens n’a raconté ce qu’est une vie, en tenant compte de l’article indéfini comme un indice du transcendantal. Une canaille, un mauvais sujet méprisé de tous est ramené mourant, et voilà que ceux qui le soignent manifestent une sorte d’empressement, de respect, d’amour pour le moindre signe de vie du moribond. Tout le monde s’affaire à le sauver, au point qu’au plus profond de son coma le vilain homme sent lui-même quelque chose de doux le pénétrer. Mais à mesure qu’il revient à la vie, ses sauveurs se font plus froids, et il retrouve toute sa grossièreté, sa méchanceté. Entre sa vie et sa mort, il y a un moment qui n’est plus que celui d’une vie jouant avec la mort. La vie de l’individu a fait place à une vie impersonnelle, et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure, c’est-à-dire de la subjectivité et de l’objectivité de ce qui arrive. “Homo tantum” auquel tout le monde compatit, et qui atteint à une sorte de béatitude [16]. »
25Dans ce passage, Deleuze sépare rigoureusement une vie de toutes ses déterminations biologiques, morales, personnelles et politiques sans pour autant la charger d’un contenu ontologique ou métaphysique particulier. On ne nous dit pas ce que « la vie est vraiment ». Nous ne sommes pas non plus confrontés à des situations limites : le roman de Dickens décrit une expérience tout à fait ordinaire. Nous avons tous été témoins d’instances de vie – humaine et non-humaine – qui portent en elles une telle qualité impersonnelle et émouvante.
26Cette vie n’est pourtant pas sans qualifications : elle est félicité et béatitude, capable de susciter le respect, l’attention et l’amour de tout le monde – du moins jusqu’au moment où les habitudes personnelles et sociales de bêtise et de méchanceté ne reprennent le dessus, emprisonnant et défigurant le pouvoir d’une vie. Et si on se demande maintenant comment Deleuze peut « prouver » que les instances de vie sont en effet félicité, ou que la tâche de la philosophie, de l’art et de la littérature est bien de libérer la vie de tout ce qui l’opprime – et c’est pour cela qu’ils sont tous des formes de résistance et que la résistance, au bout du compte, est toujours résistance à la mort –, la réponse est simple : il ne le peut pas. Il n’y a aucun argument pour soutenir une telle idée : c’est une affaire de croyance, ou de perception, et non pas de connaissance ou d’argumentation. Il s’agit d’une intuition pré-philosophique et non d’un concept, mais comme Deleuze nous le rappelle, la philosophie ne pourrait pas exister sans intuitions pré-philosophiques [17].
27J’admets volontiers que parler d’intuitions, d’actes de croyance ou de foi, peut paraître, au mieux, décevant. Mais est-ce vraiment le cas ? Avant d’en décider, considérons certaines conséquences de l’attitude de Deleuze par rapport à tant des débats contemporains.
28Tout d’abord, la conviction de Deleuze qu’il n’y a que des instances singulières de vie, que la vie se fait au cas par cas, est un appel sans nuances au besoin d’analyses spécifiques pour des situations spécifiques [18]. Deleuze nous met en garde contre la tentation de faire de la « vie » un nouvel universel abstrait. Les universaux, Deleuze y a toujours insisté, n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués, et la vie ne fait pas exception.
29Il y a sans doute des manières modernes et contemporaines de manipuler, détruire, défigurer, ou protéger et améliorer la vie humaine et non-humaine. Il n’est pas seulement utile mais nécessaire d’analyser ces processus : leurs généalogies, états présents, tendances potentielles. On ne contribue pourtant pas à cette tâche difficile quand on prend une des deux positions aujourd’hui dominantes.
30Il n’est pas très utile de vouloir doter la vie (surtout humaine pour le moment) des droits universels et inaliénables, selon une certaine version du kantisme (le travail récent d’Habermas ou les positions de Ratzinger sont deux exemples importants et emblématiques de cette position). Bien entendu, toutes les transformations actuelles ne sont pas sous le signe du nouveau, hors sens deleuzien du terme, et il y a bien des raisons d’inquiétude devant certains développements. Néanmoins, croire que la « vie » devrait être protégée par des droits universels est non seulement inefficace, mais profondément fourvoyant. Il n’y a aucune nature éternelle de la « vie » – ou des humains – qui pourrait être l’objet d’une telle protection.
31Il n’est pas non plus très utile de faire de la « vie » l’objet non précisé d’un pouvoir insaisissable. La notion de vie nue telle que Agamben l’a développée est aussi une version d’un universel abstrait, selon un mode schmittien-heideggérien plutôt que kantien, mais la différence à cet égard n’est vraiment pas décisive. Aucune de ces deux positions, à mon sens, ne peut nous offrir les instruments d’analyse dont nous avons besoin au cas par cas, pas plus qu’elles ne peuvent nous protéger des formes d’oppression présentes ou contribuer à élaborer une politique démocratique.
32Enfin, Deleuze, je crois, nous met en garde contre tous ceux qui, au nom des « valeurs plus nobles », n’ont que du mépris pour la vie minimale, pour tous ces cas singuliers de solutions aux problèmes que sont les êtres vivants.
33C’est une leçon qu’il ne faudrait pas oublier.
Notes
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[1]
Différence et répétition, PUF, Paris, 1969, p.276-285 et Mille plateaux, Minuit, Paris, 1980, p.185-204.
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[2]
Dans son Foucault, Deleuze analyse de manière détaillée Surveiller et punir et La volonté de savoir, mais même dans ce contexte, la catégorie de biopouvoir reste en marge et quand elle est évoquée, c’est toujours avec un accent très deleuzien pour rappeler que la « vie » est ce qui résiste toujours au pouvoir. Cf. Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1980, p.79-99.
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[3]
William James, Philosophie de l’expérience : un univers pluraliste, Les empêcheurs de penser en rond, 2007, p.20-27.
-
[4]
L’Évolution créatrice, [1904], PUF, Paris, 1957, (« la plante et l’animal », p.107-121).
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[5]
L’idée que les pratiques cognitives, loin de s’opposer à la vie, lui appartiennent est aussi centrale dans le travail de George Canguilhem qui, de ce point de vue, s’inscrit dans l’héritage de Bergson. Foucault, dans son essai La Vie : l’expérience et la science, décrit avec profondeur le lien entre vie et connaissance chez Canguilhem, tout en retraçant une généalogie de ce qu’il considère comme une véritable tradition française des philosophies du concept et de l’histoire de la rationalité. Néanmoins, dans son effort pour décrire cette tradition, Foucault la distingue d’une autre lignée, à certains égards plus visible, qui met au centre de la réflexion le statut de la subjectivité et dans laquelle il situe sans nuance Bergson, en sous-estimant tout ce qui chez ce dernier ne peut pas être réduit à un spiritualisme classique. Cf. Michel Foucault, La Vie : l’expérience et la science, in Dits et écrits IV, Gallimard, Paris, 1994, p.763-828.
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[6]
Différence et répétition, P.U.F., 1968, p.236.
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[7]
Op. cit., p.205-206. Je souligne.
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[8]
Op. cit., p.218-247.
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[9]
L’Évolution créatrice, op. cit., p.11.
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[10]
« La conception de la différence chez Bergson », in L’Île déserte et autres textes [1953-1974], Minuit, Paris, 2002, p.61.
-
[11]
Op. cit., p.72.
-
[12]
C’est ce que remarque, à juste titre, François Zourabichvili : une lecture ontologique de la pensée de Deleuze passe à côté du fait essentiel que sa philosophie est une alternative à la phénoménologie dans toutes ses versions. Cf. F. Zourabichvili, « Introduction Inédite : L’ontologie et le transcendantal » in F. Zourabichvili, A. Sauvagnargues, P. Marrati, La Philosophie de Deleuze, PUF, Paris, 2004, p.5-12.
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[13]
Avec Bergson, Nietzsche est l’autre référence majeure pour Deleuze sur la question de la distinction essentielle entre le nouveau et le futur.
-
[14]
Dans sa discussion de la théorie de la justice de Rawls, Cavell fait des remarques importantes sur la complémentarité entre critique sociale et perfectionnisme moral, complémentarité qui est à son avis essentielle pour le fonctionnement d’une véritable démocratie. Cf. S. Cavell, Les Voix de la raison, Seuil, Paris, 1996, chapitre xi et Cities of Words, Harvard University Press, Cambridge, 2004, p.164-188.
-
[15]
S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, [1989], Éditions de l’Éclat, Paris, 1991, p.94. Traduction modifiée.
-
[16]
Gilles Deleuze, « L’immanence : une vie… » [1995], dans Deux régimes de fous, Minuit, 2003, p.361.
-
[17]
Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, Paris, 1991, p.42-43.
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[18]
Abécédaire de Gilles Deleuze, DVD, Édition Montparnasse, 1996.