Horizons
1Le rock, et tous les genres qui en découlent, ne seraient-ils que la sublimation électrisée d’une musique populaire enkystée dans une histoire de la pauvreté : le blues ? On aimerait pouvoir en comprendre le phénomène par les sciences humaines, l’anthropologie ou la sociologie, l’économie même ou l’idéologie. Le phénomène des musiques devenues populaires parce que, opportunistes, elles ont puisé leurs ressources dans l’industrie contemporaine, son organisation, ses répliques sociales et politiques, est d’une complexité que les sciences humaines, toutes ensemble, s’efforcent de creuser, avec le concours de la chronique, c’est-à-dire à la lumière du regard critique que le journalisme, précisément spécialisé, est capable de faire porter sur elles.
2Mais si une approche résolument pluridisciplinaire s’est imposée, le projet de contribuer à une «philosophie des musiques électriques » impliquait aussi de manière privilégiée la philosophie elle-même. En quoi cependant la philosophie peut-elle nous instruire de leur essor, dans les années cinquante, à la faveur sans doute d’un accroissement des moyens industriels de fabrication des «produits culturels » – disques, mais aussi livres, affiches, ou même habillement – et d’une démocratisation des instruments de diffusion et d’écoute de la musique ? Y a-t-il une philosophie de l’onde radio, de la télévision, une philosophie du vinyle et du « 45 tours » ? Y a-t-il une philosophie de l’électrification des grandes plaines américaines, une philosophie des échanges marchands, de la logistique aéronautique, des moyens publics de transport ou de communication ? Paradoxalement, c’est peut-être le cas ! Sans doute en effet ces philosophies existent-elles, ou pour mieux dire se rencontrent-elles dans l’idée d’une « conception technologique » [1] à laquelle il n’y a pas lieu de penser qu’échappent la musique en général, et les musiques électriques et populaires en particulier. « Électriques » ? « Populaires » ? Ce ne sont pas orphéons municipaux ni fanfares ouvrières ! Il s’agit plutôt de ce que l’anglais nomme popular music, et qu’on retrouve également dans ce style particulier qu’est la pop music, locution pour le coup approximativement traduite quand on parle en français de «musique pop».
3Une philosophie de la popular music, donc? Des philosophies, plutôt. Penser l’événementialité de l’expérience musicale ressortit à une autre tradition que de déterminer, dans le contexte d’une classification rationnelle des objets culturels, le statut ou la valeur de l’œuvre d’art et a fortiori de son mode «électrique» ou «populaire» d’existence. Sans concurrence, la description phénoménologique et la réduction analytique ouvrent des voies d’investigation et de compréhension diverses, et paraissent jeter une lumière diffractée sur une réalité dont l’ampleur, de la popularisation à la numérisation, ne laisse pas de surprendre, voire d’accabler l’entendement.
4Les « musiques électriques » – pour nommer ainsi des pratiques musicales dont la dimension technologique n’est pas neutre mais s’inscrit au cœur même de leur processus créatif – forment une réalité dont, depuis plus de cinquante ans, l’expérience semble singulière et originale. Elles ne font en effet pas signe vers une mutation du sens esthétique, appelé par les circonstances à se déporter sur des objets nouveaux ou des procédés musicaux originaux. Ce seraient plutôt certaines musiques «savantes » qu’il faudrait décrire de la sorte, en soulignant notamment le rapport qu’elles entretiennent à une mathématique du sensible. Mais non point le rock, le funk, la pop, la disco. Ici, nous avons affaire à des expériences qui n’ont plus rien de sérieusement esthétique, et dont on n’irait d’ailleurs pas prétendre qu’elles ressortissent à un sentiment intime du «beau» ou du « goût ». Pourtant elles sont musicales. Mais non pas cela seul, car elles trahissent également des usages culturels et vestimentaires, voire des pratiques idéologiques et des convictions parfois sacralisées.
5Dans sa Préface de l’édition française de Awopbopaloobopalopbamboom de Nik Cohn, Greil Marcus [2] donne une clé herméneutique extrêmement précieuse pour des analyses philosophiques plurielles des « musiques électriques ». « Pour Cohn, y écrit-il, la vraie pop n’était pas une question de carrière, de codes, de réalisations esthétiques – mais de sublime. La vraie pop a redéfini le sublime comme ce qui se manifeste le temps d’une apparition, le temps d’une disparition – elle a redéfini le sublime comme une question de moment. La pop music avait à voir avec la flambe, le glamour, l’excès, elle s’inventait et elle s’auto-détruisait. Elle ne faisait référence à rien – ou même si elle se référait effectivement à quelque chose, elle mentait et prétendait que non, et s’en convainquait elle-même [3].» Peut-être objectera-t-on que la catégorie du « sublime » n’a rien de très original et qu’elle traverse l’histoire de l’esthétique depuis au moins le xviiie siècle, quand on ne veut pas remonter jusqu’au Pseudo-Longin et à Boileau. Erreur savante qu’on s’interdira ici ! S’il faut parler de « sublime », c’est plutôt à la manière de Barnett Newman et du court mais fondateur «The Sublime Is Now! », paru à New York en 1948 [4]. À la suite du peintre, on soutiendra que la fonction-clé du « sublime » consiste à exprimer une rupture radicale et définitive avec les canons de l’esthétique traditionnelle. Mieux même : non à consommer une rupture, mais à penser et conduire la gestuelle artistique dans son entière « naïveté » et comme dénuée de tout enracinement culturel et historique, comme absolument neuve. Comme la peinture naissante de l’école de New York, les « musiques électriques » ne tendent pas à des idéaux esthétiques, elles ne tendent qu’à provoquer « exaltation» ou «émotions absolues ». Musiques de la présence, musiques de l’engourdissement peut-être, en tout cas musiques dont l’horizon de réalité participe d’une pure et simple évidence – de soi à l’image sonore et de l’image sonore à soi.
6Quelle que soit la diversité des approches dont Rue Descartes se fait ici l’écho – en toute légitimité théorique, et pour réfléchir la diversité des recherches dont le monde anglo-saxon est le territoire académique privilégié – un principe directeur assez homogène commande l’ensemble des études qui s’y trouvent publiées. Dans leur singularité de principe, les « musiques électriques » ne sont pas simplement des musiques populaires, et n’ont pas seulement l’importance de leur diffusion mondiale, désormais rehaussée des moyens offerts par les réseaux numériques. Les « musiques électriques » sont à la lettre des musiques électrisantes : elles nous saisissent, nous affectent, parfois nous altèrent, et nous font osciller de la fascination à la détestation. Mais point de pensée, tout juste un peu d’affect à l’état pur, un peu de présence à l’état pur, un peu de temps à l’état pur. Où la question revient, insistante : y a-t-il un discours philosophique pour en dénoter l’événement ?
7Paul Mathias
Notes
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[1]
Titre d’un ouvrage de l’épistémologue Daniel Parrochia, Paris, éditions Hermès, 1998.
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[2]
Rédacteur-phare des magazines Creem ou Rolling Stone, Greil Marcus a, dès le tout début des années soixante-dix, contribué à l’élaboration d’une authentique critique rock, scindée des formes classiques de la critique musicale, elle-même associée aux formes classiques de la pratique musicale.
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[3]
Nik Cohn, Awopbopaloobop Alopbamboom (édition originale: Londres, Paladin, 1970), trad. fr. Paris, Allia, 2004, p.7.
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[4]
In Tiger’s Eye, 1.6, automne 1948, p.51-53.