Du concept de peuple dans la musique populaire
1Qui est le peuple ? Les Pères Fondateurs des États-Unis d’Amérique ne doutaient pas de la réponse à cette question : « Nous, peuple des États-Unis... » avaient-ils inscrit en ouverture de leur Constitution avec la confiance que donne la certitude d’entrer dans une ère nouvelle. Quelques années plus tard, Thomas Paine, défendant la Révolution française d’une même assurance, insistait sur le fait que « l’Autorité du Peuple est la seule autorité en vertu de laquelle un gouvernement a le droit d’exister dans une nation » [1]. Une telle confiance, pour inspirante qu’elle soit, était par trop simplificatrice. Il ne fallut de fait pas longtemps avant que la Terreur ne constituât un horrible précédent pour toute une série de tentatives postérieures d’établissement par la violence d’un pouvoir populaire. De même, le « Nous » fondateur des États-Unis n’était pas universel mais limité aux propriétaires fonciers, ce qui excluait non seulement les hommes blancs moins fortunés mais aussi les Indiens, les femmes et (bien entendu) les esclaves. Il n’en reste pas moins que ce moment politique est partie prenante d’un mouvement plus vaste dans lequel, comme l’a montré Raymond Williams [2], l’émergence de la culture marchande conduira très vite à un usage du mot « populaire » dans le sens de « apprécié par beaucoup de monde ». Quand Alexis de Tocqueville entreprit son analyse de la société américaine – nous sommes alors dans les années 1830, période où la « démocratie jacksonienne » repositionne la politique en fonction des intérêts de l’homme de la rue –, il fut tout aussi émerveillé de voir que « le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l’univers. Il est la cause et la fin de toute chose ; tout en sort et tout s’y absorbe » [3] que consterné par la perspective d’un nivellement par le bas lié à la « tyrannie de la majorité ».
2Envisagé depuis le poste d’observation de notre époque actuelle, l’affaiblissement de l’idée de peuple semble évident. Le grotesque du Volk nazi (duquel les Juifs, tziganes et homosexuels étaient exclus) fut vite égalé, en termes de cynisme, par les démocraties populaires du bloc soviétique. La suggestion ironique de Brecht, qui, à l’occasion du soulèvement manqué de Berlin-Est en 1953, proposa aux autorités de dissoudre le peuple et d’en élire un nouveau à la place, constitue une riposte insurpassable à toutes les formes du « populisme totalitaire » [4]. Les Fronts Populaires de Libération de X (et, le plus souvent, d’oppression de Y) ont perdu de leur pouvoir d’attraction, – voir, sur ce sujet, le travail de démolition comique du phénomène entrepris par les Monty Python dans La vie de Brian. Ceux d’entre nous qui vivent actuellement en Grande-Bretagne blairiste, avec sa « People’s Lottery », son « People’s Millenium Dome » – sans oublier le souvenir de la « Princesse du peuple » ou celui des invocations de ce même peuple mises au service d’une multitude de causes réactionnaires par Margaret Thatcher, participent de cette farce qui, historiquement parlant, suit toujours la tragédie. Partout, la distinction entre ce qu’est le « populaire » et ce qui ne l’est pas peine à survivre au milieu des revendications d’un relativisme simpliste.
3Il est vrai que ces difficultés étaient endémiques dès l’origine. Le romantique allemand W.G.Herder [5] distinguait scrupuleusement le peuple amateur de chants traditionnels (Das Volk) de la « plèbe hurlante » (Der Peobel). Distinction que reprend Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. La « plèbe » a été une notion clé dans les discours politiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles et a maintenu son emprise au cours du vingtième. L’idée, développée par des auteurs aussi divers que George Orwell et T.W. Adorno, selon laquelle le meilleur moyen pour le capitalisme de défendre son système d’injustice sociale est de mettre en place un programme d’avilissement culturel des masses, doit être prise au sérieux, même s’il faut noter ce qu’elle suppose de condescendance implicite envers les « masses » de ragtimers, fans de jazz, rockers, punks ou rappeurs. Le dix-neuvième siècle vit la naissance, en Europe et ailleurs, d’une multitude de nouvelles communautés, faisant immanquablement appel à une « âme nationale » présente dans leurs traditions populaires. Il n’est donc pas étonnant de retrouver un tel engouement pour les chants et danses populaires de cette période au sein des différentes communautés celtes, hongroises, bohémiennes, slaves… Ces traditions musicales, pour importantes qu’elles fussent, ont dû pourtant jouer des coudes avec les chansons révolutionnaires et politiques à contenu de classe – de La Marseillaise aux chansons des Chartistes anglais (pour qui, ainsi qu’il était inscrit sur une banderole de 1848, « La voix du peuple est la voix de Dieu »), jusqu’aux hymnes socialistes Le drapeau rouge et L’internationale – mais également, très vite, avec la production musicale d’un marché en expansion rapide et qui, dès 1900, selon les mots de Charles Harris [6] devait faire en sorte « qu’une nouvelle chanson soit chantée, jouée, fredonnée et littéralement vrillée dans les oreilles du public, pas dans une seule ville, mais dans chaque ville, bourg ou village avant qu’elle devienne populaire » [7]. Le concept de « peuple », malgré ses origines radicales et son potentiel indéniable, traverse un paysage qui, pour reprendre l’expression d’Althusser, est « structuré en domination », à la fois en général et dans les formes spécifiques résultant de l’épanouissement historique du capitalisme. Et les distinctions culturelles, comme nous l’a appris Pierre Bourdieu, jouent un grand rôle dans la survivance de ces formations hiérarchisées. De nos jours, les trajectoires historiques, dans leur épuisement entropique, cristallisent un culte de l’inversion, du déchet et de la perversion que l’on retrouve (pour citer trois exemples pris presque au hasard) dans le « turbo-folk » utilisé comme un instrument d’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, dans les simulacres de référence au drapeau rouge des congrès du parti Travailliste britannique, ou enfin dans le sadocynisme assumé de Popstar ou de Pop Idol [8].
4Le concept peuple/populaire est donc irrévocablement « sale », et de deux manières au moins. Il recouvre tout d’abord un espace discursif dont le contenu est mouvant et sujet à débat. Comme il n’existe pas, selon Bourdieu [9], de « public » objectif mais seulement une personnalité sociale variable définie par des méthodes d’étude différentes, il n’y a pas non plus, pour citer Stuart Hall [10], « de contenu fixe de la catégorie “culture populaire”… [ni] de sujet fixe qui lui serait attaché – le “peuple” ». Ensuite, et cela est lié, l’utilisation politique de ce concept est « toujours déjà » corrompue – puisqu’elle est produite par un discours sans origine claire, et vouloir, de nos jours, s’en servir pour un usage progressiste requerrait un travail culturel considérable – notamment et surtout de la part des intellectuels, si souvent enfermés dans la posture de voyeurs culturels, mais également de la part des aspirants « compagnons de route » et autres leaders potentiels, pour qui l’injonction de Fanon [11], « travailler et combattre au même rythme que le peuple », représente à la fois une nécessité et une impossibilité. Le discours que nous mettons ici au jour est spécifique à la modernité. Le terme de « peuple » sert à définir un archétype résidant dans un espace social imaginaire (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’espace social réel avec lequel il soit en relation). La configuration de cet espace varie historiquement et en fonction des présupposés idéologiques, et de ce fait, les caractéristiques du « peuple » fluctuent également – en tant que corps social, acteur politique ou expression culturelle, ce qui n’est pas non plus sans conséquence pour l’interprétation de ses manifestations musicales. On peut supposer que la plupart des désaccords liés à la définition – par exemple, du « populaire » vu comme un succès social/commercial, comme une représentation politique des traditions ou des luttes, ou comme figuration transformative d’un Imaginaire, proviennent de la confusion de ces registres. Dans le même temps, il est également possible qu’il existe un intérêt politique à vouloir les faire se rencontrer : idéalement, cela pourrait avoir lieu quand une forme musicale émanant d’un groupe social permettrait l’expression d’une conscience politique qui lui serait propre et dans laquelle ses membres se reconnaîtraient.
5La scène sur laquelle le « peuple » se produit est structurée selon un mode altératif et un certain nombre de mécanismes – projection, surcompensation, objectivation, rejet – y entre en jeu. En général, « le peuple » est représenté comme étant subordonné – une périphérie servant à valider par comparaison une élite centrale et un moi auto-centré. Une coïncidence heureuse fait que la musique savante prend conscience de son existence grâce aux travaux historiques de Charles Burnley et Sir John Hawkins en 1776, soit la même année au cours de laquelle la Déclaration d’Indépendance américaine donne vie à l’idée de souveraineté populaire. Ses caractéristiques sont sexuées (le peuple se réclame de la Mère Patrie, et la culture de masse est « efféminée » : passive, intuitive, affective, hystérique [12]) et racialisées (le populaire est imaginé comme étant barbare et/ou exotique – c’est-à-dire, en raccourci, « noir »). Si certains de ces éléments périphériques peuvent être récupérés par le « centre » – le meilleur exemple étant sans doute la place hégémonique des musiques populaires dans les sociétés occidentales – la périphérie ne reste pas non plus inerte, comme le montre de manière spectaculaire le fonctionnement complexe et ancestral du « Black Atlantic » [13] ; quand par exemple, au début du dix-neuvième siècle, un mouvement ouvrier multiracial new-yorkais utilisa le masque blackface [14] pour proposer une alternative subversive à la culture des élites – un « Plebeian Atlantic » – au moment même où les Pères Fondateurs définissaient le peuple (« Nous, peuple des États-Unis… ») comme un rassemblement d’hommes riches éduqués. La résolution de ces tensions peut prendre des formes extrêmement variées. En Grande-Bretagne, le dix-huitième siècle vit l’émergence d’une partie de la bourgeoisie en tant que « peuple marchand et policé », au sein duquel la « popularité » était définie par des modèles de consommation à l’intérieur d’un État reconnu comme légitime. De ce fait, le répertoire musical traditionnel fut constitué par référence moins à un radicalisme politique qu’à une nostalgie archaïque ou un instrument de l’impérialisme anglais (les chansons écossaises et irlandaises ont toujours sonné comme gentiment pittoresques aux oreilles londoniennes). Aux États-Unis, les enjeux ont été, bien entendu, faussés par la question raciale et par l’apparent triomphe populaire de la mise en place d’une politique économique fordiste, mais ont également été appréhendés à travers le prisme de l’itinérance, à tel point que la figure du pionnier/vagabond/beatnik est devenue un archétype populaire essentiel, préfigurant en cela le culte post-moderne du nomade transfrontalier.
6Le peuple en tant que sujet/objet est donc nécessairement fragmenté, variable et instable, « divisé » pour reprendre la terminologie de Freud et Lacan. En tant que tel, son appréhension est tributaire d’un dispositif – le régime de représentation – spécifique à la modernité cartésienne post-Renaissance [15], et actualisé par la dialectique hégélienne sujet/objet, moi/autre. À l’origine, les roturiers étaient simplement définis par leur extranéité, mais la révolution cartésienne les a rendus partie intégrante d’un système où ce qui est à l’extérieur est intégré à la problématique du moi. La représentation de la « réalité » reflète, réfracte, déforme et garantit la présence du sujet, et la dynamique de l’interaction populaire/non populaire devient un des éléments du processus de la subjectivité [16]. Pour les penseurs des Lumières, la contradiction évidente entre l’altérité (cette différence inéluctable) et une politique inclusive pouvait être, en théorie, résolue grâce au principe universaliste selon lequel l’humanité tout entière tend potentiellement à se perfectionner par la Raison. La Flûte enchantée de Mozart représente une tentative néo-kantienne en ce sens : la Raison y triomphe, et les personnages « inférieurs », clairement identifiés socialement et musicalement et exactement situés en fonction de leur degré de développement culturel, relèguent au second plan la trajectoire pourtant révélatrice de leurs « supérieurs ».Trente ans plus tard, Beethoven et le « Que tous les êtres s’enlacent » de sa Neuvième symphonie ressortit plus à une quête d’absolu néo-hégélienne. Le passage de l’universalisme du goût développé par Kant à la critique bourdieusienne de la distinction et de ses bases socio-économiques est le signe d’un scepticisme plus récent. Il reste cependant vrai que c’est l’avènement de la pensée moderne qui a rendu possible l’apparition de ce type de discours. Au début du dix-huitième siècle, Giambattista Vico donnait les clés de compréhension de toute société, et même de toute l’humanité, à partir d’une vision historique mondiale du développement humain. Retracer le cheminement qui mène des Lumières au modernisme du vingtième siècle permet de relever des métaphores ayant trait à l’ascension culturelle (progrès, mobilité verticale), ainsi que, peut-être plus significativement, des modèles plus structurés (culture des élites/culture intermédiaire/culture populaire ; les relations entre le modernisme, les masses, les traditions et le primitif). La question du champ culturel, relié différemment aux champs sociaux et politico-économiques « correspondants », occupe une place dominante théorisée par de nombreux penseurs dont Bourdieu [17] et que l’on retrouve dans les concepts gramsciens de « bloc historique », d’« hégémonie » et de « national-populaire ».
7Bien qu’il soit possible de voir dans l’adoption par l’Union européenne de l’« Hymne à la Joie » de Beethoven le signe de la continuation du projet des Lumières, cela marque aussi sa banalisation. Alors que nous vivons manifestement dans un post-Âge d’or de la modernité, il apparaît difficile, voire gênant ou même ridicule, de définir « le peuple ». Cette question, pour importante qu’elle soit, est devenue un simulacre de subjectivité constitué comme désir réifié par la publicité – « One market under God » pour reprendre la réécriture ironique par Thomas Frank d’une ambition nationale-démocratique passée [18]. Au mieux, le peuple est ailleurs – dans les cataclysmes du tiers-monde, les camps de réfugiés, les ateliers clandestins lointains ; au pire, ce qui est populaire est représenté dans les termes monotones du développement personnel (le concept blairiste de « méritocratie populaire », dont les boys bands représentent un parfait exemple d’auto-suffisance narcissique du Moi). En cherchant dans le répertoire musical du moment, est-il possible d’y retrouver le peuple ?
8Sans proposer de priorité pour aucun des « champs » évoqués plus haut – social, politico-économique, culturel, nous nous concentrons ici sur la sphère discursive, entendue en son sens translinguistique le plus large. Quelles que soient les déterminations et les médiations mises en jeu, le populaire dans la musique nous apparaît sous la forme d’effets de sons et de paroles, et de paroles à propos des sons : en résumé, comme travail du signifiant.
9Pensons au « Working class hero » [19] de John Lennon. Il s’agit là, de manière évidente, d’une chanson parlant du peuple en terme de classe – ou plus exactement d’une chanson parlant de la disjonction de cette relation, de la culture imposée à la classe ouvrière du fait de son manque de conscience politique. Implicitement, c’est aussi une chanson sur l’absence ou l’échec de ses dirigeants : « A working-class hero is something to be » comme le chante amèrement mais non sans arrière-pensée Lennon. Le style est laconique, sombre, didactique, les paroles mises en avant, la mélodie simple et l’accompagnement, limité à une simple guitare acoustique, rappelle, jusque dans l’incessant riff de guitare ramenant constamment l’interprète vers le message, l’approche spartiate du Dylan des débuts. Il n’y a pas de place ici pour des jeux sémiotiques, quels qu’ils soient. Pourtant, la multiplicité des pronoms (« Je », « nous », « tu/vous », « ils ») perturbe les mécanismes d’identification et brouille la compréhension. De même, derrière l’austère voix paternelle, porteuse du message, est audible par moments, dans les variations du timbre, dans la recherche des notes aiguës et les inflexions et mélismes donnés à la mélodie, une dimension lyrique, « féminine », une impression renforcée par le remplacement, à la fin de chaque couplet, de l’omniprésent accord mineur tonique par un accord majeur sur la sous-dominante (conventionnellement considérée comme « féminine » dans le système tonal occidental, à côté de la dominante « masculine »). Lennon pleurerait-il ?
10Cette chanson s’inscrit dans un contexte historique très précis. Sur le plan biographique, son écriture intervient entre, d’une part la douloureuse séparation des Beatles et les séances de cri primal, suivies par Lennon avec le psychothérapeute californien Arthur Janov, pendant lesquelles il passa de longs moments à crier et pleurer ; et d’autre part le « silence » de la période 1975-1979 où Lennon abandonna sa carrière musicale pour devenir un mari au foyer. En termes d’histoire culturelle, elle symbolise la transition entre « John Beatle » et « John Lennon », entre le fétichisme et le machisme caractéristique du star system des années soixante (que Lennon rejetait) et les discours plus sceptiques et ironiques et qui remettent en cause les identités sexuelles des années soixante-dix. Sur le plan économique, elle fait référence à une restructuration du système des classes sociales contemporaine du glissement de la social-démocratie vers le Thatchérisme à venir. « Working class hero » fait preuve à la fois d’une insistance presque suspecte et d’une fragilité révélatrice, faisant apparaître ce que Lawrence Kramer [20] appelle une fenêtre herméneutique organisée autour des termes cri/pleur et silence/mort.L’image du peuple donnée par Lennon s’inscrit dans les relations complexes associant les significations mouvantes des termes « star » et « classe », qui génèrent une image tentante de l’Autre populaire, désirable mais erratique et toujours hors de portée.
11Malgré son importance évidente, le sens premier de « Working class hero » est moins essentiel ici que les exemplaires leçons herméneutiques que nous pouvons tirer de ses dynamiques latentes. La voix qui s’y fait entendre, ambivalente et fractionnée, nous conduit clairement à la conclusion que, si les chansons populaires peuvent être reliées à des mouvements sociaux sous-jacents, de telles relations ne peuvent que prendre des formes culturelles spécifiques, peu stables et toujours polyvalentes.
12« Wannabe » [21] des Spice Girls, accompagnée de la revendication bruyante du « Girl power », a pour objet le sexe plutôt que la classe. Les chanteuses donnent leurs instructions, nous font part de leurs exigences, nous disent « what they really really want », dans un style vocal proche du rap, pour ce qui est des couplets, empruntant ainsi en l’inversant le machisme du hip-hop masculin. Cependant, aucun groupe féminin ne peut se passer de la référence aux girls groups des années soixante, plus particulièrement ceux de Motown, plus proches des thèmes traditionnels de la « romance » ; et de fait, les refrains sont chantés dans un style plus pop, avec des harmonies vocales, une mélodie fredonnable et une insistance sur l’idée de rassemblement. L’alliance de la recherche d’un pouvoir individuel (couplets) et de l’expression d’une voix collective (refrains) a pour but de permettre aux jeunes filles de se construire une identité propre – en oubliant, bien entendu, toute question de classe. Mais les structures des couplets et des refrains sont très différentes : d’un côté, un call and response [22] rappé accompagné d’un riff de basse pentatonique mineur emprunté au rock, de l’autre des harmonies vocales en tonalité majeure. Tout se passe comme si la stratégie d’inclusion à l’œuvre ici cherchait à associer les deux principales catégories idéologiques de la musique populaire et ses particularismes liés aux sexes, la fantaisie pop « féminine » étant ramenée à la réalité par le réalisme rock « masculin », ce qui n’est pas sans évoquer des formes historiques de danses en couples – pavane et gaillarde, menuet et trio – datant du début de la Renaissance. Cette apparence d’un net contraste est pourtant trompeuse. Les couplets et les refrains s’enchaînent sans effort, la base rythmique reste la même, le style vocal des couplets apparaît très vite ici ou là dans les refrains. Et les motifs basse/harmonie de chaque partie ne sont pas si différents que cela. De même, le dialogue au sein des couplets est superficiel : les call and response des différentes chanteuses ne se contredisent pas et occupent la même place dans le dispositif stéréo du morceau. La chanson est un système binaire fermé – elle ne souffre aucun reliquat – et le soupçon de téléologie perceptible est une impasse [23].
13Tout comme le concept de « Girl power » fournit une fausse image des possibilités de prise de pouvoir individuel et collectif caractéristiques de la toute fin du Thatchérisme (« la société n’existe pas », nous disait-elle), « Wannabe » remâche un simulacre de différence, une téléologie de bazar, un monde imaginaire où personne n’échoue et tout peut cohabiter : rock et pop, romance et lubricité, rap noir et chorales blanches, passé et futur, tout cela est cousu ensemble comme par magie. Mais la couture – la suture, comme disait Lacan – ne peut pas tenir très longtemps. C’est vrai du groupe lui-même qui se sépara rapidement, c’est également vrai au niveau de la société avec le passage du postféminisme thatchérien au populisme pseudo-méritocratique qui a suivi, accompagné de l’émergence d’une kyrielle de boys et girls bands mais aussi d’une nébuleuse underground de mimiques sexuelles peu orthodoxes.
14Les rappeurs blancs devinrent monnaie courante dans les années quatre-vingt-dix. Le succès du plus célèbre d’entre eux, Eminem, démontre la pertinence persistante du masque blackface, utilisé ici pour proclamer la perte de pouvoir de la classe ouvrière blanche white trash. Produit par le rappeur noir Dr. Dre mais remportant un succès significatif au sein de la classe moyenne blanche – comme d’ailleurs l’ensemble du rap de cette période, les paroles exagérément brutales, misogynes et homophobes de ses chansons surgissent sur fond d’une séparation au sein de la société américaine basée non plus sur la race mais sur la classe : richesse grandissante de la bourgeoisie, travailleurs appauvris, oubliés, ou emprisonnés. Ce qui ne les empêche pas, pour augmenter l’effet produit, d’emprunter à l’imagerie de violence associée de longue date aux ghettos noirs : les gangs et les posses comme nouveaux porteurs du discours de la plèbe et des « paniques morales ». Le morceau « My name is » [24] ajoute de nouvelles dimensions à ces emprunts. La répétition insistante dans les refrains de la phrase « My name is… » renvoie à la tradition ancestrale des jeux verbaux ritualisés afro-américains (« the dozens » [25] par exemple) mais rappelle également Muhammed Ali demandant de façon insistante à Sonny Liston « What’s my name ? » juste après son changement de nom lié à sa conversion à l’Islam ou bien encore le refus par les Black Muslims de porter leurs noms d’esclaves (comme Malcolm X par exemple). Il n’est alors pas étonnant que le nom qu’adopte ici Eminem, et qu’il nous communique par une voix mixée très en retrait et désincarnée par la technologie, soit « Shady » [26].
15D’une certaine façon, ce que raconte cette chanson, la brutalité oppressive des années d’enfance, à la maison comme à l’école, de Shady/Eminem et les questions d’identité, de charisme et de classe qui l’accompagnent, joue sur le même terrain que « Working class hero ».
16Mais la fragmentation de la voix est beaucoup plus visible ici. Les changements constants d’identité de Shady sont rendus par des dialogues complexes avec d’autres voix. Les jeux sur le nom, l’identité, la voix constituent ce que certains théoriciens noirs comme Gates [27] ont nommé signifyin (g), pratique fondamentale de la culture afro-américaine qui consiste en la manipulation d’un « même changeant » par variations constantes d’un matériau donné, bousculant ainsi la chaîne du signifiant dans l’intérêt du jeu sémiotique [28]. Un autre élément important de ce travail intra et intertextuel est l’accompagnement instrumental, tiré – ce qui est typique dans le rap – d’un sample, ici quatre accords empruntés au I got the de Labi Siffre, qui est répété sous des formes différentes tout le long du morceau. Une fois de plus, la technologie (ici l’échantillonnage numérique) introduit un changement dans les paramètres de la musique populaire. Le signifyin (g) en tant que processus (jeu, jeu pour rire, associations d’idées incongrues, drôles ou surprenantes) se joue du sens, de la signification elle-même, préférant privilégier ce qui est fait plutôt que ce que cela veut dire, et se rapprochant ainsi de la problématique du corps. Bien que « My name is » obéisse à la dualité rap typique des « rimes » et des « rythmes » (parole et action, logos et corporéité), les paroles y sont notablement « musicalisées » par les polyphonies vocales, et le riff d’accompagnement réduit au couple basique basse/batterie termine la chanson en fade out, comme une invitation, toujours hors d’atteinte, à une réponse corporelle.
17J’ai choisi ces trois chansons plus pour leur caractère symptomatique que pour leur exemplarité. Les stratégies subtiles qu’elles présentent autour des questions de sexe, race et classe nous rappellent le point de vue de Stuart Hall selon lequel il n’y a pas d’essence véritable du populaire – le « peuple » ne peut être défini que dialogiquement. Le fait qu’elles parlent « d’en bas », non plus (mais pas moins) que leur positionnement dans les champs de pouvoir de la société capitaliste, confirme que le discours sur le « populaire » entretient des rapports très étroits avec le projet de la modernité. Comme nous l’avons vu, cela a garanti la subjectivité du Moi émergent occidental à travers tout un mécanisme de représentations de l’Autre, « maîtres » et « esclaves » se combattant mais se servant aussi les uns des autres pour exister – pour reprendre la fameuse image dialectique de Hegel, produite d’ailleurs au moment même (1807) où le « peuple », envisagé comme un sujet potentiel, faisait une entrée remarquée sur la scène historique.
18Cela n’implique évidemment pas que les hiérarchies des catégories musicales n’existent pas ailleurs. La segmentation entre ce qui est élitaire et le reste (quel que soit le nom qu’on lui donne) existe certainement dans toutes les sociétés hiérarchisées. Mais la spécificité historique de la figure du « peuple », en tant qu’agent responsable de tant de bouleversements, est très largement un produit d’exportation de l’Occident en tant que composant de la globalisation du discours sur la modernité, et cela a eu tendance à provoquer une restructuration des anciennes hiérarchies. Ce processus, même s’il s’est accéléré très nettement au cours des années récentes, a accompagné les débuts du colonialisme. Ce soupçon d’universalisme est attirant mais épineux. À l’échelle mondiale, la « modernisation » a été inégale, bigarrée et hybride, et de nombreuses sociétés « non-occidentales » – Japon, Argentine, Afrique du Sud par exemple – ont suivi des chemins spécifiques pendant de longues périodes. Néanmoins, nous pouvons légitimement réfléchir en termes de dispersion de la dialectique de la modernité avec tout ce que cela implique, que ce soit « ici » ou « là-bas », en ce qui concerne les conceptions du « peuple ». Pour « nous » en « Occident », la question qui se pose (et qui est une question post-coloniale) est : Qui est capable, qui a le droit de parler de « là-bas » ? Le respect des différences culturelles ne devrait pas exclure la possibilité existante pour chacun de surprendre l’Autre par un regard plus pertinent sur ce qu’il ne peut pas voir. De même, le mouvement inverse pourrait révéler des rémanences prémodernes apparentes « ici », rémanences renforcées par les effets de cette colonie interne, le « Black Atlantic », et qui ont toujours trouvé un asile favorable dans la nostalgie permanente de la musique populaire pour le carnaval, son invitation faite au corps et son invocation d’un excès au-delà du champ des structures symboliques de la Raison occidentale.
19La psychanalyse lacanienne a théorisé un « objet voix » – un objet du désir impossible et transfini, lié au premier cri du nourrisson avant que l’immersion dans la culture (interprétation, représentation, identification) ne le fasse disparaître à jamais. Par analogie, nous pourrions postuler un « objet acte » tout aussi chimérique, lié au corps présignifiant, où les organes fonctionnent pour eux-mêmes et non comme extensions du sujet, et où le corps existe, dans la plénitude du geste, comme un champ plutôt que comme une propriété discursive.Tout comme l’objet voix, réduit au silence, peut néanmoins être invoqué (même partiellement, de façon bredouillante) dans les voix que nous entendons, l’objet acte peut être mobilisé et mis en œuvre à travers des fissures dans la cohérence supposée des performances réelles. Cela délimite un territoire où les conflits apparents de l’universalisme (encore perceptibles dans des discours aussi divers que le marxisme ou la psychanalyse) et des différences historico-culturelles peuvent se rencontrer ; où les « maîtres » et les « esclaves » peuvent négocier de nouvelles procédures au sein d’une dialectique qui, depuis le début, définit le « peuple » comme irrémédiablement divisé ; et où, grâce à un dénouement métaphorique de la plèbe – mobile vulgus – nous pouvons poursuivre la tâche impossible mais tentante de mettre en coïncidence culture et politique, discours et pratiques.
20Traduit par Jean-Philippe Pénasse et Paul Mathias
Notes
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[*]
Richard Middleton est Professeur émérite de l’Université de Newcastle et membre de la British Academy. Il est l’un des chercheurs anglophones les plus connus dans le domaine des musiques populaires. Ses publications incluent les ouvrages Pop music and the blues (1972), Studying popular music (1990) et le récent Voicing the popular : On the subjects of popular music (2006). Il fut l’un des fondateurs de la revue de référence Popular Music, publiée par Cambridge University Press. (NdA) Première publication de ce texte : The cultural study of music. A critical introduction, sous la direction de M. Clayton, T. Herbert et R. Middleton, Routledge, Londres, 2003.
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[1]
Thomas Paine, Rights of man, édité par Henry Collins, Penguin, Harmondsworth (Grande-Bretagne), 1969, p.131.
-
[2]
Raymond Williams, Keywords : a vocabulary of culture and society, édition revue, Fontana, Londres, 1983.
-
[3]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1986, p.83.
-
[4]
Martin Esslin, Brecht, a choice of evils : a critical study of the man, his work and his opinions, Heinemann, 1959, p.165.
-
[5]
Johann Gottfried Herder, Sämtliche Werke, vol. 25, édité par Bernhard Suphan, Hildesheim (Allemagne), 1968, p.323.
-
[6]
Compositeur du premier grand succès commercial de l’histoire de Tin Pan Alley, After the ball, en 1892. (NdT)
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[7]
Charles Hamm, Yesterdays : Popular song in America, Norton, New York, 1979, p.288.
-
[8]
Émissions de télé-crochet britannique. (NdT)
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[9]
Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de Sociologie, Minuit, Paris, 1984.
-
[10]
Stuart Hall, « Notes on deconstructing the “popular” », in People’s history and socialist theory, édité par Raphael Samuel, Routledge, Londres, 1981, p.239.
-
[11]
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, François Maspero, Paris, 1961.
-
[12]
Voir à ce sujet Tania Modleski, « Feminity as mas(s)querade. A feminist approach to mass culture », in High theory, low culture. Analysing popular television and film, édité par Colin McCabe, Manchester, 1986, p.37-52, et Andreas Huyssen, After the great divide : Modernism, mass culture, postmodernism, Indiana University Press, Bloomington, 1986.
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[13]
Voir Paul Gilroy, The black Atlantic : Modernity and double consciousness, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1993.
-
[14]
Forme de spectacle populaire aux États-Unis jusqu’aux années 1930, dans laquelle des artistes se noircissaient le visage en exagérant les caractéristiques physiques censées représenter la physionomie des Noirs. (NdT) L’occurrence spécifique du phénomène présenté ici est décrite par W.T. Lhamon, Raising Cain : blackface performance from Jim Crow to hip-hop, Harvard University Press, Cambridge (MA), 1998.
-
[15]
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
-
[16]
Gary Tomlinson in Metaphysical song : an essay on opera, Princeton University Press, Princeton, 1999, a exploré cette problématique dans le domaine de l’opéra, mais bizarrement, le « peuple » – dont la matérialité anonyme mais fruste, approchée du point de vue de « l’internalité » du discours académique, garantit ordinairement une signification transcendante – est absent de son exposé, tout comme, de manière plus prévisible, toute allusion à la parole populaire, considérée du point de vue de son « externalité ».
-
[17]
Bourdieu, op. cit.
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[18]
Thomas Frank, One market under God : Extreme capitalism, market populism and the end of economic democracy, Vintage, Londres, 2002. Ce titre fait référence à « One nation under God », phrase faisant partie du Serment d’Allégeance au drapeau récité aux États-Unis au cours de manifestations publiques et dans les écoles. (NdT)
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[19]
Voir John Lennon/Plastic Ono Band, Apple, 1970.
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[20]
Lawrence Kramer, Music as cultural practice 1800-1900, University of California Press, Berkeley, 1990.
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[21]
In Spice, Virgin, 1996.
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[22]
Forme d’interaction verbale ou non-verbale entre deux interlocuteurs où ce qui est dit par l’un des participants est ponctué par des expressions liées reprises par l’autre.
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[23]
Tonalement, la relation entre les deux motifs de basse – mineure pentatonique et majeure, rappelle celle du passamezzo antico et du passamezzo moderno qui a marqué l’aube de la « modernité » aux 16e et 17e siècles.
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[24]
In The Slim Shady LP, Interscope, 1999.
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[25]
Affrontement verbal qui trouve son origine à l’époque de l’esclavage (comme substitut du combat physique interdit aux esclaves) et au cours duquel deux protagonistes échangent des insultes sur eux-mêmes, leur mère ou d’autres membres de leurs familles jusqu’à ce que l’un des deux ne trouve plus de répartie valable. De nos jours, cette tradition survit dans les battles entre rappeurs (comme dans le film 8 Mile avec Eminem), mais aussi, de manière plus diffuse, dans les innombrables déclinaisons des « Ta mère, elle… » (Yo’Mama en anglais) auxquelles des sites Internet entiers sont dédiés.(NdT)
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[26]
« Dans l’ombre », mais aussi « louche ». (NdT)
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[27]
Henry Louis Gates III, The signifying monkey : A theory of African-American literary criticism, Oxford University Press, New York, 1988.
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[28]
« Il s’agit d’une rhétorique mettant en œuvre l’humour, la parodie, la moquerie, le sous-entendu, le jeu de mots, le mensonge, dans le but de dénoncer, de duper, de railler un adversaire. […] Ceux qui ne sont pas initiés aux codes du signifyin (g) sont incapables de dépasser le sens littéral du discours. Le sens figuré est reconnaissable pour les seuls initiés. En d’autres termes, il est possible pour les noirs d’utiliser en présence des blancs cet outil qui est rhétorique du détournement, de la duperie virtuose, et d’exprimer des idées contradictoires sans se mettre en danger. » in Laurence Cossu-Beaumont, « Folklore et écriture vernaculaire dans The Autobiography of Miss Jane Pittman », Transatlantica 2006 :1, Beyond the New Deal [en ligne], p.5. Mis en ligne le 2 mai 2006, référence du 2 janvier 2008. http ://transatlantica.revues.org/document1072.html (NdT).