Flux et opérations : prolégomènes à une métaphysique électronique

1Les « musiques électroniques » ne se contentent pas d’être consommées, dansées ou méditées le casque à l’oreille : elles produisent et alimentent aussi des discours, et ces derniers charrient, consciemment ou non, des métaphysiques assignables qui mettent en jeu – de manière parfois contradictoire – la puissance de métamorphose ou d’altération de la musique. Bernard Sève l’a bien montré, cette altération doit être comprise selon le génitif objectif, comme altération du sujet musical dans le jeu ou l’écoute, mais tout autant selon le génitif subjectif, comme altération de la musique elle-même au fil des reprises, des variations et des recyclages qui l’apparentent à une matière sonore en devenir [1]. Les remarques qui suivent partent de l’hypothèse que les discours qui entourent les musiques électroniques sont réglés par deux grands paradigmes, d’ailleurs nullement exclusifs, de ce processus d’altération : le flux et l’opération [2].

Trois métaphysiques

2Cependant, s’il est question de métaphysique, comment faut-il l’entendre ? On distinguera, pour clarifier les choses, trois versions possibles de la métaphysique des musiques électroniques.

3Il y a une première version grandiloquente qui l’apparente à une vision du monde, inséparable d’une forme de cosmologie. On sait ce que cette conception doit à un certain romantisme. Nous n’en sommes pas vraiment sortis : passée au crible approximatif de la vulgate deleuzienne, cette métaphysique se présente, chez les musiciens et les critiques qui y ont spontanément recours, comme une métaphysique des flux (« moléculaires », comme il convient de dire). L’œuvre musicale s’y voit reconnaître une qualité plastique qui mime le devenir universel de la matière sonore-musicale. Pour la métaphysique des flux, les musiques électroniques sont par essence des musiques « samplées ». Le sample, l’échantillon, y apparaît comme le mode d’apparaître propre du flux, ou du processus d’altération continue de la musique : la coupe manifeste le flux, la boucle infinie doit sans cesse être coupée et recoupée [3].

4Il faut distinguer de cette première version de la métaphysique une deuxième version, qui se présente en réalité comme une espèce de physique des événements sonores (au sens où Aristote, par exemple, pouvait écrire une Physique qui est en réalité un traité de métaphysique). Cette métaphysique prend en charge la notion d’opération, mais à partir des événements que les gestes concrets du musicien électronique ou du DJ suscitent dans le continuum sonore : coupes, ablations, perforations, atomisations, etc. Comme l’a bien montré Bastien Gallet [4], c’est une physique qualitative des purs événements sonores, une physique subjective des affections.

5On peut enfin identifier une troisième version possible de la métaphysique, qui se présente plutôt comme une logique des opérations. Celle-ci pose directement la question de l’identité d’une opération ou d’un geste tel que celui du sampling. Qu’il s’agisse là d’un problème métaphysique ne va pas de soi. Mais il convient de préciser dès maintenant quel problème une telle métaphysique, conçue comme logique des opérations, ne posera pas. Le problème qu’elle contournera d’abord est le locus classicus de la philosophie de l’art contemporain, et plus précisément de l’ontologie de l’œuvre d’art, celui du mode d’existence de l’œuvre musicale.

6Cette œuvre, on se la figure écartelée entre son prototype (l’Idée, la structure), les diverses formes de sa notation, et son exécution – ou encore, entre l’original et ses transformations au fil des réappropriations successives. On se demande : « Où est l’œuvre ? », « Survit-elle à ses arrangements ou recompositions ? », « Et sur quel mode ? comme une essence idéale ? un patron ? l’horizon d’un processus indéfini de métamorphoses ? » Ces questions pourraient sembler revêtir une urgence particulière dans le cas des musiques électroniques et plus particulièrement dans la pratique du remix. Mais il faut se demander ce qu’on gagne à les formuler ainsi. Leur présupposé commun est d’ailleurs éminemment discutable : on suppose dans tous les cas que l’idée d’œuvre ne fait pas problème et que seul son mode d’existence est en question. Or il est clair que la notion même d’œuvre musicale n’a aucune évidence a priori.

7C’est un fait bien établi qu’elle n’a émergé que lentement dans l’histoire, en relation avec l’évolution du droit d’auteur et celle des pratiques d’exécution. Sans avoir à passer par un geste critique ou désacralisateur, les musiques électroniques brouillent les usages de cette catégorie. Et pour commencer à lever les équivoques qui persistent à ce sujet, il n’est pas inutile de revenir sur deux constats d’apparence triviale, que l’on pourrait formuler ainsi : (1) le DJ est celui qui « joue » des platines ; (2) le DJ est celui qui passe des disques.

La musique des machines

8Le DJ, donc, est celui qui joue des platines (ou de la double platine). Cette formule nous invite à nous pencher en premier lieu sur la mutation que les musiques électroniques et leur substrat technique induisent dans le régime esthétique d’appréciation ou d’évaluation des œuvres musicales, en deçà de la place qu’y tiennent la citation ou la reprise. Que le DJ joue des platines signifie que la platine de disque n’est pas seulement une médiation dans le processus de reproduction et de diffusion de la musique, mais devient un outil de production à part entière. Mieux, elle devient un instrument – et pas seulement un appareil. Lorsqu’on passe à des dispositifs et des configurations plus complexes, lorsqu’aux platines et à la table de mixage s’ajoutent la boîte à rythme (beat box) analogique puis numérique, l’échantillonneur, et enfin l’ordinateur portable, c’est encore des instruments que l’on trouve, jamais de purs et simples appareils. Le dispositif technique, le substrat « électronique », apparente l’art du DJ ou du musicien électronique à un art expérimental : car ce dispositif technique, il s’agit d’en exploiter, non seulement les possibilités techniques, mais également les virtualités que révèlent parfois certains dysfonctionnements – c’est un travail aux limites qu’illustre à merveille l’anecdote de l’invention du son « acid » par DJ Pierre, Herb et Spanky, bidouillant une boîte à rythme programmable [5] pour en tirer des sons inouïs (stridulations acidulées, rebondissant ou oscillant aux limites des seuils de perception, sur toute l’étendue du spectre sonore). De façon générale, l’invention des gestes du DJ est fondée sur l’utilisation, mais plus souvent encore le détournement du médium technologique. La part qu’y tiennent l’ingéniosité et souvent le hasard heureux est évidente : outre l’invention du son acide, il faudrait aussi évoquer celle du dubbing par le jamaïcain King Tubby, du fondu enchaîné d’un disque à l’autre par Francis Grasso, du breakbeat par DJ Kool Herc, du punch phasing, du back spinning et du scratch par Grandmaster Flash et DJ Theodore [6]

9Cet usage expérimental de la machine est plus éclairant que toutes les mythologies machiniques qui ont pu se greffer sur les cultures électroniques, et sur lesquelles embraie naturellement le discours des flux cosmiques. Oval ou Pole, par exemple, jouent sur les bruits parasites, les rémanences qui hantent le dispositif d’amplification lui-même, comme si la musique émanait directement de la matérialité opaque de la machine à sons : la tentation est grande ici d’oublier le geste du musicien pour n’y voir qu’une musique des machines, une musique qui d’une certaine manière se ferait toute seule, et serait par là même capable de capter et de révéler les forces non audibles au sein de la matière.

Mix, remix, sampling

10L’idée d’une musique des machines conduit naturellement à une autre question, celle de la destitution de l’autorité de l’artiste. Mais avant de surenchérir sur la disparition annoncée d’une certaine posture du créateur, il faut évoquer le statut particulier qu’acquiert le DJ dès lors qu’il s’affirme, non pas comme celui qui joue des platines (ce qui en un sens est aussi peu éclairant que de dire qu’un violoniste joue du violon), mais comme celui qui passe des disques : ce second constat, d’apparence encore plus triviale que le premier, dit en réalité l’essentiel.

11Le récit plus ou moins légendaire des pionniers de l’électro contemporaine commence en réalité en 1877, avec la première archive sonore humaine (le « hello » prononcé par Edison et recueilli par son phonographe) ; il s’inscrit évidemment dans une histoire plus large des techniques de stockage des sons et des bruits (du gramophone à la platine pour disque vinyle, en passant par le cylindre et les disques de zinc), qui est aussi l’histoire de la musique « à l’âge de sa reproductibilité technique ». Le DJ joue ou rejoue à chaque fois sa collection de disques, autrement dit sa mémoire musicale archivée,matérialisée dans les sillons du vinyle. Il fait de la musique avec de la musique, comme Godard disait faire du cinéma avec des images et des sons, c’est-à-dire avec toute l’histoire du cinéma. La forme fondamentale de son art, c’est donc le mix. Il faut tout reprendre à ce niveau.

12Il y a mix dès lors qu’on passe ensemble (pas nécessairement en même temps) deux disques, pour faire émerger un troisième terme, ou une synthèse (qui trouve son correspondant technique dans la table de mixage connectant deux platines) – synthèse qui est en réalité une sorte de composé instable fait de la superposition, de l’alternance, de la polarisation ou de la diffraction de deux plages musicales pour ainsi dire réverbérées l’une sur l’autre. Ces plages sont d’ailleurs elles-mêmes retravaillées lorsque les tables de mixage sont équipées d’égalisateurs et qu’il devient possible, notamment, de séparer les aigus et les basses à l’intérieur d’un même paysage sonore pour faire affleurer, au moment requis, le grondement sourd de la basse dégagé des hautes et moyennes fréquences, ou au contraire pour ne plus laisser entendre que le claquement des charley, lorsque le groove tourne sur lui-même comme une toupie [7].

13Or le mix ouvre aussi, du même coup, la possibilité du remix. Remixer, c’est donner, par les mêmes moyens, une nouvelle interprétation d’une chanson ou d’un thème instrumental antérieur. On s’est fondé sur cette évidence pour dire que le DJ était une sorte de « métamusicien », un musicien qui ferait de la musique au carré, de la musique au second degré, de la métamusique (l’expression est reprise par Ulf Poschardt). Cette désignation est au fond peu éclairante, mais on voit bien à quelle évidence elle s’arrime : la pratique du remix, c’est la reprise à tous les étages, une réappropriation générale du patrimoine musical.

14C’est dire aussi que le musicien fait entendre son écoute, tout autant que le morceau qu’il reprend. Et que nous, qui l’écoutons, écoutons donc au second degré : nous écoutons une écoute. Le remix est une métaécoute. Ce thème a été admirablement développé par Peter Szendy dans son « histoire de nos oreilles » [8]. Les DJ affairés à leurs platines dans les remix live s’y trouvent décrits comme « des auditeurs se produisant en concert ». Il y va bien, en effet, d’un nouveau régime de l’exécution, comme d’un nouveau régime de l’écoute.

15Après le mix et son prolongement naturel, le remix, on peut distinguer une troisième et dernière composante de l’art du DJ. On l’a déjà évoquée : c’est le sampling, l’échantillonnage. Techniquement, la nouveauté (consacrée en 1983 par le premier morceau de hip-hop à utiliser un sampleur de type Emulator : « Looking for the perfect beat ») consiste à pouvoir stocker et réutiliser à volonté, grâce à la technologie numérique (qui code en mode binaire, discontinu, les amplitudes d’un signal sonore continu) toutes sortes de sons prélevés dans des enregistrements ou directement dans le monde extérieur. L’original est littéralement indiscernable de sa copie lorsque l’échantillon d’enregistrement intervient tel quel dans une composition. Mais l’essentiel est plutôt dans le caractère malléable que revêt le matériau musical-sonore lorsqu’il est ainsi réduit à un échantillon numérique, qui peut être manipulé de mille manières : inséré, mais aussi étiré, transposé, mis en boucle, etc.

16Il ne faut pourtant pas trop fétichiser la technologie numérique incorporée dans le sampling. Comme l’explique Mixmaster Morris : « Le sampling n’offre en théorie rien de plus que ce que vous pouviez déjà faire avec une lame de rasoir et un tube de colle. Simplement, vous avez moins de risque de vous couper les doigts, ça prend beaucoup moins de temps, et le processus est réversible. »

17On peut s’autoriser de cette remarque pour faire de la notion de sampling un usage étendu, qui ne se limite pas aux possibilités offertes par la technologie numérique. Insérer manuellement quelques mesures d’un morceau de musique au milieu d’un autre (en en modifiant au passage la qualité rythmique ou la texture sonore via la table de mixage), c’est déjà effectuer un sample, au sens où on l’entend ici.Avant de désigner un geste déterminé ou une séquence d’actions observables, le sampling au sens étendu est d’abord une synecdoque des musiques électroniques elles-mêmes, l’emblème d’une musique faite avec de la musique [9].

18Reste que c’est la technique du sampling, matérialisée dans le sampleur (autrement dit, une mémoire numérique et un convertisseur numérique/analogique) qui a contribué à populariser l’idée selon laquelle les « musiques électroniques » seraient par excellence un art de la citation. Dans cette perspective, le musicien électronique disposerait d’un nuancier sonore immense fait d’échantillons musicaux hétérogènes, de teintes ou d’éléments d’atmosphère sonore, mais aussi d’extraits de chansons, de films, de discours, de jingles télévisés, etc. Il y puiserait allègrement, tantôt exhibant ses emprunts, tantôt les camouflant, pour tramer des surfaces sonores scintillantes ou irisées, et réaliser ce que Brian Eno appelait de ses voeux : de véritables « tapisseries sonores ». Hendrix déjà parlait de « peintures sonores » — à condition de préciser que ces peintures ne sont pas faites directement avec des couleurs, mais avec des échantillons de couleur, ou des images, ou des morceaux d’autres peintures, dont certaines apparaissent comme de violents collages, d’autres en transparence ou par un effet de surimpression, quand la composition laisse affleurer, par endroits, une première image peinte sur la toile, mais finalement recouverte par les interventions successives du peintre.

19Cette description générique, par analogie avec la peinture, nous éloigne déjà considérablement du procédé de la citation – ou de ce que la théorie littéraire appelle l’intertextualité (il faudrait parler ici d’intermusicalité). On entrevoit au passage le genre de tâche qui attend une logique de l’opération. Il s’agira par exemple de savoir à quel genre de geste correspond le sampling. Le collage (équivalent graphique de la citation) est-il la bonne métaphore ? Pourquoi ne pas parler plutôt de grattage (on pense ici aux affichistes,Villeglé ou Hains), ou de frottage (Max Ernst) ? D’ailleurs si la musique devient effectivement la matière première du DJ – tout comme l’environnement sonore de la vie urbaine –, n’est-il pas égarant de continuer à parler de « métamusique », ou de musique au second degré ?

Une « métamusique » ?

20Le fait que l’électromusicien (DJ ou musicien techno) travaille avec des disques et des platines (ou des morceaux numérisés et des samplers) au lieu d’instruments ordinaires, le fait donc qu’il travaille à partir de la musique, signifie-t-il nécessairement qu’il travaille sur la musique ?

21Le terme « métamusique » a un sens inoffensif, que tout le monde est prêt à accorder : faire de la métamusique, c’est faire de la musique avec de la musique. Mais quant au sens spécial, une musique qui prendrait pour objet la musique, une musique au second degré, une musique réflexive, c’est tout à fait autre chose. On suppose alors que le musicien lui-même introduit une distance entre deux niveaux, un niveau qui serait celui des moyens de son art, et un autre qui se constituerait dans une réappropriation critique de ces moyens. De ce point de vue, tout emprunt, tout collage apparaît nécessairement comme une forme de citation, masquée ou explicite. Mais est-ce bien ainsi que se font les choses ?

22Demandons-nous plutôt : qu’est-ce qu’un disque ? Entendons, qu’est-ce qu’un enregistrement consigné dans un album (peu importe le support dans lequel on le ressaisit : vinyle ou CD ou mp3) ? La réponse est simple, mais elle complique déjà la distinction apparemment immédiate entre la musique jouée et la musique rejouée, entre la musique comme matière première (musique de premier degré) et la musique recomposée (musique de second degré). En effet, un disque est en réalité déjà le produit du mixage de plusieurs pistes hétérogènes sur un même support. L’original (la source, la matière première) est déjà un assemblage, et même un réassemblage, de plusieurs enregistrements. C’est bien pourquoi le personnage central de la culture pop (bien avant l’essor des musiques électroniques) est le producteur. C’est lui qui élabore le morceau, c’est lui qui assemble les pistes en un tout.

23C’est dire que le disque n’est pas d’abord une trace, une archive, une mémoire matérialisée : il est déjà une production sans original, un mixte, et pour tout dire un mix qui, en appelant naturellement le remix, ouvre virtuellement une série illimitée de réappropriations. Sur ce point Bastien Gallet a une formule définitive : « C’est parce que tout disque a été mixé qu’il est éternellement remixable. » À quoi il ajoute : « C’est parce qu’il existe des producteurs (les sculpteurs/architectes du mix) qu’il existe aussi des remixeurs. »

24Mais il faut préciser que dans le cas du DJ, ce qui distingue le mix (ou le remix) de la production à proprement parler, c’est ce qui sépare la temporalité du studio, qui participe encore à une conception classique de la composition comme organisation d’un matériau auquel on donne une forme, et la temporalité du dancefloor (soit une composition en temps réel, dans le maintenant de l’exécution, et dont on peut supposer qu’elle constitue encore l’horizon, le point de référence, des compositions de certains musiciens électroniques lorsqu’ils composent dans le calme de leur home studio une musique dont ils savent qu’elle fera danser). C’est ce qui sépare radicalement l’art du remix de l’art – largement pratiqué dans le cadre de la musique classique et romantique – de la transcription ou de l’arrangement. Il ne s’agit pas de reproduire, ni même de transposer, mais de produire à nouveau, c’est-à-dire de produire autre chose, qui sera voué, par la même nécessité, à servir de point d’appui à de nouvelles créations.

25Pour conclure sur ce point, il faudrait donc parler, non pas de « métamusique », selon un schéma vertical, mais d’une forme de « transmusicalité », selon un schéma horizontal indiquant une chaîne continue de reprises et de décrochages où chaque nouvelle composition apparaît comme une sorte de coupe ou d’arrêt dans un processus de remixage généralisé. Le remix n’est pas un commentaire ou une musique au second degré ; c’est une unité de devenir saisie dans une matière musicale en flux. Ou pour dire autrement la même chose, sans verser trop vite dans la métaphysique des flux : le remix manifeste moins la capacité de la musique à s’interpréter elle-même ou à se prendre pour objet (ce qui, soit dit en passant, n’est pas une nouveauté), que le devenir-matière universel des formes musicales.

Bricolages

26Il n’y a donc pas lieu de parler de musique au second degré ou au nième degré. Mais alors, de quoi s’agit-il, avec le remix, si l’on abandonne l’idée de « métamusique » ? Certainement pas de citation. Le modèle sémiologique que suppose l’idée même de citation (le geste de l’emprunt ferait signe vers la source, ou l’original) paraît tout à fait inadéquat. Qu’il y ait des effets de reconnaissance, disons des mentions (qu’il faudrait distinguer ici des citations proprement dites), c’est évident. Mais le procédé consistant à désassembler ou à sampler une dizaine de morceaux (et souvent plus encore) dans le cours d’un mix, n’est perçu comme un emprunt et parfois une profanation que parce qu’on suppose que le DJ s’attaque à des œuvres. On s’imagine alors que ces dernières existeraient dans une sorte de supermarché immatériel où le musicien organiserait ses rapines, et que leurs occurrences (même tronquées, même fragmentées) constitueraient à chaque fois des références directes à des « morceaux choisis ». Penser les choses ainsi, c’est adopter le point de vue du droit d’auteur, qui poursuit le DJ pour plagiat musical. Comme si le DJ s’attaquait tour à tour à chacun des morceaux qu’il prélève dans sa collection, comme si ces derniers pouvaient être activés et fonctionner comme œuvres par la seule vertu du microsillon. Or il est clair que le DJ est justement celui qui ne passe pas par les œuvres.

27On le voit bien avec la disco où le remix s’attaque moins à la chanson elle-même, pour la dilater, qu’à ses marges, à ses seuils ou à sa périphérie : les breaks, mais aussi la ritournelle ou la coda instrumentale qui la conclut, tous les moments en somme où les instruments rythmiques occupent tout le champ pour marteler le beat. Mise en boucle, étirée, transformée, la musique rendue à l’état de matériau devient une pure surface de composition, un champ d’opérations. On pourrait également citer la démarche, encore plus radicale, du trip hop, de la drum’n bass ou de la jungle : le mix entier s’y trouve tramé autour d’un motif rythmique (breakbeat) variablement dilaté et compressé, mais également haché, creusé, pulvérisé…

28Pour mieux appréhender ces exemples, pour comprendre le type de composition qui résulte de ces pratiques, le modèle qui convient est moins celui (deleuzien) de l’espace lisse, constitué de proche en proche par extensions et raccords de parties hétérogènes (à l’image du patchwork), ou par foulage (à l’image du feutre), que celui d’un tramage par évidements et nappages successifs. Le musicien électronique sculpte le son, il le troue à mesure qu’il l’épaissit, il le replie sur lui-même en le criblant [10]. Quant au concept (deleuzien lui aussi) d’agencement, il paraît peut-être trop général pour discerner ce qui est en jeu. Qu’est-ce qui n’est pas un agencement, en effet, dans la musique ? Le musicien électronique, quant à lui, produit une texture. D’où l’attention extrême aux micro-détails, à la granulation du morceau, « l’obsession des petits instants », aux limites de la perception sensorielle. D’où aussi l’idée d’une musique « moléculaire », dont Deleuze avait donné le principe dans une célèbre conférence à l’Ircam, à l’invitation de Pierre Boulez.

29Ajoutons, pour conclure sur ces questions, que la notion de bricolage est plus précieuse pour comprendre la pratique du DJ que tous les paradigmes tirés de l’art musical traditionnel ou des pratiques modernistes de l’écriture. C’est au prix d’une singulière torsion qu’on érige parfois en modèle de l’écoute performative du DJ le travail d’électro-citation critique d’un John Oswald (dont les Plunderphonics doivent autant à Burroughs et Schwitters qu’aux pionniers du remix). La performance s’apparente alors à la lecture d’un texte dont on réagencerait les segments signifiants ; l’œuvre y gagne un statut superlatif, elle devient le processus de son propre œuvrement, éternellement vouée à la métamorphose, c’est-à-dire à la traduction, à l’arrangement.

30Mais répétons-le, le DJ n’opère pas l’œuvre, et à plus forte raison il ne la lit pas comme un texte. Il traverse des milliers d’œuvres à la fois pour y puiser sa matière, il survole à vitesse infinie toute sa collection (celle d’Afrika Bambaataa, dit-on, est immense, et singulièrement hétéroclite). Il faut écouter Grandmaster Flash parler de ses prélèvements musicaux : « Ça peut être n’importe quoi. J’ai ici des disques qui dans l’ensemble sont de la merde, mais il y a dessus douze secondes que je peux utiliser… ». La référence obligée à la notion de « bricolage » (c’est d’ailleurs le titre d’un album d’Amon Tobin) en dit long sur l’attitude pragmatique des DJ. Bricoler, c’est faire avec les moyens du bord : agencer des effets sous la contrainte d’une limitation de moyens, dans un ensemble instrumental à la fois clos (il est très important que la collection du DJ ne soit pas infinie, contrairement au fantasme qui en fait le pur relais d’un flux musical universel) et hétérogène (c’est-à-dire contingent : chaque collection, chaque « trésor » est le fruit de rencontres hasardeuses, le résultat contingent de transformations passées). « Élaborer des structures avec des résidus d’événements » : on se souvient de cette définition que Lévi-Strauss donnait du bricolage dans La Pensée sauvage. La pratique sauvage du sampling obéit, elle aussi, à une logique de l’hétéroclite. Et cette logique opère nécessairement dans un espace fini, ce qui est une autre manière de dire que la musique ne se remixe pas toute seule, emportée dans l’immense rumeur des flux digitaux mondialisés, mais qu’elle doit être incessamment bricolée.

31Ajoutons qu’elle ne s’épuise pas pour autant dans un maniérisme du patchwork musical. Sans tomber dans un fonctionnalisme extrême qui consisterait à soumettre les musiques électroniques à l’impératif d’un être-ensemble festif et dansant, il n’est pas faux de dire que la motivation principale des remix est d’obtenir un effet performatif sur l’esprit et les corps, dans des contextes variés mais liés à la danse ou à sa retombée (chill-out), et souvent bien sûr à la drogue. Cette orientation pragmatique des musiques électroniques se conjugue malaisément avec une critique des formes qui reviendrait à « lire » ou « annoter » un morceau comme on lit un texte [11].

32Les musiques électroniques n’ont rien à voir avec un commentaire de texte. Rien à voir non plus, malgré les analogies que pourrait suggérer l’expression de « sculpture sonore », avec l’écoute analytique encouragée par la musique acousmatique ou concrète, qui se place d’emblée en face d’un matériau musical préalable à toute structuration, donné en deçà de toute médiation (l’« objet sonore », sorte de négatif du système de contraintes musicales). Le DJ ne se place pas face à l’objet sonore (musique concrète, façon Pierre Schaeffer), il ne s’immerge pas non plus directement dans le son pur (musique minimaliste, La Monte Young). Disons qu’à partir de la répétition originaire d’une cellule rythmique qu’il a pour charge de faire vivre tout au long de la performance, il s’oriente par métonymie, selon des rapports de contiguïté, dans un univers musical constitué d’innombrables titres gravés avant tout dans les microsillons de sa mémoire. L’œuvre est donc bien plutôt contournée ou court-circuitée qu’abolie, et c’est pourquoi il n’y a pas non plus à faire ici toute une histoire de l’absentement de l’œuvre, ou du désœuvrement de l’artiste.

Notes

  • [1]
    Voir Bernard Sève, L’Altération musicale, Seuil, Paris, 2002.
  • [2]
    Nous avons développé plus longuement cette question dans deux textes : « Appropriations (morts de l’auteur dans les musiques électroniques) », in Sonic Process, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 2002 ; « Opérations », postface à Bastien Gallet, Le Boucher du prince Wen-houei : enquêtes sur les musiques électroniques, Éditions Musica Falsa, 2002.
  • [3]
    Voir David Toop, Ocean of sound : ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, Éditions Kargo, Paris, 2000 ; Jacques Rancière, « La métamorphose des muses », in Sonic Process, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 2002.
  • [4]
    Voir par exemple « Us et coutumes de l’échantillonnage : mémoire, exotisme et chirurgie plastique », Critique, n°663-664, 2002.
  • [5]
    Il ne faut pas sous-estimer l’importance des boîtes à rythme (beat box) dans l’évolution des musiques électroniques : leur fonction pragmatique a été de libérer la seconde platine de la tâche à laquelle elle était le plus souvent réduite, celle de construire une ligne rythmique continue.
  • [6]
    Voir par exemple Bill Brewster et Frank Broughton, Last night a DJ saved my life : a history of the disc jockey, Grove Press, New York, 1999 ; Ulf Poschardt, DJ culture, Éditions Kargo / L’Éclat, Paris, 2002.
  • [7]
    Les textes de Bastien Gallet déjà cités dégagent admirablement la portée esthétique de ces procédés.
  • [8]
    Peter Szendy, Écoute : une histoire de nos oreilles, Minuit, Paris, 2001.
  • [9]
    C’est pourquoi on pourrait l’illustrer par des formes très différentes, chez les maîtres du turntablism, comme DJ Q-Bert (voir par exemple son album Demolition Pumpkin Squeeze Muzik, 1994), ou dans l’electronica paysagère d’Amon Tobin (voir par exemple Supermodified, Ninja Tune, 2000).
  • [10]
    Signalons au passage le statut problématique de la notion d’espace troué dans les pages de Mille plateaux consacrées au lisse et au strié. Le modèle topologique le plus fécond pour comprendre les musiques électroniques est celui d’espace troué ; mais c’est précisément le type d’espace que Deleuze et Guattari ont le plus de mal à penser, puisqu’il les oblige à abandonner les intuitions intensives et continuistes qui sous-tendent la construction des espaces lisses.
  • [11]
    Ce serait notre point de désaccord principal avec l’interprétation proposée par Peter Szendy.