La scène mondiale du rock

1Cette conférence a été prononcée par Jean-Luc Nancy le 23 mars 2004 dans le cadre du cycle des Leçons magistrales de la Cité de la Musique [*].

2Une publicité récente me servira d’épigraphe : « Contre le blues, rien ne vaut le roc. » C’était la phrase – elle est peut-être encore sur les murs – d’une affiche qui voulait vanter les mérites d’un certain bonbon au chocolat appelé ici « roc ». Mais ce n’est pas pour la plaisanterie que je mets cette phrase en épigraphe, c’est plutôt pour me servir d’elle, parmi bien d’autres exemples que je pourrais prendre dans la publicité ou dans le spectacle, et marquer ainsi la présence si forte du rock, de ce que l’on appelle le rock, parmi nous, dans notre culture, jusqu’à donner lieu à une formule publicitaire si habilement construite (je le dis sans être payé pour relayer cette publicité), qu’elle suppose une très sérieuse culture pour être déchiffrée dans cette espèce d’antithèse sur laquelle elle repose : le roc (k) contre le blues, antithèse qui suit un développement historique.

3Mais après cette épigraphe lapidaire, je donnerai deux citations plus consistantes et qui soutiennent en profondeur l’introduction et la motivation de mon propos.

4La première : « L’introduction d’un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder : ce serait tout compromettre, s’il est vrai comme le prétend Damon, et comme je le crois, qu’on ne peut changer les modes de la musique sans ébranler les plus importantes lois de la cité [1]. »

5Un peu avant, Platon a distingué le mode musical (tropon ôdès) des chants nouveaux (asmata nea), qui sont des chants nouveaux mais pas des modes nouveaux. Les modes (tropoi ou tonoi) constituaient des systèmes harmoniques différenciés et censés correspondre à des catégories d’affects. Par exemple, le mode dorien correspondant aux vertus civiques, le mode phrygien aux vertus guerrières, le mode lydien, condamné par Platon, aux moeurs relâchées et à l’ivresse.

6Deuxième citation : « La musique (couramment et vaguement) appelée rock inonde l’ambiance sonore de la vie quotidienne depuis vingt ans ; elle s’est emparée du monde au moment même où le vingtième siècle, avec dégoût, vomit son Histoire. Une question me hante : cette coïncidence est-elle fortuite ? Ou bien n’y a-t-il pas un sens caché dans cette rencontre des procès finals du siècle et de l’extase du rock ? Dans le hurlement extatique, le siècle veut-il s’oublier [2] ? »

7Et vous pourrez lire la suite du texte qui, en opposant le rock à l’art, donne du rock une description musicale ou plutôt acoustique extrêmement sévère et le reconduit à ce que Kundera nomme « la liberté des pulsions ». Au fond, vous voyez, c’est un texte très platonicien, qui reproduit quelque chose de la condamnation par Platon du mode ou des modes relâchés et de l’avertissement de ne pas introduire de changement important dans les modes musicaux.

8Donc, vous le comprenez bien, ces deux citations, auxquelles on pourrait en adjoindre d’autres, sont bien faites pour marquer la place de la musique dans la cité – c’est le titre générique de cette série de conférences – place décisive qu’en réalité le plus souvent nous ignorons, ne remarquons même pas, sauf dans le cas du rock, mais c’est alors sur le mode de cette agressivité dont Kundera témoigne, et, comme on le sait, il n’est pas le seul parmi les écrivains et les essayistes, les faiseurs d’opinion ou de pensée des cinquante dernières années à avoir émis ce genre de jugement. De la même manière d’ailleurs, je le dis sans plaisir, un philosophe important, Adorno, a en son temps discrédité le jazz (il ne connaissait pas encore le rock).

9Pourquoi donc un philosophe s’intéresse-t-il au rock ? Car je sais bien que cette question se pose, a dû se poser à vous en voyant l’annonce de cette conférence. Pour la raison très simple que la musique dans la cité est une question immédiatement de plein droit philosophique – la citation de Platon suffit pour l’attester, et que l’existence du rock ne peut pas ne pas toucher – c’est ce que la citation de Kundera montre, ce qu’elle a en réalité de très positif – aux rapports avec l’Histoire dans sa totalité et dans ce qu’elle a de plus intense et de plus fort dans son fond et dans les questions qu’elle se pose. Donc voilà pourquoi, moi philosophe incompétent en rock, moi qui ne suis ni instrumentiste, ni chanteur, ni même connaisseur, j’essaie de parler, non pas de l’intérieur du rock, bien entendu, certainement je décevrais beaucoup ceux qui sont ici connaisseurs, mais de l’extérieur, en tant que membre d’une cité dans laquelle en effet le rock, comme dit Kundera, « inonde l’ambiance sonore » mais aussi le discours, c’est ce que je voulais vous montrer aussi par la publicité.

10En même temps, philosophe non-rocker, je regrette l’absence aujourd’hui de Rodolphe Burger, qui est lui un philosophe devenu rocker, et avec qui j’avais pensé faire conjointement cette conférence mais qui, par excès de travail, ne peut être présent. Néanmoins il est là comme conseiller secret, et plus d’une référence dans ce que je vais vous dire lui est due. Rodolphe Burger est aussi un musicien, compositeur, interprète, dont la musique se rapporte à certains égards, dans certains des morceaux qu’il a écrits et joués, expressément à l’histoire du rock, ce qui est un phénomène rare et relativement nouveau à l’intérieur du rock, qui n’entretient pas expressément un rapport à sa propre histoire.

11Je pense que ces précautions que je prends et qui sont nécessaires, sont peut-être en partie inutiles pour beaucoup d’entre vous qui savent très bien que le rock, en vérité, n’a pas cessé depuis longtemps, sinon tout à fait depuis ses débuts, de constituer un phénomène philosophique au sens très large et courant du mot, c’est-à-dire une forme de pensée, de représentation du monde, des valeurs, voire du sens. Ce qu’on appelle aussi une culture. En effet il n’y a rien de plus banal de dire que le rock est une culture, ou comme on le trouve dans beaucoup de publications et depuis longtemps, que le rock n’est pas seulement une musique mais une véritable culture – parfois on dit un phénomène culturel – mais l’expression la plus décisive c’est qu’il s’agit d’une véritable culture. Avec ce mot de culture, on est d’emblée dans une sorte de séparation, de clôture : il y a la culture rock et il peut y en avoir d’autres, tandis que parler d’un phénomène philosophique renvoie au fait qu’on a pu parler d’une vision du monde rock et que, dans les textes rock, textes de chansons ou plus souvent textes de commentaires et d’analyses publiés dans des magazines, on trouve un certain nombre de références, par exemple à Nietzsche bien sûr, mais aussi quelquefois à Deleuze ou à Derrida, l’un et l’autre de ces philosophes ayant fait l’objet de créations musicales de groupes rock. Deleuze a même été amené à dire un texte de Nietzsche accompagné par un groupe rock qui l’avait en quelque sorte « kidnappé » à cette fin [3].

12Bien sûr, ces choses-là pourraient être très superficielles, mais ce que je voudrais vous montrer, c’est qu’il y a de bonnes raisons de traiter le rock comme un phénomène philosophique, ou si vous voulez à portée philosophique, ou sur lequel doit s’exercer une analyse philosophique. Je veux dire qu’il y a dans le rock quelque chose qui, au-delà d’une simple culture particulière, constitue à la fois un élément d’auto-réflexivité, comme s’il y avait en son cœur une espèce de cogito du temps, et un rapport à quelque chose qui est de l’ordre du sens et de la vérité.

13Mais avant d’aller plus loin, je dois préciser que, sous le nom de rock, j’entends, comme Kundera, « couramment et vaguement », l’ensemble dont le rock constitue le point de départ, soit un ensemble regroupant aujourd’hui la pop, la techno, le rap, après être passé par toutes les variantes du rock que vous voudrez, le hard, le metal, la house, le funk… Cet ensemble proliférant fait du mot rock un signifiant passablement flottant mais qui est en même temps porteur d’un sens : il y a une forme, un genre musical populaire déterminé appelé rock, créé et inventé à un certain moment et dont la nomination s’est étendue ; le rock a fini par désigner un ensemble de genres et de sous-genres musicaux, et même quand il ne désigne pas l’ensemble, – puisqu’aujourd’hui le rap ne voudrait pas être désigné comme rock, pas plus d’ailleurs que la techno et bien d’autres –, tout le monde sait de quoi on parle quand on dit rock,même si personne à l’instant n’est capable de vraiment faire la différence entre ce qui va se revendiquer comme proprement rock et ce qui sera tout à fait autre chose. Par ailleurs, ce sur quoi je m’appuie pour utiliser le mot rock en ce sens très large représente un phénomène mondial tel qu’on n’en a jamais vu de pareille extension : je crois sincèrement qu’aucun phénomène musical n’a engagé de processus comparable depuis le romantisme, qui, lui, n’a pas été mondial, mais circonscrit à l’Europe.

14Enfin, dans ces préalables, il faut également dire que le rock est contemporain de la transformation philosophique du milieu du vingtième siècle. Les années de naissance du rock, les années cinquante, sont aussi les années dans lesquelles, dans l’après-coup du moment des années vingt et trente – Heidegger,Wittgenstein, Freud – s’est vraiment élaboré, explicité, développé quelque chose qu’on peut rassembler sous l’expression due à Heidegger de « fin de la métaphysique », expression la plupart du temps prise à contresens et qui veut simplement dire le passage d’une époque où la philosophie consistait en une vision du monde ou en un système de vérité, à celle où elle a cessé de se concevoir comme savoir ou construction de systèmes de pensée. De la même façon, et dans le même temps, le rock est apparu comme une musique consistant moins dans la constitution d’un nouveau système musical que comme une pratique nouvelle faite d’éléments pris à d’autres pratiques antérieures, au jazz, au blues et à la country. Dans cette pratique composite, polymorphe presque d’emblée, il s’est agi moins d’un système, d’une nouvelle figure ou d’une configuration musicale que d’une musique se faisant elle-même son propre sujet, sa propre praxis, et à partir de là, engageant, processus tout de même extrêmement rare et remarquable, une sorte de contamination générale de toute la musicalité d’une époque. Le rock, c’est à la fois un climat musical et sonore – on en reparlera en particulier autour de et avec l’électricité – et un contact ininterrompu, à moins qu’il soit renoué, avec les autres formes de musique. Avec le jazz par exemple – on sait combien Miles Davis notamment s’est intéressé au rock, et même l’a admiré. Et pour finir ce sont certains musiciens contemporains qui sont venus à la rencontre du rock.

15Ainsi le rock s’est constitué comme phénomène mondial dans tous les sens du mot et a donc joué un rôle assez remarquable dans les transformations politiques du vingtième siècle. On sait bien par exemple de quelle conséquence a été l’écoute du rock dans les pays de l’Est avant la chute du Mur – tous les jeunes de l’Allemagne de l’Est écoutaient du rock, surtout à Berlin où l’on captait facilement les radios occidentales et il n’y a pas longtemps un caucasien à peu près de mon âge me racontait qu’il écoutait du rock sur Monte-Carlo chez lui au temps de Brejnev. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’autres phénomènes culturels qui puissent revendiquer une pareille vertu de propagation, de contamination, de contagion. Donc on pourrait dire que le rock a précédé quelque chose de ce mouvement général de décloisonnement qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation et dont, en fait, on peut dire comme certains analystes qu’il s’agit moins d’un phénomène nouveau que d’une reprise, après une sorte de suspension au milieu du vingtième siècle. Et évidemment dans ce mouvement le rock a été extrêmement lié à, sinon dépendant de, un certain nombre d’inventions techniques : la radio et le disque, tous moyens de diffusion sonore, ce qui n’est pas indifférent car le sonore est l’élément de la diffusion et de la propagation par excellence. On a souvent fait remarquer le rôle que la radio avait joué soit dans la montée politique des fascismes soit autour d’événements comme la guerre d’Algérie. De même aujourd’hui on fait remarquer le rôle joué non plus par la radio mais par l’Internet dans un certain nombre d’événements politiques. Je crois qu’il faut remarquer que le rock suit exactement la même courbe.

16Cela étant posé, je vais essayer de préciser mon propos en quatre moments d’analyse : le musical, les moeurs, le populaire, l’affect.

17Le musical. Le rock réactive quelque chose d’un rapport profond entre la musique et les moeurs. L’adage « La musique adoucit les moeurs » veut dire non pas forcément qu’elle les adoucit, qu’elle les attiédit, mais qu’elle met de la cadence, du rythme, par conséquent qu’elle configure quelque chose du rapport social. La musique donne une cadence à l’être-ensemble. Et il est remarquable que dans l’histoire de l’Occident, à partir de Platon, dont j’ai lu la citation tout à l’heure, jusqu’à Schopenhauer, on pourrait dire que quelque chose de cette force rythmique, rythmante, modelante de la musique dans la cité est resté suspendu, non considéré, non interrogé, en tout cas par la pensée ; je ne veux pas dire que cela ne fonctionnait pas, loin de là, mais ce n’était pas pris en compte par la pensée. Jusqu’au moment – il faudrait beaucoup de temps pour se demander pourquoi cela se produit à ce moment-là – où Schopenhauer fait de la musique l’expression même de l’être du monde, l’être du monde lui-même compris comme volonté. Il y a donc dans la musicalité du rock quelque chose qui dépasse de très loin d’emblée l’invention d’une musique, qui bouleverse le partage reçu des arts entre eux ou le partage entre les arts ou sous-arts populaires et les arts dignes du nom d’Art. Il y a autre chose et comme on le sait cette autre chose a sa condition de possibilité immédiate dans le jazz qui a lui-même à voir avec l’histoire entière de l’Occident sortant de lui-même, colonisant, créant l’Amérique, instituant l’esclavage. Il y a donc dans le jazz un facteur qui rendait possible l’activation d’un autre rapport de la musique et des moeurs que celui qui était, du moins publiquement et rationnellement, reçu dans la culture occidentale. Cependant que dans cette même culture, de Schopenhauer à Nietzsche et à Wagner, quelque chose se déplaçait de l’ontologie vers le musical. Ces correspondances ne sont pas de hasard.

18Les moeurs. Quel est l’ethos, l’habitus que le rock aura introduit ? Tout d’abord, le rock, comme le jazz, aura été à la fois une musique et une danse. Et cela est très important, toutes les innovations musicales de notre histoire n’ont pas été accompagnées d’innovations de danse. Que le jazz d’ailleurs ait été d’emblée aussi une danse, de la danse, est ce qu’aujourd’hui les historiens de cette musique essayent de réévaluer après l’avoir longtemps ignoré.Avec le rock se produit cette conjonction de la musique et de la danse qui suppose un tout autre rapport entre le musicien qui joue et le public qui l’écoute, puisque désormais il l’écoute en dansant, répond à la musique par de la danse. La transformation de la danse par le rock aura consisté, elle, dans un décloisonnement, une désarticulation des formes reçues de la danse sociale, je ne parle pas de la danse classique évidemment. J’aimerais bien pouvoir prendre le temps de faire le parallèle avec ce qu’a été l’invention de la danse moderne à partir du début du vingtième siècle ; mais pour rester au niveau populaire, quelqu’un de mon âge, quand il était jeune, apprenait encore des danses à figures, la valse, le tango… Qu’il les ait dansées plus ou moins bien, c’est une autre question. Ce qui est sûr, c’est qu’un peu plus tard, il a été jeté dans le rock, dans la manière rock de danser, ce qui très souvent, pour quelqu’un comme moi, piètre danseur, est revenu à faire n’importe quoi. Ce qui se passe avec la danse rock, et de manière très générale, avec la danse populaire, qui jusque-là, avait gardé ses figures mais aussi ses lieux, ses places (cela n’a pas totalement disparu mais a reculé beaucoup), c’est la substitution à ces figures d’autre chose : autre chose qui de l’extérieur et avec mépris a été traité de gesticulation – ce n’importe quoi dont je parlais à l’instant – qui consistait en réalité en une sorte de recommencement, d’initialité du geste dansant, assez comparable à ce qui s’était passé dans la danse de plateau avec ses transformations modernes.

19Quelque chose avec le rock sortait le geste dansant de son caractère de figure imposée pour l’orienter vers ce que j’appellerais volontiers un appel. Mais je dirais alors que c’est le caractère de toute la musique et de la danse rock de signifier quelque chose qui est de l’ordre de l’appel, de l’adresse. Ce dont il s’agit est moins d’exécuter une figure, une forme déjà donnée que de lancer quelque chose en avant, un signal, une exhortation, une déclaration, une proclamation, tout ce que vous voudrez. La musique rock, dans ses paroles – on pourrait le montrer par une quantité énorme d’exemples – est surtout de l’ordre de l’appel. Cet appel, par exemple, peut être celui de la protestation. Comme on le sait le rock a souvent lié son histoire à des protestations politiques, sociales (on se souvient du protest-song américain des années soixante). Mais cet appel est aussi plus globalement un appel à un changement dont le rock lui-même est le commencement, la mise en jeu, un changement qu’on pourrait placer sous le signe de la formule de Bob Dylan « The times they are a-changing ». Bob Dylan lui-même ne voulait pas être assimilé au rock, mais comme vous le savez, sa chanson « Like a rolling stone » a été reprise par Jimi Hendrix et a joué le rôle remarquable que l’on sait dans l’histoire du rock. Or dans « The times they are a-changing », il y a autre chose que « les temps changent » au sens habituel. De fait les temps n’arrêtent pas de changer, mais je crois qu’on peut dire qu’il y a – et c’est ce que le rock montre – un changement du temps lui-même.Autrement dit le temps historique, orienté, finalisé, le temps additif, cumulatif d’une marche vers quelque chose, ce temps qui était encore, en dehors du rock et du jazz, dans l’Art et la musique. Le temps de ce vers quoi se dirigeaient des progrès, des recherches, le temps du projet, cède le pas à un autre temps, un temps soustractif, retiré à l’histoire, qui devient beaucoup plus un temps du présent. Ce qui change dans le temps du rock c’est que l’affirmation musicale y est affirmation du maintenant – c’est maintenant que ça a lieu – et ce maintenant se marque aussi par le fait qu’il ne s’agit pas d’une musique savante qui se réclamerait d’une composition, laquelle devrait ensuite aller vers une exécution ou une interprétation, mais que cette musique avant tout, et cela le jazz l’avait déjà demandé, s’écoute. La musique rock n’est pas dans l’attente de son interprétation, elle est dans l’immédiateté présente du « s’écouter ». « S’écouter », cela peut vouloir dire deux choses. D’abord on l’écoute, elle n’est pas ailleurs que dans son écoute, elle n’est pas dans des œuvres. Ensuite, ce que fait cette musique, c’est de s’écouter, de renvoyer à elle-même. Il y a dans le phénomène du rock quelque chose, qui, d’ailleurs, ne fait qu’extraire et mettre au jour une puissance de la musique en général, qui fait que la musique se veut, se cherche elle-même et veut nous prendre dedans. Dans un des nombreux films sur le rock, Presque célèbre, il y a cette phrase : « La musique, elle vous choisit. » Ainsi je dirais, ce qui se passe avec le rock, c’est une sorte de devenir-sujet, non pas de la subjectivité comme expérience ou comme ressentir, encore moins d’un subjectivisme ; mais cette musique, ce phénomène de moeurs tout entier se comporte comme un sujet, comme le façonnement ou la construction d’un sujet qui se pose comme tel, maintenant, au présent, et qui s’entend et se fait entendre. Dans le même film dont je viens de parler à l’instant, il y a cette autre phrase : « Le rock’n’roll, c’est : j’existe et merde à toi si tu ne comprends pas. »

20Troisièmement : le populaire. On l’a beaucoup dit, le rock est un phénomène qui est né en même temps que ce qu’on appelle la culture de masse, il résulte d’une conjonction entre la contre-culture et la culture de masse, en même temps qu’il consiste dans l’affirmation d’une culture jeune, distincte et spécifique, ce qui signifie qu’à travers le rock se manifeste quelque chose qui a joué depuis cinquante ans un rôle très important, qui est un changement complet du rapport entre les générations : au lieu d’un rapport de succession, le rock instaure un rapport de distinction. Être « dans le rock », être rocker, c’est aussi être d’une génération et pas d’une autre. À ce titre-là je ne peux pas du tout être « dans le rock » bien entendu.

21Plus globalement et plus brutalement aussi on peut dire que le rock accompagne et exemplifie la mutation fondamentale que connaît alors le concept de « culture ». Il devient à la fois un concept global de disposition éthico-esthétique, cesse en ce sens d’être différentiel dans l’intra-social (les gens cultivés et les autres) et le devient dans l’interculturel – aimer le rock, ou le jazz, ou plus tard le hip-hop – mais aussi un concept d’auto-exposition : une culture, c’est ce qui se reconnaît et se déclare comme telle. On parlera ainsi de « culture rock » mais aussi bien de « culture d’entreprise ». Ce déplacement permet de cerner encore mieux l’enjeu. Là où, naguère, on parlait de « culture musicale », on parlera maintenant de « musique en tant que culture ».

22Ce dont il s’agit avec le rock, qui est donc tout à la fois affirmation de soi, affirmation d’un sujet, d’une musique en tant que sujet, et qui passe par le phénomène de la génération, du rapport salle-scène, du rapport de l’identification au groupe etc., c’est quelque chose comme faire groupe, communauté, ensemble, famille. Vous savez que les paroles du très célèbre « Yellow submarine » racontent l’histoire d’un groupe qui vit dans son sous-marin jaune ; tous les amis sont là ensemble et c’est là que « the band begins to play ».

23Au registre de l’ethos, il faut aussi évoquer les rapports entre le rock, la culture populaire ou de masse et la société de consommation. On a dit souvent que le rock est lié à la société de consommation. Je relève cette phrase de Montesquieu : « Le commerce adoucit les moeurs. » Dire cela est une plaisanterie sans en être une. Je dirais que c’est comme si le rock, et toute cette consommation effrénée à laquelle il a donné lieu, opérait en quelque sorte le revers du commerce. En même temps que la consommation ouvre tout l’espace de « l’équivalence générale », pour reprendre le mot de Freud, et que le rock entre en effet dans un espace d’équivalence générale, d’échange généralisé de toutes les valeurs musicales ramenées, selon Kundera, à une sorte de degré zéro de la valeur musicale, le fameux deux temps incessamment battu et rebattu comme reproche adressé au rock, en même temps, et comme un revers, précisément, de l’équivalence générale, le rock fait retentir cette évidence : on ne peut pas complètement délaisser la part de gratuité qui subsiste dans n’importe quel commerce ou n’importe quel système d’équivalence. Comme le disait Castoriadis, il n’y aurait pas de marché s’il n’y avait pas en lui au moins une part de gratuité. Et c’est peut-être cette part, ou la part de la dépense, ou la part de la fête, que le rock serait venu spontanément maintenir ou réinscrire juste en effet au revers du marché et de l’équivalence générale.

24Enfin, dernier point, et c’est évidemment le plus important, qui devrait rassembler ce dont les points précédents ont fourni les prémisses : l’affect, le pathos qui est lié au rock.Tout s’est passé avec le rock comme s’il était apparu comme l’expression musicale d’un monde en besoin, ou en demande, en recherche de sens. Non pas donc comme d’autres musiques qui venaient pour compléter, reprendre, réarranger les systèmes de sens déjà donnés mais au contraire une musique qui remet entièrement en jeu la question du sens.Non que le rock propose d’articuler un sens, il en articule beaucoup (il reprend des données de sens ailleurs : à la révolution, à la révolte par exemple), mais il propose quelque chose qu’on peut illustrer par une citation de Pete Townshend, guitariste des Who, dans une interview au magazine Rolling Stone en 1968 : « Prenez toute la pop music, mettez-la dans une cartouche, vissez le couvercle et tirez. Qu’importe si ces dix ou quinze morceaux se ressemblent. On se fout de savoir à quelle époque ils ont été écrits, ce qu’ils veulent dire, de quoi ils parlent. C’est cette putain d’explosion qu’ils provoquent quand on dégaine l’arme qui compte. C’est l’événement. C’est ça le rock’n’roll. C’est pour cela qu’il est puissant. C’est une force unique. C’est une dynamique unique et une force unique qui menacent pas mal les foutaises qui ont cours au même moment dans le milieu petit-bourgeois, dans la politique ou la philosophie un peu décaties… » Une phrase comme celle-là signifie bien un certain refus de tout ce qui peut faire construction du sens : la politique, la philosophie, mais aussi plus largement la musique elle-même, l’art musical, la construction musicale. Au lieu de cela – et c’est peut-être pour cela qu’il passe le plus souvent pour un nihilisme, un rejet, une explosion, une « dynamique unique », le rock déclare au contraire qu’il faut au sens quel qu’il soit autre chose que la signification, qu’il lui faut l’énergie, la force.

25Le rock a essentiellement sans doute introduit ou réintroduit quelque chose de la force et de la contagion de force que notre culture et sans doute toutes les cultures avaient toujours su intimement liées à la musique, – c’est pour cette raison que Platon refuse qu’on change les modes musicaux ou qu’on en introduise de nouveaux – mais qui étaient depuis toujours, du moins pour ce qui est le plus visible, restées contenues dans le système de la culture occidentale. Et je crois que c’est ce qui permet de voir dans l’électricité, dans l’électrification des instruments, bien entendu elle aussi déjà avancée dans le jazz mais déployée beaucoup plus largement dans le rock, le signe à la fois sensible et symbolique de ce qu’opère ou de ce qu’a opéré le rock. Car il faut bien dire que tout cela le rock l’a opéré, même si nous sommes peut-être déjà en train de le changer. L’électricité dans le rock est entièrement concentrée dans la guitare électrique, devenue un instrument sans caisse de résonance, solid body où tous les rapports sont directs : rapport des cordes avec un ampli mais aussi rapport des enceintes avec nos oreilles. Et ce son n’est plus tant un son qui sonne d’abord en soi qu’un son qui résonne d’abord dans l’autre, qui tout d’abord se jette dans l’autre et électrise l’autre. Ce qui fait qu’au centre de ce phénomène, il y a quelque chose de l’ordre de la contagion. Je n’emploie pas forcément le mot dans un sens qui renverrait à la maladie ; j’essaie par lui de caractériser la communication d’un son saturé, amplifié, qui a transformé nos habitudes d’écoute. Car le rock, même si nous supportons mal, comme moi, certaines fréquences, certaines intensités en concert, a transformé notre mode d’écoute, il a en quelque sorte réouvert nos oreilles à quelque chose de la musique qui n’est pas d’abord sa forme mais son énergie, mais son énergie se communiquant à travers un certain type de sonorités ou de timbres.

26Cette communication d’énergie, plutôt que transmission de formes signifiantes, cette sorte de désignification au profit d’un sens qui est tout d’abord la communication d’une sensibilité, jusqu’à écorcher même la sensibilité ordinaire, j’y vois ou j’y entends quelque chose comme un appel, comme je disais tout à l’heure, comme un appel à du sens qui ne serait plus tributaire de ce qu’a été l’édifice entier de la construction du sens ou des sens des significations et des vérités jusqu’ici dans notre monde. J’y verrais si vous voulez ou j’y entendrais quelque chose comme un appel, véritablement, à refaire un monde. C’est pourquoi je crois que le rock n’est pas seulement mondial au sens quantitatif de l’étendue ; il porte en lui le signe – je ne dis pas du tout la vérité –, de l’attente, du désir, de la demande, et aussi évidemment d’une sorte d’avancée de proposition, bien que informe peut-être et jamais peut-être véritablement audible comme signifiant ; signe de l’appel vers un outrepassement du sens tel que nous le connaissons ou le connaissions jusqu’ici. C’est pour cela qu’il peut aussi paraître soit insensé du point de vue du sens intelligible, soit insupportable du point de vue de la sensibilité mais c’est ainsi qu’il essaye ou qu’il aura essayé de faire à lui seul un monde à part. Dernière citation du film Presque célèbre, un personnage dit à un autre : « Welcome to the rock’n’roll », – bienvenue dans ce monde ! Un monde c’est quoi ? Un monde, c’est une circulation interne de sens, de signaux permettant d’envoyer du sens les uns aux autres.Très curieusement, très paradoxalement, peut-être de manière très inquiétante aussi, on pourrait dire que depuis cinquante ans le rock aura fonctionné un peu comme le monde – comme le cosmos – d’un monde s’éprouvant par ailleurs comme privé de monde.

Notes

  • [*]
    Nous remercions chaleureusement M.Alain Arnaud, Directeur des Éditions de la Cité de la Musique, de nous avoir autorisé à en reproduire ici le texte.
  • [1]
    Platon, La République, Livre iv, 424c.
  • [2]
    Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993, p.278.
  • [3]
    « Ouais Marchais mieux qu’en 68 (ex. : Le Voyageur) » in Heldon, Electronique guérilla, 1972, rééd. Cuneiform Records, 1993.