Les philosophes de Carthage
1Parler brièvement de la philosophie antique et médiévale à Carthage est une tâche ardue. Il faut savoir que cette époque est une période fondatrice dans l’histoire de la philosophie. Il suffit, ici, de citer quelques noms tels que saint Augustin (354-430), saint Cyprien (200-258), Tertullien (150-230), Apulée (125-170), pour montrer l’importance de ce grand héritage intellectuel dans lequel chacun peut se reconnaître. C’est une reconnaissance à l’égard d’une identité différentielle [1]. Les orthodoxes, les catholiques, les protestants, et même les non chrétiens admettent tous que le retour à saint Augustin, à saint Cyprien, Tertullien et les autres philosophes carthaginois est un retour à un héritage universel. En effet, l’idée directrice de la philosophie carthaginoise peut être insérée dans le processus de la formation d’une conception universelle de la pensée. Au niveau de la philosophie de la religion et de la théologie, nous nous trouvons face à un esprit catholique, orthodoxe et orienté par une vérité essentielle et authentique qui ne nie aucunement sa visée universelle. Même les autres doctrines dites « hérétiques », bien qu’elles soient critiquées et réfutées, peuvent être considérées comme des thèses philosophiques fondatrices de l’universel.
2Notre objectif ici est de mettre à la disposition des lecteurs un aperçu général, permettant de mieux connaître cette période. Il est aussi important de noter que nous ne sommes pas face à de simples écrits qui répètent ou expliquent et commentent d’autres écrits. En utilisant une terminologie scolastique, nous osons parler d’une authentique école philosophique, celle de Carthage.
3Les fondements de cette école peuvent être déterminés à partir de plusieurs caractéristiques que nous pouvons résumer en nous appuyant sur les différentes doctrines de l’époque punique et romaine. Les origines de cette école remontent au ve siècle av. J.-C. avec Hannon, ce philosophe géographe et voyageur qui a exploré pour la première fois l’Afrique. Au ive siècle av. J.-C., pour la première fois aussi, Magon, philosophe dont on ne connaît pas la totalité de l’œuvre, écrivit une étude scientifique sur l’agronomie englobant un traité sur le vin. Nous ne disposons de nos jours que de quelques fragments des œuvres de ces deux grands penseurs et philosophes carthaginois. À vrai dire, l’école dominante à Carthage à cette époque est celle de la seconde sophistique (les philosophes) et celle de la nouvelle rhétorique (les juristes) – celle-ci commençant à partir du deuxième siècle. C’est une école qui permet à la rhétorique de prendre place dans la formation de la pensée philosophique, apologétique, religieuse et même magique. On doit souligner que la position de la rhétorique dans cette école n’est pas celle qui a été donnée auparavant par Platon et Aristote. C’est une rhétorique spécifique formatrice de la pensée philosophique elle-même. Philip Schaff écrit en ce sens : « L’église occidentale, dans cette période, n’a pas présenté une productivité scientifique, comme celle de l’Orient. L’église apostolique était dominée par les juifs, l’église ante-nicéenne était grecque, alors que la post-nicéenne était romaine. L’église romaine elle-même, au début, fut dominée par les Grecs, ses auteurs primitifs – Clément, Hermès, Irénée, Hippolyte – ont écrit en grec. L’apparition du christianisme latin au niveau littéraire a commencé à la fin du deuxième siècle, non pas en Italie, mais en Afrique du Nord, non pas à Rome, mais à Carthage. Mieux encore, non pas avec les philosophes spéculatifs convertis, mais avec les juristes pratiquants et rhéteurs [2] ».
4Le premier à avoir jeté les fondements de cette école fut Apulée. Dans son chef-d’œuvre Les métamorphoses, Apulée reprend la conception de la rhétorique comme style littéraire. C’est un style qui vise à servir deux finalités. En premier lieu, il s’agit de défendre sa position face aux différentes accusations en présence. C’est donc un outil juridique et apologétique. En second lieu, il s’agit de faire admettre la non-contradiction entre le philosophique et le magique et de défendre la pensée ouverte et la possible cohabitation du rationnel et de l’irrationnel. Cet accord peut être pensé à la fois comme un travail littéraire et une pensée philosophique, et comme un mode de vie. Avec Les métamorphoses, nous nous trouvons face au premier roman dans l’histoire de la pensée humaine, qui lie le vécu et l’imaginaire, le philosophique et le non-philosophique, et imprime déjà à la pensée développée à Carthage un caractère ouvert à l’altérité.
5Le travail des rhéteurs se manifeste davantage dans le champ de la philosophie juridique. Tertullien est à l’origine de cette tendance. Il ne s’agit pas, pour lui, de présenter la philosophie sous une forme imaginaire, mais plutôt sous sa forme la plus ordinaire qui s’occupe des problèmes qui se posent aux citoyens de l’époque. Il fait du philosophe un juriste [3]. Indigné par l’injustice de l’État romain, Tertullien fait appel aux droits naturels de l’homme. Serait-il un fondateur d’une sorte de pensée des Lumières de son temps ? En tout cas, il défend avec force les droits naturels, tels que la liberté de penser et de croire, qui sont, pour lui, des droits universels et concernent non seulement les chrétiens, mais tout le genre humain. La rhétorique devient ainsi le garant de l’esprit universel et l’ébauche d’un humanisme naissant.
6À vrai dire, la position de la rhétorique à Carthage permet de parler d’un accord entre le rhéteur et le religieux. Nous trouvons dans Arnobe de Sicca (236-330) un exemple édifiant. Ce fut un enseignant de la philosophie rhétorique, converti au christianisme et auteur d’un ouvrage intitulé Adversus Gentes. C’est avec lui que nous trouvons un vrai retour à Tertullien [4]. Saint Jérôme écrit dans son ouvrage sur les écrivains ecclésiastiques : « Arnobe enseigna, sous Dioclétien, la rhétorique à Sicca, ville d’Afrique, et écrivit contre le paganisme des livres qui sont populaires ». En fait, il y a très peu d’écrits et commentaires de l’œuvre d’Arnobe. Son ouvrage Adversus Gentes n’a pas l’importance qu’il mérite dans l’histoire de la philosophie, ni même dans l’histoire de l’Église, malgré sa valeur intrinsèque. C’est un ouvrage volumineux divisé en sept livres et dont l’objectif principal est de mettre en question les lois romaines et de réfuter la religion païenne. Il démontre l’illégitimité des accusations lancées par les païens contre les chrétiens à l’époque (iiie siècle) où le païen était dominateur et le chrétien persécuté. Il s’agit donc pour lui de défendre les chrétiens en défendant le christianisme. Il fait un éloge du courage chrétien, de ceux qui ont gardé leur foi malgré la persécution. C’est pourquoi Arnobe fait souvent appel à la philosophie de Tertullien qui a été forgée dans le même contexte politique et culturel et pour les mêmes objectifs. La rhétorique devient ainsi bien plus qu’une simple méthodologie, un fondement de la philosophie, celle qui libère les esprits, défend les droits naturels et résiste à la persécution.
7Lactance (250-325), le disciple d’Arnobe, continue, pour sa part, le même combat. Il a cependant essayé d’aller un peu plus loin en convoquant les philosophes eux-mêmes pour discuter leur thèse dans le but de ré-affirmer la justesse de la philosophie de Tertullien. Désormais, le débat ne s’adresse plus aux Romains et ne se fait pas avec eux. Il se fera avec les philosophes eux-mêmes. Dans son livre Les institutions divines, il se sert du christianisme pour critiquer ce qu’il appelle la philosophie païenne. Il perpétue la même conception tertullienne de la vraie sagesse. Cette conception sera, comme on le sait, reprise par saint Augustin lui-même.
8Ce qui renforce ce lien entre la philosophie et la rhétorique c’est le contexte sociopolitique. L’usage de la rhétorique prendra une nouvelle dimension à partir de 313. La christianisation de l’État et la politisation de l’Église transforment le rôle de la rhétorique d’une forme apologétique politique à une forme apologétique théologique. Saint Augustin, né dans ce nouvel environnement politique, se charge de donner aux rhéteurs une nouvelle disposition. Il s’agit de faire face aux problèmes de la philosophie religieuse soulevés par les religieux eux-mêmes. C’est une « fracture interne » au sein de la religion elle-même. Le débat avec les donatistes avait en effet pour but de résoudre des problèmes internes de la religion. Son débat avec le reste des groupes religieux relève au contraire d’un rapport externe.
9Nous pouvons alors identifier ici un nouveau courant philosophique à Carthage, celui qui fonde un certain rapport entre la philosophie et la religion et ouvre à la philosophie un nouveau domaine qui va régner en Occident pendant toute la période scolastique, à savoir la philosophie de la religion. Le développement de ce courant à Carthage peut être expliqué par des données sociopolitiques. Les droits acquis après l’an 313 ont permis aux théologiens de se focaliser sur ce qu’ils nomment la vraie sagesse. La résolution de la question du droit a ouvert la porte à de nouveaux problèmes qui vont apparaître notamment à cause des changements politiques [5].
10Notons cependant que le rapport entre la philosophie et la religion était déjà présent dans la philosophie et la rhétorique avant Augustin. Mais il était toujours associé à des problématiques politiques. Seul saint Cyprien donna à la question du droit une valeur secondaire, en comparaison des vrais besoins de l’Église. Cyprien, bien qu’il fût un des martyrs et bien qu’il soit l’auteur des Actes des martyrs, donne tout d’abord une valeur philosophique à l’Église en tant que vraie institution divine. Son influence sur l’histoire de la pensée humaine est essentiellement liée à son engagement spirituel. Dans tous les débats religieux entre Augustin et les donatistes, Cyprien fut toujours le premier maître à qui tous se réfèrent.
11Nous voyons alors naître, à côté de la nouvelle rhétorique prise dans son aspect juridique, un nouveau courant philosophique, ayant pour objectif avoué de ramener la philosophie à la religion, même si ce lien entre philosophie et religion existait déjà avant cette époque et même à l’époque grecque. Nous trouvons, comme on le sait, chez Parménide la naissance de l’idée d’une divinisation possible de l’ontologie. Ce que Platon va traduire par la nécessité d’une vérité transcendante qui existe au-dessus de la pensée humaine.
12La philosophie religieuse à Carthage continue le même processus en essayant en même temps d’éviter les embarras philosophiques de Platon, notamment son dualisme ontologique. Augustin continue ce que Tertullien a déjà commencé au IIe et au iiie siècle. Le souci fondamental de sa métaphysique est de démontrer que l’unité ontologique est différentielle. Le concept de la Trinité, ce concept fondé par Tertullien, explique à la fois l’unité et la multiplicité. Ce n’est qu’à travers l’altérité que nous arrivons à saisir ce lien. Avec l’altérité, il s’agit d’éviter toute conception simplificatrice et unitariste de l’être divin. L’enjeu fondamental de cette approche est de trouver dans l’être divin une possibilité d’être différemment.
13L’enjeu Augustinien est purement philosophico-théologique, alors que l’enjeu de Tertullien est théologico-politique. Chacun de ces deux auteurs consacre tout un ouvrage pour parler de la Trinité. Cependant chacun avait ses propres objectifs et ses arrière-pensées. Avec Tertullien l’exposition de ses idées théologiques a pour but de défendre toute une identité chrétienne dans une société qui la récuse officiellement. Pour Augustin, il s’agit d’un contexte différent. La question fondamentale est pour lui de donner une part d’existence à la théologie chrétienne. Constantin a déjà fait du christianisme la religion de l’État. La question pour saint Augustin est de distinguer la vraie sagesse, dans un milieu philosophique et religieux caractérisé par une grande confusion.
14Si nous comparons la littérature du iiie siècle à celle du IVe et du Ve, nous trouverons qu’il y a une différence perceptible entre Les institutions divines de Lactance, et La cité de Dieu de saint Augustin. Lactance, en effet, critique la politique romaine en critiquant la religion païenne. Il démontre l’insuffisance et l’inconsistance des valeurs païennes au niveau éthique, et par conséquent politique. Alors qu’Augustin s’adresse non seulement aux païens, mais aussi aux chrétiens. Après la chute de Rome, il fallait présenter une nouvelle conception du royaume éternel. Ce n’est pas celui de Rome, mais plutôt celui de Dieu. C’est ce qu’a fait Augustin dans La cité de Dieu.
15C’est ainsi que la naissance de l’école philosophique carthaginoise s’est faite dans deux directions, celle qui lie la rhétorique à la pensée philosophique et celle qui donne lieu à la vraie philosophie religieuse. C’est ainsi qu’elle a continué d’une certaine manière, sur les deux plans, juridique et religieux, les pensées philosophiques hellénique et romaine, et contribué d’une façon claire à la formation de l’esprit médiéval. L’on peut même parler d’une certaine influence de cette école sur l’esprit de la Réforme. Luther a fait, comme on le sait, un recours théorique aux philosophes théologiens carthaginois. Sa réforme peut ne pas être considérée comme une révolution au niveau de la théologie, mais elle est certainement une révolution dans le rapport entre l’Église et l’État. Le retour à la philosophie carthaginoise met en évidence l’authenticité de cette école et son enjeu même pour la période actuelle. La pensée de l’ouvert, celle de la résistance, celle de la défense des persécutés, la pensée de l’amour, de l’altérité, de l’universalité se conjuguent dans cette école, dominée certes par la pensée chrétienne mais qui n’exclut pas le débat, pour orienter d’une certaine manière la philosophie à s’occuper davantage de l’humain.
Notes
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[1]
Toute identité est incontestablement différentielle. Ceux qui veulent imposer une forme unique de l’être-ensemble ne font que défendre en réalité une forme illusoire de l’être. Si la diversité est nécessaire chez un seul individu, elle l’est plus encore dans la vie d’une communauté. Nous pouvons donc trouver chez nos philosophes carthaginois un lien universel, en quoi nous nous reconnaissons tous, soit en tant que communautés, soit en tant qu’individus.
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[2]
Philip Schaff, History of the Christian church, Hendrickson Publishers Inc, Second Edition, USA, 2002, p.819.
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[3]
La philosophie politique est la nouvelle forme de la métaphysique. La question fondamentale posée par Tertullien est une question ontologique, ayant pour but d’étudier l’être divin. Cependant, la méthode suivie par Tertullien est une méthode juridique. À cause de ce choix méthodologique, il fait de sa philosophie une apologie des chrétiens persécutés, mais aussi une apologie des dogmes chrétiens. Son Apologétique permet de jouer ce double rôle.
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[4]
À cause de ses tendances montanistes et de son conflit avec l’autorité religieuse romaine, Tertullien fut placé dans un cercle de l’oubli. Cyprien, lui-même, bien qu’il considère Tertullien comme le maître et qu’il s’appuie sur ses idées, n’ose pas le citer dans ses écrits. Ce n’est qu’avec Arnobe que nous trouvons une vraie reconnaissance du maître Tertullien.
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[5]
Avec Constantin, les chrétiens ont acquis plusieurs droits. Cependant, cette nouvelle période marque en même temps un nouveau problème au niveau de la philosophie du droit fondée par Tertullien. Cette philosophie concerne non seulement les chrétiens, mais plutôt l’homme en général, qu’il soit chrétien ou païen. Contrairement à cette philosophie, nous trouvons que Constantin a privé les païens de leurs droits religieux. Un autre problème apparaît après l’an 313, celui de la relation entre l’État et l’Église. La laïcisation de la religion au moment de la Réforme (la Renaissance) est un retour à la période qui précède le régime politique de Constantin.