Philosophies et actions en période de terreur
I
1Le célèbre combattant Ullaskar Dutta était devenu fou sous l’effet de la torture [1] avant de sortir de prison en 1912. Comme les premiers révolutionnaires nationalistes et anarchistes, c’était un « philosophe de la bombe » selon Gandhi. Il disait qu’il n’y a que deux façons de servir la patrie : la sadhana (contemplation) et l’unmadana (folie) iront de pair dans le cours de la libération du Bengale.
2Ces premiers terroristes ou nationalistes étaient des hommes d’action. Ils discutaient aussi des livres qui les guidaient, tels que La Bhagavad-Gîtâ, Le Mahâbhârata, les romans de Bankim Chandra [2], les écrits de Kropotkin. Ullaskar lisait non seulement les littératures nationalistes étrangères, mais aussi « Anishilan » tiré de l’œuvre Dharmatattva de Bankim Chandra, qui lie la pratique à l’exercice de la vertu. Ces premiers terroristes n’incarnaient-ils pas un certain sens de la pratique et du corporel en politique, éléments qui ont échappé aux observateurs ? N’avaient-ils pas déjà compris cette philosophie fondée sur l’acte ? Ne serait-ce pas la raison pour laquelle ils agissaient sur le moment de sorte qu’une histoire universelle de la terreur est impossible, et que nous nous limitons à analyser des actes concrets de terreur ?
3Il est ici question des trente premières années du xxe siècle au Bengale, connues comme l’époque du terrorisme révolutionnaire ou terrorisme bengali. La terreur a été appuyée par diverses philosophies, et inversement, différentes philosophies ont eu des liens avec elle. La justification idéologique et philosophique de chaque terreur doit être comprise dans sa singularité. Il circule pourtant maintenant l’idée d’une idéologie universelle du terrorisme. Cette généralisation se rattache, elle aussi, à une idéologie. Il est essentiel de rendre compte de l’évolution de la philosophie en période de terreur.
4Certaines époques sont reconnues comme caractéristiques de la terreur, alors que d’autres ne le sont pas. En Inde coloniale, nous pouvons distinguer :
- La terreur coloniale sur le colonisé et le discours sur les races, la différence et la mission civilisatrice qui cherchent à la légitimer ;
- La terreur que les assujettis exercent sur les symboles et les agents de la colonisation pour affirmer leur dignité ;
- Les fondements philosophiques justifiant respectivement ces deux terreurs sont d’un côté l’utilitarisme anglais ; de l’autre, du côté bengali, ce sont l’idéologie wahabite, puis la doctrine « de l’acte sans attachement » (dans les écrits de Bankim Chandra sur Krishna) et le nationalisme qui ont produit les « premiers terroristes ».Tout acte de terreur avance une explication philosophique. Comment comprendre notre tendance à normaliser ce phénomène de « terreur » à travers le terme de « terrorisme » compte tenu de la singularité de chaque acte de terreur ?
5Au Bengale, il a fallu du temps pour que le discours de Bankim Chandra sur la philosophie de l’action forme une croyance politique distincte, opposée à la philosophie utilitaire de l’État de droit. Il en est de même pour les wahabites. Mais à l’époque moderne, on a replacé partout le problème de la terreur dans le contexte des Lumières. Dans les sociétés sous le choc de la terreur révolutionnaire, on retrouve ainsi toujours l’argument réducteur d’E. Burke selon lequel la terreur est une malédiction dont seule la loi peut nous sortir. Les premiers nationalistes-terroristes ont réfléchi sur l’État de droit qui est au centre du débat sur la terreur. De nombreuses langues n’ont sûrement pas d’équivalent pour dire « État de droit ». Il est essentiel de rappeler que seule la philosophie utilitaire classique anglaise a pu produire cette expression (the rule of law) désormais liée au discours international sur la société civile. L’État de droit suppose le règne de la loi par opposition au règne des hommes (et de quelques femmes) et à celui de l’ordre naturel. L’État de droit a été instauré sur fond de manifestations violentes de la part des paysans et des masses expropriés, par l’introduction d’un système constitutionnel, d’un code pénal, etc. puis en désarmant et assujettissant la population ; enfin en garantissant le respect de certains droits [3].Voilà le contexte de l’origine de la terreur. Selon Walter Benjamin, il importe de souligner l’impossibilité de traiter la terreur comme une « violence illégale » – interdite par le droit ou la philosophie.
II
6Les soulèvements populaires contre l’étranger commencent en 1905. En mars 1906, les révolutionnaires bengalis fondaient le journal Jugantar (« Fin d’une époque »). L’administration coloniale l’a interdit en 1908. Les collaborateurs du journal appartenaient à des sociétés secrètes dans lesquelles Jugantar diffusait les idées de nouveaux penseurs et activistes, des textes sur les arts martiaux, l’exercice physique ainsi que des textes anarchistes. « Jugantar » en vint à désigner les groupes révolutionnaires-terroristes. On y déclarait que la lutte pour la liberté passerait par celle contre le capitalisme. Quand le journal devint la cible des autorités, il publia séparément un volume d’essais Mukti Kon Pathe (« Quel chemin vers la liberté ? »). L’identité de ces « terroristes » a toujours échappé à l’administration coloniale.
7Des conclusions s’imposent :
- L’apparition du sujet politique moderne en Inde (établissant l’autonomie du politique) doit beaucoup à ces premiers terroristes.
- Ils ont démontré que la terreur était une forme de politique.
8Il fallait « agir correctement » envers l’objectif posé. Le journal pouvait rarement dire que le but était l’indépendance. Le but affiché était d’en finir avec la pauvreté, l’esclavage et le racisme, de prendre la responsabilité de ses actes, de supprimer la mauvaise littérature. Pourquoi la mauvaise littérature ? Parce que « sans patrie et sans liberté, nous ne pouvons pas produire d’art essentiel ». Jugantar utilisait rarement le terme de jati (la nation) et lui préférait généralement desh (la patrie). On pensait que la guérison viendrait du changement de caractère (charitra). On pouvait améliorer le sien par des lectures et actions adaptées. La « pratique », c’était trouver les « bonnes » personnes, former des associations, lutter contre l’occupation, cultiver un esprit de groupe, enfin « agir correctement ».
9Était-ce de la folie ? Dans une lettre à l’éditeur, un lecteur « fou » de Jugantar reconnut que ces nouvelles notions encourageaient des pensées incontrôlables. Dans le Mahâbhârata, on conseille àArjuna d’écarter l’angoisse à l’idée de tuer. Cette attitude oriente la pensée vers un but, bien qu’elle semble être le fait d’un esprit tourmenté.
10Dans son appel à la patrie, Jugantar eut recours au langage moderne de la justice, des droits, de l’égalité, et de l’économie politique des usines. Ce langage différait de celui de la démocratie libérale et le remaniait à la lumière de l’anticolonialisme à deux égards :
11D’une part il fallait envisager la possibilité de mettre fin par la force à la domination étrangère. Le point central de l’argument c’est qu’il faut être fou pour voir les choses en face [5].
12D’autre part la pratique signifiait aussi la biplabtattva : s’appuyer sur la presse, populariser la musique qui convienne, créer une littérature et un genre dramatique et former des sociétés secrètes. Pourtant, ces cinq choses ne suffiraient pas pour la révolution, si l’on ne réunissait pas la biplabtattva à la jugadharmatattva (la théorie de la « religion » de l’âge en cours, liée à la lutte anticoloniale et au patriotisme). Alors que Jugantar articulait les détails de son entreprise, sa recherche (et la mission des premiers terroristes nationalistes) était menée dans le cadre de trois théories – la dharmatattva (la théorie de la vertu), la anushilantattva (la théorie de la pratique), et la jugadharmatattva. C’était une politique d’action, qui ne pouvait pas se former sans la terreur. Il n’y aurait pas de souveraineté sans l’accès au pouvoir matériel.
13Les groupes populaires commencent alors à revendiquer, la pensée devient violente et la sadhana implique autre chose que dieu ou l’immortalité. Selon les anarchistes du Bengale, la contemplation supposait la pratique. La prise de conscience résultait de la pratique, et l’on avait besoin de la sadhana pour faire face aux difficultés de la libération. La terreur comme base de la politique vient de cette association du corps, de l’âme et de l’esprit. Là se situe la démonstration de la raison pratique. Le militant, parfois anarchiste, terroriste, a joué un rôle essentiel dans l’essor du sujet politique. Il a rejoint la désobéissance civile en formant toute sorte de sociétés. Près de quarante-cinq ans avant l’Indépendance, le nationalisme militant a fleuri autant que son Autre, par les mouvements des masses. Le terrorisme a contribué à l’anticolonialisme militant, y compris à gauche et chez les communistes – héritage que la gauche constitutionnelle ne peut ni rejeter ni accepter. Cela a généré une micropolitique que ni le colonialisme ni les dirigeants du mouvement nationaliste n’imaginaient.
14Comment expliquer ce foisonnement ? Est-ce la vocation individuelle qui a fait persister l’ardeur résistante ? Les mesures coloniales de contrôle ont lamentablement échoué. L’histoire du désir de résistance était liée aux trois sadhanas : dharma, jugadharma, et anushilan. La résistance anarchiste aux forces coloniales ne recherchait pas le pouvoir ; la liberté était plutôt liée au désir d’être soi-même [6]. Cela explique l’évolution éclair des premiers nationalistes ou « terroristes » et les directions inattendues de leurs actes. Certains sont devenus communistes, d’autres mutins à l’armée, d’autres ont attendu le jour J, alors que d’autres encore ont réglé leur compte à leurs ennemis. Les conditions coloniales étaient devenues instables, favorisant la résistance à travers la diversification et non l’homogénéisation. Apparaît une cartographie spécifique de la résistance reliant entre elles des villes en Inde et par le monde. Le militant a grandi ainsi. Il faut repenser nos théories sur le sujet politique. Les trajectoires des premiers terroristes et du cosmopolitisme évoluent dans la diversité en se recoupant.
15Dans son essai critique Under Three Flags [7], B. Anderson s’interroge sur les origines du nationalisme. Sa recherche, qui concerne principalement les Philippines, s’étend de l’Asie du Sud-est aux Caraïbes et à l’Europe impériale d’avant la Première Guerre Mondiale, avec le mouvement anarchiste catalan. Pour lui, l’anarchisme est l’idéologie révolutionnaire de l’imaginaire anti-colonial mondial. C’est un réseau mondialisé. Les militants nationalistes étaient « en mouvement perpétuel ». Ils ont exploré des idées diverses, dont l’anarchisme. Ils avaient aussi des côtés locaux déterminant une notion appropriée de la pratique et de l’action. Il est possible qu’en Inde l’anarchisme ait représenté plus qu’une simple doctrine. Une théorie de la pratique appropriée, locale et spécifique entraîne toujours une rupture dans la façon de voir le monde et dans les structures existantes de la raison.
16Confrontés à un État d’exception où la coercition reposait sur l’autorité de la loi mais qui conservait les pouvoirs dérogatoires en cas d’urgence, les terroristes bengalis ont appuyé leur théorie de la connaissance sur celle de la pratique. Si l’État colonial lui-même constituait une exception pour les colonisés, alors il est certain que le sujet colonisé avait besoin d’une théorie et d’actions tout aussi exceptionnelles pour l’affronter. Même si le régime colonial se disait fondé de plus en plus sur la représentation, chaque mesure dérogatoire émanait de décrets du vice-roi et non pas de promulgations parlementaires. Légales ou non, le régime colonial justifiait ces mesures en expliquant qu’elles étaient de nécessité publique. Les principes les plus essentiels du gouvernement pouvaient être enfreints lorsque l’ordre souverain et juridique était en cause. Selon Jugantar, la force constituait l’unique fondement de l’ordre colonial. Le caractère « exceptionnel » du régime colonial permet de comprendre ce qu’est un empire et pourquoi prendre sa revanche était un besoin pour le sujet colonisé. Il ne pouvait y avoir aucun citoyen dans l’empire, et son topos était défini de l’étranger. Cela impliquait que le sentiment d’isolement de l’avant-garde, comme son activisme et les dangers inclus, allait bientôt s’étendre à toute la population. La vie dans la colonie était « dénuée » de sens car limitée au seul état physique, bien éloigné des idées de vie heureuse ou encore mystique. Naître à la conscience politique signifiait un rejet dans l’exil, la méditation, un nouveau point de vue sur la pratique, la désobéissance, ou encore la mort, ce qui revenait à mettre fin au vide de cette vie « nue ». L’empire favorisait aussi des relations internationales. Avec les textes socialo-anarchistes, savoir comment faire des bombes, acheter des armes à l’étranger, ou encore comment se libérer constituaient désormais des connaissances globales accessibles. Nous trouvons dans l’imagination anti-coloniale les composantes spécifiques de la matérialité du politique par-delà l’universel.
III
17Abordons l’histoire des concepts prakriti (nature), sadhana (contemplation), karma (acte), sur lesquels repose le discours proto-terroriste – la façon dont ils ont d’abord été empruntés au passé, et sont ensuite devenus les signifiants d’un courant matérialiste de la politique, d’une pensée indépendante, de la mémoire et de la loyauté envers le pays. Le succès des actions pour terroriser l’ennemi dépendait de leur caractère « performatif » et de leur retentissement international. Le karma dépendait de la prakriti, soit du fait de voir l’ordre colonial ; il requérait aussi la dévotion outre toute contrainte, qui le maintiendrait orienté vers sa finalité. Le proto-terrorisme est issu de la coïncidence entre des circonstances hors norme et certains éléments de pensée.
18Comment le détachement a-t-il produit la pensée critique dans l’action anti-coloniale ? Comment le corps atteint-il l’équilibre parfait – cet état fragile où l’acte, le désir, la dévotion et la mort sont réunis dans une nouvelle philosophie de l’action? Ce déplacement apparaît dès le Mahâbhârata. Dans ce texte, le Seigneur Krishna tente d’éviter une guerre entre les princes Pandava et leurs cousins ennemis les princes Kaurava, en se rendant dans le camp de ces derniers. Ce texte surgit à la lumière du politique, juste avant la bataille ; il est précédé de délibérations politiques au sujet de l’attrait de la guerre, et suivi de dilemmes éthiques. Malgré cet idéalisme, la Gîtâ n’a pas empêché le lecteur militant de développer une théorie de l’action [8].
19CommeArjuna le suggère àYudhisthira dans le texte, la sagesse voudrait que les voleurs soient punis en proportion de leur vol. De l’intérêt concret naît le désir, du désir l’action : des biens matériels (artha) découlent les lois régissant le comportement (dharma), le désir (kama), et le ciel. Artha assure la présence de toute chose et renvoie à l’art de gérer. Est-ce que cette doctrine supprime la considération éthique ? Non, car l’éthique est une fin en soi. Les nationalistes ont attribué à la politique un sens nouveau : ils y ont associé souveraineté, pouvoir, autodétermination, autorité, et royauté. Si le royaume n’était pas gouverné dignement, c’est qu’il n’avait pas de souverain à sa hauteur. La formation d’associations est au cœur de cette pratique : les souverains et aspirants au pouvoir doivent s’entourer de conseillers, et comme le suggère le texte classique sur l’art de gouverner, L’Arthashastra, aucun homme seul ne peut mener à bien cette tâche. On a donc toujours besoin de s’entourer ; un souverain avait besoin de bien plus [9].
20Les proto-terroristes voyaient la politique en termes de calculs, délibérations, renoncement à l’individualité, et actions communes. Ils lisaient les textes de Bankim Chandra. Sa théorie de la pratique et de l’homme parfait (exemplifié par le personnage de Krishna qui maintient l’équilibre parfait entre les vertus du corps et de l’esprit) est devenue centrale à l’imagination anti-coloniale. Bankim écrit ainsi, devinant presque le déplacement qu’était sur le point d’entreprendre cette imagination dans le champ politique, que le caractère fort de Krishna excusait ses faiblesses humaines [10].
21Dans sa présentation de Krishna qui vise à prouver que le Seigneur n’est pas un personnage mythique, Bankim cite et corrige la critique occidentale : non seulement il sépare les éléments appartenant à la « véritable » histoire de Krishna des ajouts mythiques, mais il discute aussi la raison pour laquelle la bataille requérait un esprit épique, parlant comme un guide spirituel à ses disciples et les incitant à l’action.
22La karmanusthana est la recherche de l’acte, la doctrine de la pratique. Pour cela, Bankim poursuit, en reprenant les propos de Krishna, que la pratique continuelle est la clé, mais qu’il faut aussi un corps sain. Par cette pratique, Krishna a atteint la cime. Il pouvait arrêter le conflit par la diplomatie, comme il l’avait fait lors de la guerre à cause du mariage de Draupadi [11]. De même, quand il conseille plus tard àYudhisthira d’attaquer Jarashandha, il fait coïncider l’intérêt personnel deYudhisthira à devenir empereur avec l’intérêt de la nation, à savoir la mort du despote Jarashandha. Krishna remplit le Mahâbhârata d’un sens pratique. Selon Bankim les quatre quêtes de l’homme sont celles de la vocation physique, la « connaissance », l’« action », et la « satisfaction de l’âme » [12]. La première est multiple : faire de la musculation, bien se nourrir, faire la guerre pour protéger son pays, sa liberté, et pardessus tout être tolérant.
23Krishna, conduisant le char d’Arjuna pendant la bataille, a guidé son disciple avec le clan tout entier des Pandava. Il a aussi laissé pour les nationalistes anti-colonialistes une théorie de l’existence physique et de l’action qui va de pair avec la notion de mission dans la vie. Cela pouvait aussi signifier tuer. Krishna voulait dire qu’il fallait commencer par être juste et déterminé, pour ensuite employer impitoyablement la force. Mener à bien une mission politique requérait un « caractère » pas uniquement divin, à la portée de tous. Après avoir réussi sa mission, la vie pouvait s’arrêter ; braver la mort faisait partie du caractère requis. Et bien que la vie de Krishna fasse l’objet d’études comme le texte de Bankim, la mort y est presque un non-événement. Personne ne sait comment mourut ce grand homme [13].
24L’idée du caractère a permis à Bankim et aux premiers militants nationalistes après lui, de s’interroger sur le « moi » autrement : ils rejetaient l’opposition entre philosophie et action. La « spiritualité politique » était importante par l’emphase sur le caractère en rapport à l’action. Dans ce cas, il s’agissait de l’action politique la plus difficile – le meurtre de dirigeants britanniques pour s’affranchir du colonialisme. La question du caractère a présidé au débat sur les aveux au tribunal. Certains reconnurent avoir confectionné des bombes. D’autres voyaient en de telles confessions une preuve de faiblesse et d’un mauvais entraînement [14]. Dire la vérité en situation de force n’est pas un jeu. La question de savoir s’il fallait ou non avouer relevait de la problématique du caractère. On pouvait s’entraîner pour l’acquérir en ayant une idée de ce qu’était la vérité ; ici, il s’agissait de la vérité du colonialisme, ainsi que de la nécessité de tuer le colonisateur. Comment connaître cette vérité ? Par le triptyque de la pratique, la persévérance, la spiritualité. La vérité et le fait de la dire ne posaient pas de problème par rapport au « moi », mais à l’action.
25Dans ce passage de l’éthico-politique (la vérité) au politico-éthique se situe un écart, celui qui consiste en le passage de la question du moi à celle du sujet ; pour aller aussi loin que les prototerroristes, il s’agit de la question du devenir sujet politique. L’attitude critique de l’anticolonialisme a ainsi fait évoluer la plus grande interrogation philosophique : dire et comprendre la vérité ne relevait pas d’un idéal, mais faisait partie de la pratique et de l’attention au « moi ». C’était, dans l’histoire anti-coloniale, une partie de l’histoire du sujet politique.
26La torture joua un rôle dans les aveux : seul « un certain caractère » pouvait y résister. Le fait d’avouer dépendait de la résistance à la torture. Desmilitants se sont effondrés au cours d’interrogatoires. L’histoire et la pratique des aveux sont liées à la torture. Si l’on voulait mettre toutes les chances de son côté, il fallait y résister, faire preuve de courage et de détermination, deux traits de caractère. La résistance reposait donc moins sur l’âme et le moi que sur un certain caractère et le travail pour se le forger, à savoir sur la pratique et une théorie appropriée de la pratique.
27L’histoire des philosophies et des actions de l’anarchiste, ou du « premier terroriste », a contribué à l’essor du sujet politique. Les écrits philosophiques « ne sont jamais indépendants de la conjoncture spécifique » [15], car si la philosophie d’une époque est le reflet de sa nonidentité à elle-même, la pratique de cette époque contient des possibilités non réalisées dans un monde en évolution. De 1880 à 1930-1935, le Bengale a rassemblé les spécificités de la philosophie et de l’action discutées dans cet essai. Il n’y avait aucune « ruse de la raison » parce que les terroristes bengalis ont trouvé une doctrine de la pratique qui évitait cet écueil par la vertu de la pratique constante, l’orientation vers un but, et une théorie de l’existence qui domine une synergie du corps et de l’âme. Le sujet politique s’est formé à une époque précise, et ce sont les discours et possibilités à sa disposition qui le (re)constituent en tant qu’acteur. Il s’agissait de savoir comment utiliser ces possibilités afin que le sujet politique écrive un véritable discours de son époque. Ullaskar ne savait pas que la sienne serait un jour appelée « terreur », alors que les colonisateurs désignaient comme « terroristes » les militants nationalistes bengalis.
28Que faire de l’acte de nommer, et de l’identité qu’il institue et qui ne dépend ni de notre création ni de notre désir, mais qui devient partie de nous ? Pour résoudre ce problème, il nous faudra pousser plus loin notre questionnement non pas sur l’identité de soi-même mais sur celle de l’action.
29Traduit de l’anglais par Alexandra Gueydan
30Adaptation R. Ivekovi?
Notes
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[1]
Ashoke Kumar Mukhopadhyay, Agnipurush, Ananda, Calcutta, 2004, p. 136-151.
-
[2]
Ici comme ailleurs (Ullaskar…), l’auteur privilégie les prénoms des personnes ; le nom complet de Bankim Chandra est, selon les usages, Chattopadhyaya, Chatterjee ou Chatterji [ndr].
-
[3]
E. Stokes, The English Utilitarians and India, Oxford University Press, Delhi, 1982.
-
[4]
Ashoke kumar Mukhopadhyay (éd.), Mukti Kon Pathe, 3e édition, Punascha, Calcutta, 2006, p. 54; toutes les citations sont tirées de l’introduction de l’éditeur.
-
[5]
Mukti Kon Pathe, op. cit., p.138-148.
-
[6]
cf. dans mon « The Futures of the Colonised », Futures, 36, 2004, la distinction entre liberté et indépendance.
-
[7]
Benedict Anderson, Under Three Flags : Anarchism and the Anti-Colonial Imagination, Verso, Londres, 2005.
-
[8]
Pour cette étude du Mahâbhârata comme source essentielle de la pensée politique matérialiste, je m’inspire de l’étude de Nrisinghaprasad Bhaduri, Dandaniti, Sahitya Sansad, Calcutta, 1998.
-
[9]
Voir à ce sujet Dandaniti, p. 128-135.
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[10]
Introduction au « Krishnacharitra », dans Bankimrachanasangraha - Prabandhakhanda, Shesh Angsha (Collections des œuvres de Bankim Chandra, dernier tome), éd. S. Sen, G. Haldar, et A. Ghosh, Sakkharata Prakashan, Calcutta, 1973, p.555-556. Références ultérieures à cet ouvrage « BRS ».
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[11]
« Krishnacharitra », BRS, p. 672.
-
[12]
« Dharmatattva », BRS, p. 827.
-
[13]
« Krishnacharitra », BRS, p. 789.
-
[14]
Agnipurush, p.115-128; Jugantar mentionne aussi le besoin de se forger un certain « caractère »; voir Mukti Kon Pathe, op. cit., p. 114, 141-144.
-
[15]
Balibar, « The Infinite Contradiction », trad. Jean-Marc Poisson avec Jacques Lezra, Depositions-Althusser, Balibar, Macherey, and the Labor of Reading, Yale French Studies, n° 88, Yale University Press, New Haven, 1995, p. 142-164.