Terreur, exception, résistance
Didier Bigo, « Le ban et l’exception. Autour de l’État d’exception », Erythéis 2, 2007 ; Naqd n? 24, « Terrorismes, États, Sociétés », Alger, Automne-Hiver 2007
1La publication en français des travaux du philosophe italien Giorgio Agamben [1] a suscité un vif intérêt de la part des chercheurs et penseurs de notre monde contemporain, avides de prolonger leurs questionnements sur les formes de la violence, leurs acteurs, de l’ensemble de ces dispositifs exorbitants d’exception et de reformulation de nos espaces sociaux, politiques et juridiques. Didier Bigo, en scrutateur attentif des politiques antiterroristes européennes et transatlantiques, en politiste des transformations des mondes policiers, militaires et des services de renseignements et en sociologue des processus de mise à l’écart des étrangers, a publié récemment ses réflexions tirées de ses rencontres livresques avec le philosophe italien [2]. Les dernières publications de Bigo marquent à la fois les avancées de réflexions personnelles issues de plus de vingt années de travaux commencés au sein de l’Institut d’Études Polémologiques, puis au Centre d’Études sur les Conflits, et les motivations des efforts collectifs qu’il a initiés [3] pour penser les défis des discours et des pratiques de l’urgence et de l’exception de notre monde en guerre contre le terrorisme.
2Entre Giorgio Agamben et Didier Bigo, il y a une commune appréhension des enjeux de l’après 11 septembre. Au-delà de la discussion sur le terrorisme, le philosophe et le politiste partent de la sécurité et de la liberté, de la guerre faite à la terreur et de ses justifications pour en saisir les racines. Que les rapports entre violence, menace, logique coercitive et sécuritaire aient pris, depuis 2001, une ampleur et une démesure sans commune comparaison est un fait qu’aucun ne saurait contredire. Autant pour Agamben que pour Bigo, la question centrale est celle de la guerre, de la terreur et du jugement – suspendu, déplacé ou ignoré. Pour Agamben, l’état d’urgence dans lequel nous vivons n’est pas un moment exceptionnel, avec un objet, un temps et un espace limités, mais il est la perpétuation de l’émergence comme règle, comme forme d’état d’exception prolongée. Cette position du philosophe italien constitue pour Bigo une perspective venant enrichir les débats théoriques sur l’unilatéralisme dans les relations internationales, mais aussi les débats sur les libertés civiles dans les sciences politiques, dans la mesure où elle inclut à la fois les relations à l’intérieur des États et leurs relations aux autres pays. Les divergences sont ailleurs. Ces divergences renvoient à d’irréductibles débats sur le sens, les mots et les choses, et à une vue particulièrement opposée sur le sens du politique.
3Pour Bigo, il y a une essentialisation des catégories dans lesquelles Agamben pense l’état d’exception qui le conduit à des généralisations anhistoriques (un continuum de l’auctoritas dans le droit romain au führersprinzip de l’État national-socialiste), et à extrapoler sur les termes d’un univers de mots communs (État, exception, souveraineté) de Hobbes à Schmitt. Pour Bigo, Giorgio Agamben limite sa vision à une approche « évolutionniste » de la terminologie d’« état d’exception » et revient en réalité à ce qu’il avait critiqué par ailleurs : une forme de positivisme. Au contraire, et reprenant à son compte l’invitation de Michel Foucault invitant à partir du détail des pratiques, Didier Bigo estime que l’état d’exception a besoin d’être analysé à partir de « son milieu, de ses pratiques ». De ces pratiques de dérogations, de ces lois essayant de réguler les comportements futurs à adopter en temps de crise [4], des ambitions de ces militaires important leur vision du monde en guerre à l’intérieur de l’État [5], ou encore de ces technologies de surveillance, de ces architectures de contrôle [6] et de tous ces dispositifs d’enfermement nous informant des cloisonnements de nos sociétés [7]… bien qu’Agamben se réfère aux travaux de Foucault, Bigo souligne combien il ignore l’adage foucaldien : « non pas passer les universaux à la râpe de l’histoire, mais faire passer l’histoire au fil d’une pensée qui refuse les universaux » [8].
4Réduire l’état d’exception à une tendance homogène est particulièrement problématique ; heuristiquement, les variations, les lignes de fractures et les divergences du détail des pratiques nous en apprennent certainement plus que les formules partant d’une idée générale et rassurante. Pour Bigo, il faut partir des pratiques et pousser le plus loin possible l’analyse des formations historiques jusqu’à mettre à nu leurs singularités. C’est en cela qu’il maintient que l’on focalise à tort, uniquement ou presque, sur les hommes politiques, leurs discours et les situations dites de crise [9] et que l’on néglige par conséquent les routines d’action des professionnels de l’(in)sécurité à travers leur travail ordinaire de recueil d’informations, de traitement des données, de technologies proactives. Tout comme on néglige, dans la compréhension de la formulation de « l’ordinaire de l’exceptionnel » [10], à la fois les réseaux reliant les professionnels ayant les possibilités d’usage de la force et ceux qui jouent un rôle de structuration des idées concernant la priorité des menaces [11], mais aussi les techniques qui conduisent à la convergence des pratiques de certains métiers et qui innervent la société (du risque et de l’information) à un âge de la mondialisation accélérée [12].
5La dernière divergence entre le philosophe et le politiste a trait au cœur du politique. Pour Bigo, « Agamben désespère trop tôt de la démocratie ». Si pour Agamben, le camp est le nomos de la modernité, il oublie, selon Bigo, la résistance des faibles dans le ban et leur capacité à continuer à être humain et à subvertir le rêve que le pouvoir a de tout contrôler. En évoquant Schmitt, en centrant l’analyse politique sur l’un au détriment du multiple, Agamben évite Spinoza et le passage de la redéfinition de la souveraineté comme attribut du nombre et non plus de l’unique auteur de la décision. L’ultime divergence entre le philosophe et le politiste réside peut-être là: dans cette anthropologie négative chez Agamben qui se heurte à l’idée chez Bigo que rien n’est jamais joué à l’avance et pour toujours.
Notes
-
[1]
Giorgio Agamben, Moyens sans fin, notes sur la politique, Bibliothèque Rivages, 1995; Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, 1997; Ce qui reste d’Auschwitz, Bibliothèque Rivages, 1999; État d’exception, Le Seuil, 2003.
-
[2]
En anglais « Security, exception, ban and surveillance », in David Lyon, Theorizing Surveillance, the Panopticon and Beyond, Willan Publishing, Cullompton, 2008; voir aussi « Globalized In-Security : The Field and the Ban-Opticon », Traces n° 4, sous la dir. de Naomi Sakai & Jon Solomon, Hong Kong University Press 2006, p. 109-155.
-
[3]
Notamment CHALLENGE, le programme de recherche, financé par la Commission Européenne (FP7), dédié à l’analyse critique des questions de liberté, de sécurité et de cohésion sociale au sein de l’Union européenne. Voir http:// www. libertysecurity. org
-
[4]
Didier Bigo, « La recherche proactive et la gestion du risque », Déviance et société, (21) 4, 1997.
-
[5]
D. Bigo, E.-P. Guittet, « Vers une nord-irlandisation du monde? », Cultures et Conflits n°56, 2004.
-
[6]
D. Bigo, « Les nouvelles formes de la gouvernementalité: surveiller et contrôler à distance », in Marie Christine Grangeon (Dir.), Penser avec Foucault, CERI/Karthala, Paris, 2005.
-
[7]
D. Bigo, « Detention of foreigners, State of exception, and the social practices of control of the Ban-opticon », in Prem Kumar Rajaram and Carl Grundy-Warr (éd.), Borderscapes : Hidden Geographies and Politics at Territory’s Edge, University of Minnesota Press, 2008.
-
[8]
Michel Foucault, Dits et Écrits, T. 1, Gallimard, 1994, p. 56.
-
[9]
D. Bigo, « Le ban et l’exception. Autour de l’État d’exception », op. cit.
-
[10]
D. Bigo, E.-P. Guittet, « Facettes de l’insécurité ou l’ordinaire de l’exceptionnel », Cultures et Conflits n° 51, 2003.
-
[11]
D. Bigo, Polices en réseaux. L’expérience européenne, Presses de Sciences-Po, 1996.
-
[12]
D. Bigo, « La mondialisation de l’(in)sécurité », in « Suspicion et exception », Cultures et Conflits n° 58, 2005.