La terreur des femmes. Esclavage et loi du silence à La Réunion
1Comme tant d’autres archives judiciaires relatives à l’esclavage à la Réunion, celle que nous évoquerons ici a disparu. Le régime plantocratique a consciencieusement travaillé à effacer ses traces [1]. Les femmes, les hommes, les enfants, déportés depuis l’Afrique, Madagascar et l’Inde, asservis dans les plantations, soumis aux châtiments corporels, sont morts pour la plupart sans sépulture. L’institution qui a organisé cette déportation et cet esclavage s’est appliquée de surcroît à faire disparaître leurs paroles, en particulier celles qu’ils ont prononcées dans les procès qui condamnaient leurs résistances. Ces silences forment un aspect essentiel de cette terreur.
2La destruction de l’archive coloniale judiciaire obéit à la logique raciste qui régit l’économie de plantation. L’idée de race organise la division du travail en traçant une différence et une hiérarchie anthropologiques faisant de l’humanité le monopole exclusif des propriétaires. Cette exclusion raciste soutient l’économie du châtiment caractérisée par l’exercice à la fois paroxystique et codifié de la violence par le pouvoir. Elle produit, figure et institue le corps esclave comme corps d’exception, corps excepté des attributs et des privilèges de l’humanité, désigné de ce fait comme cible légitime de la violence [2]. La terreur plantocratique est coextensive d’un régime d’exception raciste qui est l’un des rouages de la modernité.
3Ce processus d’exception, de déshumanisation, opère à même la constitution de l’archive. Il s’appuie en effet sur des procédures qui consistent à rendre inaudible la parole des personnes détenues en esclavage. Les comptes-rendus de procès qui nous sont parvenus dessinent des corps d’hommes et de femmes esclaves réduits à des corps muets, mutilés, exploités physiquement et sexuellement, dépossédés d’eux-mêmes. Ces corps énoncent et démontrent le programme et la puissance plantocratiques. Aussi, la narration coloniale exhibe-t-elle avec arrogance « pieds sectionnés », « mains coupées », « langues arrachées » et « sexes brûlés ».
4La racialisation fait du sexe et de la langue des esclaves des cibles privilégiées. La rhétorique coloniale conçoit en effet la sexuation qui divise l’humanité en hommes et femmes comme une caractéristique anthropologique essentielle, et elle la réserve par conséquent à ceux qu’elle catégorise comme blancs [3]. La fabrication des stéréotypes racistes met constamment en œuvre la dévirilisation des hommes et la masculinisation des femmes esclaves. Elle donne à voir des sexes transgressant les normes de genre, au principe d’une sexualité défaillante, sauvage, bestiale et dangereuse. Ces stéréotypes trahissent d’une part la crainte qu’inspirent aux autorités les relations sexuelles entre hommes noirs et femmes blanches : ces dernières, assignées au travail reproductif, sont chargées d’enfanter des héritiers blancs. La stigmatisation sexuelle et la castration des hommes noirs s’inscrivent dans une politique qui cherche à maintenir et perpétuer les frontières de la race. La lubricité imputée aux femmes noires trahit d’autre part l’exploitation sexuelle sans visée reproductive dont elles sont l’objet par les maîtres, les colons, les soldats. Le maître est propriétaire de leur corps autant que de leur force de travail. Les violences sexuelles qui leur sont infligées apparaissent constitutives du système plantocratique. Aussi, des propriétaires brûlèrent-ils le sexe de celles qui leur résistaient [4].
5Ces résistances ont pris des formes multiples et elles ont donné lieu à des prises de parole lors des procès qui les condamnaient. Ceux-ci mettent en œuvre un traitement particulier de la langue. Ainsi, l’archive disparue que nous avons annoncée relate le procès d’une femme esclave, condamnée pour marronnage, et s’exprimant en créole. Elle nous est rapportée par Henri Azéma, notable et fervent défenseur de la plantocratie réunionnaise entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Celui-ci mentionne dans le cadre de son étude historique un rapport judiciaire daté des années 1720, que les historiens n’ont jamais retrouvé. Il note : « La peur des châtiments suggérait parfois aux prévenus de singuliers moyens de défense. Elle est plaisante cette déclaration de Marie, la bonne de M. Ferrere qui a abandonné son travail pour commettre pour la seconde fois “le crime de marronnage”. À elle demandé pourquoi elle s’est enfuie pendant six mois, elle répondit “moin la parti maron parske Alexis lom de jardin té i fé a moin moin tro lamour” [5] ». Nous traduisons : « J’ai marronné parqu’Alexis le jardinier me violait ». La mise en scène du procès fait parler Marie dans une langue qui n’est pas le français, langue du pouvoir colonial. La citation créole fonctionne comme une marque de l’altérité subalterne. Elle trace la différence entre la parole dominante, légitime, crédible a priori, et celle qui ne peut être entendue par le pouvoir pour ce qu’elle dit, mais seulement pour le clivage et la hiérarchie sociale qu’elle signale. Ce dispositif met en jeu une certaine politique de la langue, gouvernée par la race, qui transforme la parole dominée en objet exotique et la prive de ce fait du pouvoir de faire sens. Alors même qu’il exhume cette parole, Azéma la condamne à rester inaudible. Son plaisir méprisant témoigne de sa complicité avec l’institution qui la vouait à la fois au viol et au silence. En rapportant l’archive, il répète, redouble sa logique négatrice et perpétue la violence qu’elle sous-tend.
6Si la parole des femmes esclaves fait l’objet d’une telle répression, c’est parce qu’elle menace l’un des fondements racistes du système esclavagiste : leur résistance à l’exploitation sexuelle autant que leur parole attestent de l’humanité qui leur est contestée, et donc de l’illégitimité des violences perpétrées contre elles. Aussi, la terreur plantocratique fait-elle fonctionner une loi du silence qui opère à même l’archive, à même la langue, et accapare le corps des femmes.
Notes
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[1]
Voir Prosper Eve, Les esclaves de Bourbon. La mer et la montagne, Éditions Karthala, Paris, 2003, p. 94-95, qui recense les divers procédés utilisés pour la destruction systématique des archives à La Réunion le long du XIXe siècle.
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[2]
Voir Sidi Mohammed Barkat, Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Éditions Amsterdam, Paris, 2005.
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[3]
Cette analyse est développée dans Myriam Paris, Elsa Dorlin, « Genre, esclavage et racisme : la fabrication de la virilité », Contretemps, n° 16, mai 2006, p. 96-105.
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[4]
Voir Prosper Eve, Variations sur le thème de l’amour à Bourbon à l’époque de l’esclavage. Océan éditions, Saint André, 1998, p. 152-155.
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[5]
Henri Azéma cité par Robert Chaudenson, Textes créoles anciens (La Réunion et Île Maurice). Comparaison et essai d’analyse, Helmut Buske Verlag, Hambourg, 1981, p. 3.