Vous avez dit « populisme »?
ERNESTO LACLAU, La raison populiste, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard. Le Seuil, collection « L’ordre philosophique », 2008 [ On Populist Reason, Verso, 2005]
1 On commence enfin à rendre justice en France aux travaux d’Ernesto Laclau. Né en 1935 à Buenos Aires, professeur émérite à l’université d’Essex, il est en effet considéré en Amérique latine et aux États-Unis comme l’un des représentants majeurs de la philosophie politique contemporaine. Le seul ouvrage de lui jusqu’ici traduit en français, La guerre des identités - grammaire de l’émancipation [1] est pour l’heure épuisé. La parution au Seuil de son dernier livre, La raison populiste, remarquablement traduit par Jean-Pierre Ricard, vient donc réparer un fâcheux retard. Il est d’ailleurs le prélude à une meilleure diffusion en France de ses théories puisque d’autres traductions sont annoncées [2].
2 À l’heure où l’on entend resurgir un peu partout l’étiquette de « populiste » rapidement accolée aux noms de Silvio Berlusconi ou de Nicolas Sarkozy (pour ne citer que ces deux exemples), ce dernier livre a le mérite de proposer une véritable théorie du concept de « populisme ». Laclau l’indique clairement dans la préface inédite qu’il donne à l’édition française : le rejet méprisant du populisme est « un rejet de la politique tout court » – idée apparemment provocatrice qu’il s’emploie à défendre et développer, arguments à l’appui, tout au long de son livre. Le peuple, souligne-t-il, n’est pas un donné de la structure sociale, c’est une catégorie politique. Autrement dit encore, « le populisme est, tout simplement, une manière de construire le politique ».
3 Le lecteur français qui découvre l’œuvre de Laclau n’aura aucun mal à retrouver au fil des pages la logique d’une réflexion patiemment construite au cours des années et qui le conduit aujourd’hui à proposer cette somme que constitue La raison populiste. L’un des grands mérites de cet ouvrage est en effet de récapituler méthodiquement et avec une notable clarté pédagogique l’ensemble de ses réflexions antérieures sur des questions aussi essentielles que la construction du lien social, l’émancipation des opprimés, la formation des identités collectives, le rapport entre particulier et universel. À l’origine de ce livre, une conviction reprise de Freud : le lien social est un lien libidinal. D’où la peur, voire le rejet sous forme de « dénigrement des masses », qu’a toujours engendrés l’émergence des identités populaires. Depuis Platon, le « populisme » renvoie à un excès dangereux « qui met en question les cases bien définies de la communauté rationnelle » (p. 10). La relégation morale du populisme a ainsi fait partie de la construction discursive d’une certaine normalité, « d’un univers politique ascétique d’où sa logique dangereuse devait être exclue. » (p. 32). C’est à l’intérieur de ce débat qui rappelle à bien des égards la constitution historique d’une frontière sociale entre le normal et le pathologique, que Laclau analyse l’une des grandes peurs des sciences sociales du xix e siècle, celle de la « foule ». Il rend compte ainsi fort opportunément des diverses tentatives qui furent menées pour cerner une « psychologie des foules », depuis les travaux fondateurs de Gustave Le Bon, Taine ou Gabriel Tarde, jusqu’aux théorisations du début du xx e siècle avec William McDougall ou Freud (Psychologie des foules et analyse du moi, 1921). Or le populisme n’est pas le comportement des foules, Laclau va s’attacher à le montrer.
4 Il faut d’abord rappeler, comme Laclau lui-même y invite, un certain nombre de postulats théoriques qui fondent son approche critique des faits sociaux. Il l’affirmait déjà dans La guerre des identités : l’espace social doit être considéré comme un espace discursif. Soulignons immédiatement qu’il faut entendre le « discours » non seulement au sens strictement linguistique du terme mais au sens performatif d’un lien des mots aux actions permettant de constituer des « totalités significatives », comme dans les « jeux de langage » de Wittgenstein. Héritier du structuralisme saussurien, Laclau lui emprunte l’idée qu’il n’y a pas de termes positifs dans le langage mais uniquement des différences : une chose n’est ce qu’elle est que dans les relations qui la distinguent d’une autre. Cette théorie linguistique, il l’étend à l’analyse des faits sociaux afin de privilégier une approche politique du jeu et de l’articulation des différences. D’où une démonstration qu’il développe au fil d’une argumentation serrée pour mettre finalement en évidence cette idée-clé: la nécessaire tension dans toute société entre deux logiques – celle de la différence (les particularismes, la fragmentation du social) et celle de l’équivalence (la communauté, le bien commun). Toute identité sociale (« c’est-à-dire discursive »), affirme-t-il, « est constituée au point de rencontre de la différence et de l’équivalence – exactement comme les identités linguistiques sont le siège des relations syntagmatiques de combinaison et des relations paradigmatiques de substitution. » (p. 100).
Enki Bilal © Casterman
5 Il ne s’agit donc pas de prôner un quelconque multiculturalisme, une logique de la différence exclusive qui s’affranchirait de tout principe universel. Toute politique de la pure différence, répète-t-il, est vouée à l’échec. Il faut au contraire accepter intégralement le caractère pluriel et fragmenté des sociétés contemporaines à condition toutefois d’inscrire cette pluralité dans une logique d’équivalences qui permette la construction de sphères publiques plurielles. Corrélativement, si l’on se donne pour tâche de penser les identités sociales comme pures différences fondées sur l’antagonisme, il faut déterminer le tout à l’intérieur duquel ces identités se constituent. Or cette totalité dans le domaine social ne peut exister que comme totalité manquée, horizon et non fondement, « lieu d’une plénitude (fullness) impossible à atteindre » (p. 88). Pourtant, si la totalité est à jamais manquée, son besoin continue de se manifester par la présence insistante de son absence.
6 De la même façon, toute identité sociale est divisée entre « la particularité qu’elle est encore et la signification plus universelle dont elle est porteuse » (p. 89). D’où cette notion essentielle (longuement évoquée déjà dans La guerre des identités) d’un universel comme « lieu » vide mais impossible à éradiquer. On notera au passage que l’articulation entre la totalité comme horizon à jamais manqué et l’universel comme « signifiant vide », principe transcendant les particularités, n’est pas absolument claire dans la démonstration de Laclau et qu’il passe parfois insensiblement de l’un à l’autre. On pourrait aussi s’interroger sur son extrapolation parfois aventureuse des concepts freudiens à la logique du corps social. Ainsi par exemple peut-on légitimement comparer l’horizon toujours manquant d’une supposée « plénitude sociale », celle d’une « société pleinement réconciliée », à cette autre réconciliation mythique que nous chercherions tous en vain, celle de la dyade mère/enfant, la « plénitude de la mère primordiale » (p. 142-144)?
7 Toujours est-il que la notion de peuple joue chez Laclau un rôle majeur dans la mise en évidence du fonctionnement de l’émancipation politique et sociale et ceci en particulier grâce à la réinterprétation qu’il opère de la notion d’hégémonie chez Gramsci, repensée à l’aune de la théorie lacanienne de l’objet partiel (l’objet a). On ne tentera pas ici de rendre compte de l’ensemble de la démonstration qu’il effectue, renvoyant le lecteur aux pages où il développe sa propre conception de l’hégémonie comme « cette opération par laquelle une particularité prend une signification universelle incommensurable avec elle-même. » (p. 89) À certains moments de l’histoire, souligne-t-il, le « peuple » a ainsi pu incarner cette particularité, assumant le rôle d’une universalité impossible à atteindre. « Le besoin de constituer un « peuple » (une plebs prétendant être un populus) apparaît seulement quand cette plénitude n’est pas atteinte et que les objets partiels dans la société (les buts, les figures, les symboles) sont investis de manière à devenir le nom de son absence. » (p. 140) Autrement dit, il est inutile de tenter d’analyser les politiques d’émancipation des peuples en termes d’alternative entre révolution totale et réformisme progressif. Il n’y a pas de populisme, répète-t-il, sans investissement affectif dans un objet partiel. La logique lacanienne de l’objet a, c’est précisément cela : « la possibilité pour une particularité de devenir le nom d’une totalité impossible » (p. 263).
8 Dans quelle mesure cette pensée performative du nom de « peuple » ressortit-elle d’une certaine pensée magique, c’est une question qu’on est finalement en droit de se poser en analysant l’usage que Laclau fait de la notion de « signifiant vide ».
9 Les identités populaires sont en effet pour lui le produit de « signifiants vides » qu’elles investissent. Ainsi par exemple, lorsque les révolutionnaires russes condensaient tous les antagonismes de la société autour des demandes « le pain, la paix, la terre », le moment du vide était-il décisif. Sans des termes vides comme « justice », « égalité », « liberté », souligne-t-il, investis dans les trois demandes, ces dernières seraient restées enfermées dans leur particularisme ; « mais en raison du caractère radical de cet investissement, quelque chose du vide de la “justice” et de la “liberté” se transmit à ces demandes, qui devinrent ainsi les noms d’une universalité qui transcendait leur contenu particulier. » (p. 120) La nomination, conclut-il logiquement, « est le moment-clé dans la constitution d’un “peuple” » (p. 263).
10 Si Ernesto Laclau cite (une seule fois) dans son livre le nom de Claude Lévi-Strauss, c’est pour le renvoyer à une « perspective structuraliste classique » (p. 87). Il n’en reste pas moins qu’on ne peut s’empêcher d’établir un lien plus que de circonstance entre la puissance des noms dans sa théorie du populisme et la force mystérieuse du mana dans les sociétés indigènes telle que l’analysait Lévi-Strauss dans sa célèbre « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » en 1950. Le mana, écrivait-il, c’est une valeur symbolique zéro, « c’est-à-dire un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié ». Les notions de type mana, soulignait-il, représentent précisément ce signifiant flottant « qui est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique) [3] ». Laclau qui parle tantôt de « signifiant vide », tantôt de « signifiant flottant », ajouterait peut-être : de toute vie sociale… Les « jeux de langage » wittgensteiniens auxquels se livre Ernesto Laclau l’ont sans doute conduit à s’approcher des rivages mythiques dont parle Lévi-Strauss ; il n’est pas exclu en effet que ses théories politiques recèlent elles aussi un vieux fonds de pensée magique, qu’elles ne soient pas étrangères, via l’invocation quasi poétique de la force de nomination du verbe, à une mystérieuse croyance dans la puissance magique du « peuple »…
11 Il reste que les riches analyses qu’il propose d’un certain nombre de mouvements politiques, comme le péronisme des années 1960 et 1970 en Argentine ou le populisme américain au xix e siècle, sont particulièrement convaincantes. Il en va de même pour la longue exploration qu’il mène des divers « populismes » italiens, depuis l’échec du Parti communiste dans les années quarante à constituer une conscience nationale, en passant par l’émergence de la Ligue lombarde dans les années 1980 jusqu’à l’évolution politique récente de Berlusconi qui témoigne justement, contrairement à un certain nombre d’idées reçues, d’un mouvement l’éloignant du populisme (p. 221). Les commentaires qu’il propose du réveil du populisme de droite en Europe occidentale comme du rôle que joua en France le Front national sont tout aussi intéressants. Ainsi, relève-t-il lui aussi comment le vote de la gauche protestataire en France, autrefois capté par le Parti communiste (incarnant la voix des exclus du système) a pu être un temps récupéré par l’extrême-droite. Après l’effondrement du communisme, la formation d’un establishment au centre, dans lequel le Parti socialiste et ses alliés n’étaient guère différents des gaullistes, la division entre la gauche et la droite devint de plus en plus floue, note-t-il. Le besoin d’un vote protestataire demeura néanmoins et comme les signifiants de gauche avaient abandonné le camp de la division sociale, ce dernier fut occupé par les signifiants de droite.
12 Les dernières pages du livre sont nourries d’un passionnant dialogue avec d’autres théories de l’émancipation politique comme celles de Slavoj Žižek ou encore Michael Hardt et Antonio Negri. Très sévèrement critique de leurs approches, il souligne en revanche sa proximité de pensée avec les analyses politiques de Jacques Rancière à qui il rend hommage en conclusion, citant sa belle phrase : « Le peuple n’est pas une classe parmi d’autres. Il est la classe du tort qui fait tort à la communauté et l’institue comme « communauté » du juste et de l’injuste [4]. »
Notes
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[1]
Éd. La Découverte/Mauss, 2000. Recueil d’articles extraits de son livre Emancipation(s) paru à Londres, Verso, 1996.
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[2]
L’ouvrage qu’il publia en 1985 avec Chantal Mouffe, Hegemony and Social Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, éd. Verso, doit paraître en français en septembre aux Solitaires intempestifs (coll. dirigée par Denis Guénoun). Un dernier livre, La construction politique du lien social, doit également sortir prochainement en France.
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[3]
Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF [1950], 1973, p. XLIX.
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[4]
Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995, p. 28.