Note de lecture
SLAVOJ ŽIŽEK, Robespierre : entre vertu et terreur (Stock, 2008) et FRÉDÉRIC NEYRAT, Le terrorisme (Larousse, 2008)
1L’introduction de Žižek aux discours de Robespierre a pour objectif de justifier la Terreur révolutionnaire, aussi bien celle de 1792-1794 que celle dont notre époque aurait besoin. Žižek réinterprète le concept benjaminien de « violence divine » en termes d’« affirmation héroïque de la solitude d’une décision souveraine » : la Terreur est l’expression singulière d’une décision politique absolue, prise sans aucune garantie, hors de toute légalité. Précisément, nous dit-il, ce dont nous ne voudrions plus aujourd’hui. Notre époque rejette la politique parce qu’elle craint les risques de l’acte et son « caractère abyssal ». La « post-politique » contemporaine condamne la Terreur et Robespierre au nom de l’humanisme et de la démocratie. Pourtant, nous dit Žižek, la démocratie est toujours, par un point au moins, dictatoriale, en cela qu’elle impose au-delà de toute « élection libre » les appareils d’État et les formes mêmes du vote... Ce point de force irréductible doit être mis au service de « l’explosion démocratique elle-même », c’est-à-dire la « dictature du prolétariat ». Žižek semble dire : puisqu’il y a toujours de la dictature, qu’au moins celle-ci soit révolutionnaire ! Qu’elle serve la Liberté ! Le problème pour Slavoj Žižek, ce n’est donc pas la Terreur mais son expression totalitaire : le moment où la décision est assignée à un Sujet Majuscule, un Peuple Substantiel. Or seule l’interruption des lois, seul « l’événement du devenir-Peuple » doit être reconnu et promu. Ce devenir asubstantiel, Žižek l’appelle de ses vœux, et justifie ainsi la « terreur concrète » qui « vise à imposer un ordre nouveau dans la vie quotidienne ». Voilà ce dont nous aurions besoin aujourd’hui pour « contrer la menace de catastrophe écologique » : une institutionnalisation de l’irruption démocratique capable de façonner durablement un nouveau monde. Ce qui suppose une « justice égalitaire » (mêmes normes et mêmes renonciations pour tout le monde en termes énergétiques, de développement, etc.), la « terreur » (limitation des « “libertés” libérales »), le « volontarisme » (« décisions collectives à grande échelle » s’opposant à l’immanence du développement capitaliste) et la « confiance dans le peuple » (« informateurs » capables de « dénoncer les coupables aux autorités »).
2L’ouvrage de Frédéric Neyrat consacré au terrorisme croise les analyses de Žižek sur au moins un point : le refus du jugement « humanitaire », justifiant au final les ravages inévitables du capitalisme par la dénonciation et la disqualification de toute possibilité révolutionnaire. Le « passé terroriste doit être accepté comme nôtre » écrit Žižek, et Frédéric Neyrat étend cet énoncé aux nihilistes russes, aux anarchistes et à la Fraction Armée Rouge (chap. 2), à Robespierre, Lénine et Al-Qaida (chap. 3), etc. Mais accepter ne signifie pas forcément refaire et répéter. Contre la position soutenue par Slavoj Žižek (nous vivrions l’époque postpolitique de la non-décision), Frédéric Neyrat soutient qu’aujourd’hui les actes surabondent, et que le « terrorisme » est l’un des symptômes de cette « surabondance destructrice globale ». Žižek, nous dit-il, idéalise l’acte, et ne comprend pas que la guerre contre l’Irak menée par G. W. Bush, de même que les spoliations effectuées par les trusts transnationaux, relèvent de la même catégorie : ils se font dans la solitude, l’illégalité, souverainement, en attendant leur légitimation rétroactive (« plus tard, vous nous remercierez »…). Selon Frédéric Neyrat, cette surabondance de la décision et de l’acte est un effet de souveraineté. Le « terrorisme », ce « nom donné par l’État » écrit Frédéric Neyrat – qui rappelle, après Badiou et Wahnich, que ce sont les Thermidoriens qui ont traité Robespierre de « terroriste »… – est « un acte à prétention souveraine ». Cet acte prolifère dans un monde où s’affrontent les « sources de la souveraineté » (États, Marchés, Religions, Individus), où manquent les lieux de fixation du Pouvoir. Si, pour Žižek, démocratie et terreur s’identifient « spéculativement », c’est l’identité spéculative de la souveraineté et du terrorisme qu’affirme Frédéric Neyrat. Si la décision, l’acte et la souveraineté sont « virtuellement » terroristes, cela veut dire qu’il est nécessaire de sortir du schème souverain. Or comment est-ce possible sans décision !
3Il semble que Frédéric Neyrat fasse appel, pour finir, à une sorte de décision sacrificielle contre la décision, qui ait pour ambition d’atteindre à ce qu’il nomme l’« Autre de l’Acte », ou le « laisser-être » (en référence sans doute au lexique heideggerien). D’une certaine manière, c’est l’impossible même, au sens derridien du terme : ce à quoi il s’agirait de laisser place pour qu’il y ait un avenir possible. Là où Žižek en appelle au sacrifice d’un sujet héroïque qui n’a pas peur de la mort, Frédéric Neyrat considère qu’une civilisation « post-terroriste » devra savoir faire le sacrifice de son idéal narcissique de mort héroïque (un idéal, en termes lacaniens, ayant pour fonction de boucher la faille du Grand Autre). C’est, nous dit Frédéric Neyrat, cet héroïsme de la non-mort, cette insensibilité au temps et à la fragilité de l’être qui rend possible les désastres écologiques ! Et il est vrai qu’une lectrice assidue des livres de Slavoj Žižek confirmera le fait suivant : Žižek ne pense nulle part l’écologie, mais s’appuie sur sa menace pour justifier la nécessaire «dictature du prolétariat »… Cependant, Frédéric Neyrat laisse dans l’ombre une question politique essentielle : comment changer de « civilisation » sans ce que Žižek nomme des « décisions collectives » ! La « dictature » ne risque-elle pas de s’imposer comme une nécessité, face aux périls écologiques et aux problèmes de plus en plus aigus de la famine mondiale qui s’annonce ? C’est possible – mais, comme le dit Frédéric Neyrat, une dictature fondée sur la « souveraineté de la non-mort » risque d’être tout simplement incapable de s’en prendre aux causes qui nous ont menés aux dommages écologiques.