Horizons
1Il y a 40 ans, le philosophe Henri Lefebvre formulait pour la première fois l’idée d’un « droit à la ville ». Il demandait, pour tous les citadins, non seulement le droit d’accéder à l’ensemble des espaces publics et de se les approprier mais aussi celui de participer aux décisions qui touchent à l’espace urbain, de le transformer selon les besoins et les désirs de chacun. Lefebvre, bien sûr, ne voulait pas dire que l’appropriation de l’espace ne devait comporter aucune restriction, ni que la prise de décisions incombait exclusivement aux citadins. Simplement, en transférant une partie des prérogatives de l’État aux citadins, Lefebvre concevait le droit à la ville comme un moyen de restructurer les relations de pouvoir qui sous-tendent la production de l’urbain.
2Si, en 1968, une telle idée relevait encore de l’utopie politique, elle est désormais largement partagée. Il est en effet admis que les modalités de production de la ville ne peuvent plus relever exclusivement de l’État et des professionnels, mais qu’elles doivent inclure tous ceux qui partagent la même condition urbaine. D’une part, les citadins ordinaires, qui ne sont pas a priori crédités d’une expertise dans le champ de l’urbain, revendiquent aujourd’hui le droit de faire la ville, de participer aux processus de décision et de transformation des espaces dans lesquels ils vivent. Mais nous assistons, d’autre part, à une restructuration profonde des pratiques de décision. Ainsi que Loïc Blondiaux et Yves Sintomer le mettent bien en évidence, il y a une valorisation croissante de la discussion, du débat, de la consultation et de la participation des citadins dans la gouvernance urbaine. L’affirmation d’une compétence citadine, ainsi que le développement des dispositifs visant à impliquer une grande diversité d’individus dans la discussion de choix collectifs (jurys citoyens, conseils de quartier, débats participatifs), traduisent l’urgence d’une nouvelle inclusion démocratique. Ces revendications en matière de participation et de décisions collectives traduisent, à l’échelle urbaine, une transformation profonde des relations entre la société civile et l’État. Il apparaît de plus en plus clairement qu’il n’y a pas de correspondance évidente entre la citoyenneté et l’identité nationale. Si la citoyenneté se définit par l’ensemble des droits et devoirs reconnus par l’État, elle se constitue aussi, selon la lecture qu’en donne Engin F. Isin, à travers un ensemble d’initiatives et de mobilisations qui peuvent s’opposer à l’autorité publique. En ce sens, la citoyenneté implique entre les individus, les groupes et les institutions d’État des relations de solidarité et de coopération ou de négociation et de conflit d’où émergent des pratiques inédites ainsi que l’affirmation de droits nouveaux. Fragilisé par les changements d’échelles et les reterritorialisations liés aux effets économico-politiques de la mondialisation, l’État est aujourd’hui contesté non seulement dans sa prétention à reconnaître l’ensemble des individus indépendamment de leurs appartenances culturelles sans exercer en même temps des formes de discrimination, mais aussi dans sa capacité à réguler la société civile. Cette contestation vient, en grande partie, de mouvements de gauche mais, comme l’ont clairement souligné Mark Purcell et Bernard Jouve, elle est aussi portée par des mouvements néolibéraux qui entendent limiter les pouvoirs de l’État au profit de l’économie de marché. Le droit à la ville peut donc être mobilisé contradictoirement soit comme un outil de promotion de la justice sociale soit comme une stratégie de conservation des asymétries sociales. Dans les deux cas, les villes constituent des terrains de résistance et de lutte, des espaces d’expérimentation et d’apprentissage dans lesquels s’élaborent de nouveaux régimes de citoyenneté qui articulent plus finement le local, le régional et le transnational.
3Cela dit, nous n’avons pas d’autre choix que celui d’occuper l’espace et, à ce titre, les villes sont le lieu où se donnent à voir les injustices spatiales qui frappent désormais plus de la moitié de la population mondiale. C’est pourquoi, depuis plus de dix ans, de nombreuses manifestations issues de la société civile, du monde académique ou d’organisations non gouvernementales ont conduit à inclure dans le droit à la ville des droits inédits mais fondamentaux : le droit au logement, le droit de se nourrir, le droit de vivre dans un environnement sain, le droit à des déplacements aisés, le droit à l’éducation. Inutile d’énumérer davantage la liste de ces droits. Elle indique suffisamment que nous ne pouvons pas considérer les villes simplement comme des espaces physiques caractérisés par une forte concentration d’individus et de capitaux. Elles doivent au contraire être envisagées comme des ressources (économiques, politiques, culturelles, environnementales) vitales à l’épanouissement individuel et à la sociabilité. La qualité de vie, la liberté de choisir son style de vie et de le réaliser dans les meilleures conditions dépend donc des ressources publiques que la ville met à la disposition de chacun. Or les villes, aujourd’hui, sont loin de présenter à l’ensemble de leurs habitants ou de leurs usagers des opportunités égales. La grande majorité de la population urbaine ne peut y satisfaire l’ensemble de ses besoins, y compris les plus élémentaires, pour des raisons qui tiennent à des formes de discriminations économiques, sociales, politiques et religieuses mais aussi liées à l’environnement, à l’âge ou à la mobilité. Ce point nous rappelle que la ville a pour vocation d’accueillir et de protéger tous ses habitants et ses usagers – non pas simplement les citoyens statutaires. En ce sens, l’émergence d’un nouveau droit de cité doit être entendue comme le droit de bénéficier et de jouir de tous les privilèges que procure une ville, qui s’adresse à tous mais particulièrement à toutes les personnes en situation de vulnérabilité : les pauvres monétaires, les SDF, les femmes isolées, les personnes âgées, les personnes handicapées, les enfants, les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, les immigrés, les personnes déplacées.
4Dans ce numéro de Rue Descartes nous avons choisi de discuter différents enjeux du droit à la ville, des premiers textes de Lefebvre jusqu’à leurs relectures contemporaines. Il présente donc des perspectives diverses – allant des expérimentations situationnistes à la citoyenneté urbaine multiculturelle – mais unies par un même questionnement : le droit à la ville est-il susceptible de requalifier les identités citadines ? Peut-il faire naître des collectifs d’acteurs compétents, capables de participer aux processus démocratiques de décision sans pour autant être instrumentalisés par différentes institutions d’État ? Ce n’est qu’à ce titre, semble-t-il, que se constituerait vraiment un domaine public dans lequel sont soulevées, débattues et provisoirement résolues les questions portant sur les politiques urbaines, sur la justice sociale et les modalités de vie en commun et sur l’espace même dans lequel nos vies viennent prendre place.