Le Droit à la ville et les mouvements urbains contemporains

1En décembre 1999, pendant les manifestations contre la mondialisation néolibérale à Seattle, le Rainforest Action Network accrocha à une grue une gigantesque banderole [1] sur laquelle on pouvait lire :

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2Le RAN faisait ainsi allusion à une lutte centrale de la politique globale contemporaine : celle qui oppose ceux qui souhaitent imposer toujours davantage la néolibéralisation de l’économie politique mondiale, et un ensemble de mouvements divers qui résistent au néolibéralisme et plaident en faveur d’un « autre monde [2] ». Cette relation politique générale est particulièrement active dans les villes. Les secteurs urbains ont été d’importants laboratoires, où la politique néolibérale a été développée et testée [3]. Ils ont servi de tête de pont pour établir les valeurs néolibérales en tant qu’opinion générale (common sense) à grande échelle [4]. Il n’est donc pas surprenant que les villes soient également devenues d’importants centres de mobilisation de la résistance contre la néolibéralisation. Ces mouvements résistent aux valeurs néolibérales et proposent à leur place des valeurs alternatives plus coopératives. Dans le contexte de ces mouvements urbains, de nombreux universitaires, militants, et décideurs politiques ont développé un intérêt pour le « droit à la ville ». La première vague d’intérêt apparue dans les années 1990 et au début des années 2000 avait en général des aspects diffus et évocateurs plutôt que concrets. Vers le milieu de la même décennie, cependant, le concept a été développé de manière plus détaillée. Mitchell, Harvey, Purcell et Dikec [5] ont présenté des arguments plus précis sur la signification qu’ils entendaient donner à ce concept, et certains décideurs politiques ont fait de même. Les Nations Unies ont créé un groupe de travail pour explorer les diverses mobilisations en faveur d’un droit à la ville, et pour voir de quelle manière ces mouvements pouvaient être reliés aux discours sur les droits de l’homme [6]. Au Canada et en Europe, certaines initiatives sont allées plus loin en proposant des chartes concrètes des droits à la ville (par exemple la Charte de Montréal pour les droits et les responsabilités, le programme d’Aberdeen, la charte européenne pour la préservation des droits de l’homme dans la ville). En 2001, au Brésil, le « Statut de la ville » a inscrit dans la constitution nationale brésilienne des principes liés au droit à la ville [7]. Dans cet article, je m’efforce d’éviter une évocation vague de travaux précédents en suggérant, à la place, un contenu spécifique du droit à la ville, mais sans pourtant m’associer au mouvement récent en faveur d’une codification légale. Je soutiens en ce sens que, si le droit à la ville, afin d’être utile, ne peut rester vague, il ne peut pas non plus être codifié légalement au point de devenir un concept « clos », auquel les mouvements devraient se plier et s’adapter, au lieu de le modifier en vue de leurs propres buts [8]. Je présente ici ce que je qualifierai de concept « élaboré mais ouvert » du droit à la ville. Dans ce but, je considère comme une source d’inspiration féconde un retour aux travaux d’Henri Lefebvre. Une lecture attentive de Lefebvre me permettra de développer un concept du droit à la ville à la fois profondément enraciné dans son œuvre et partiellement indépendant d’elle. Ce retour à Lefebvre ne signifie pas, à mes yeux, que nous devrions établir une interprétation orthodoxe du droit à la ville, pour ensuite nous y conformer. La perspective de Lefebvre n’est pas forcément plus « correcte » que d’autres perspectives. Il nous faut admettre une multiplicité d’interprétations, et le droit à la ville selon Lefebvre n’en est qu’une parmi bien d’autres. La vision de Lefebvre est néanmoins utile dans la mesure où elle nous offre la possibilité de développer un contenu spécifique pour ce concept, mais sans aller jusqu’à un corpus légal de droits dans le style des Nations Unies. Le droit à la ville que je propose n’est pas un droit légal, mais davantage, selon l’expression de Lefebvre, un « cri et une exigence », un désir éthique et politique insistant, exprimé par des mouvements qui luttent pour résister à la néolibéralisation et pour imaginer une ville différente.

L’interprétation de Lefebvre [9]

3Le droit à la ville de Lefebvre implique de réinventer radicalement les relations sociales du capitalisme et la structure spatiale de la ville. De ce point de vue, un élément central est l’attention explicite que porte Lefebvre à l’espace urbain. La « ville » qu’il décrit n’est pas simplement un espace matériel, mais un sentiment intégral de l’espace urbain en tant que contexte physique, que relation sociale, et que vie quotidienne. La vision de Lefebvre de l’espace est extrêmement compréhensive : elle intègre ce qu’il désigne comme espace perçu, espace conçu et espace vécu. L’espace perçu se réfère à la perception quotidienne de l’espace par ceux qui l’habitent. L’espace conçu désigne les constructions abstraites et techniques de l’espace, souvent associées aux entreprises et aux promoteurs. L’espace vécu est en un sens un « troisième » espace, susceptible de maintenir une tension entre espace perçu et espace conçu, et de les réinventer [10]. Dans les conditions des relations sociales du capitalisme, l’espace conçu, avec sa réduction rationnelle et technique de l’espace à une matrice cartésienne, occupe une position dominante que Lefebvre veut ébranler. L’espace conçu facilite une « marchandisation » de l’espace, le réduisant à une entité mesurable, de telle sorte qu’il est plus efficacement évalué en tant que propriété. La résistance à l’urbanisme capitaliste, selon Lefebvre, exige une résistance spatiale pour défier l’hégémonie de l’espace conçu et pour imaginer des moyens d’évaluer l’espace urbain davantage orienté vers ses usagers. Lefebvre considère l’espace perçu de la vie quotidienne comme un important lieu de résistance. Il examine les routines et les rythmes des habitants de la ville, ceux dont l’existence au jour le jour se déroule en elle [11]. Son droit à la ville ambitionne de promouvoir les intérêts « de la société tout entière, en premier lieu de ceux qui habitent[12] ». Selon Lefebvre, les résidants urbains habitent la ville, tandis que les professionnels la conceptualisent et la gèrent. Par opposition à la situation actuelle, où planificateurs, architectes, promoteurs et autres experts détiennent un pouvoir immense sur la production de l’espace urbain, Lefebvre imagine à l’inverse un rôle central des usagers de l’espace urbain pour déterminer son futur. Ce sont ces usagers, aux yeux de Lefebvre, qui habitent activement la ville. Et pour qu’ils habitent bien – pour mener une vie pleine et digne – la ville, leur habitat doit leur fournir ce dont ils ont besoin : du travail, un abri, des vêtements, l’accès à une alimentation saine, et toutes sortes de services, tels que des crèches, des transports, l’eau, le tout-à-l’égout, l’éducation, des espaces verts, etc. Revendiquer un droit à la ville, c’est revendiquer un droit à habiter bien, à avoir un accès raisonnable à tout ce qui est nécessaire pour mener une vie urbaine décente. Pour ses usagers, la ville est un projet humain social, collectif, dont le succès se bâtit sur l’interaction, la coopération et les relations affectives. Pour le capital, en revanche, la ville est un site stratégique en vue de l’accumulation [13] ; l’espace urbain est une marchandise qu’il faut posséder et gérer selon les lois de la propriété, qu’il s’agit de valoriser en tant que telle, ou d’utiliser comme plate-forme sur laquelle l’accumulation puisse avoir lieu. Le droit à la ville est donc la revendication opposée à l’idée capitaliste – et néolibérale – de l’espace urbain ; il lance un défi au néolibéralisme, sur la définition de ce à quoi sert la ville [14].

4L’un des éléments du droit à la ville selon Lefebvre est ce que nous pourrions appeler le droit d’appropriation. Au sens le plus immédiat, l’appropriation peut signifier le droit à être physiquement présent dans un espace matériel déjà existant. Cette appropriation physique est l’aspect le plus élémentaire d’un droit à la ville, et il est loin d’être dénué d’importance [15]. Mais l’appropriation est également en rapport avec la possibilité de réinventer à grande échelle la ville en tant qu’entité spatiale et politique. Elle implique également le droit à ce que la ville soit un lieu qui réponde, au-delà de toute autre considération, aux besoins de ses habitants. Emploi, abri, nourriture, et tous les services mentionnés ci-dessus feraient partie des éléments nécessaires d’une ville ainsi conçue. Ainsi, tandis que l’appropriation exige le droit d’être présent dans l’espace, elle réclame également la production d’espaces nourrissant une vie urbaine digne et pourvue de sens. Cette notion insiste sur le fait que la ville se doit de favoriser l’habiter (inhabitance), avant toute autre considération.

5Un autre élément du droit à la ville de Lefebvre est ce que nous pourrions désigner comme un droit de participation. Lorsque Lefebvre parle de participation, il se réfère aux droits des habitants de la ville à participer pleinement aux nombreuses opportunités qu’elle offre. Il est préoccupé par le problème de l’exclusion des habitants de ces opportunités [16] (UNESCO 2006). La revendication à la participation vise d’une part à une ville plus inclusive, où les opportunités sont réparties plus largement dans la population. Mais la participation comporte naturellement aussi une composante politique. Elle implique l’inclusion dans les processus de prise de décision, l’existence en tant que voix significative dans toutes les décisions qui produisent l’espace urbain. Le droit à la ville n’est donc pas seulement un droit à une ville répondant aux besoins de ses habitants, mais aussi le droit des habitants à participer pleinement aux décisions qui produisent l’espace urbain [17]. Les habitants jouent sans aucun doute un rôle considérable dans la production de la ville comme produit collectif, à travers les routines quotidiennes de leur vie dans la ville. Mais la participation, dans ce sens, revendique le droit de participer aux décisions plus hautes qui façonnent la ville. Ces décisions concerneraient bien entendu les décisions de politique générale et de planification de l’État, mais incluraient également les choix d’investissement des grandes entreprises, les choix des fondations en matière de financement, les décisions de politique des ONG et des associations. Et Lefebvre insiste sur le fait que les habitants devraient occuper une place centrale dans ces décisions. À la place du régime actuel, où le capital et les élites gouvernementales contrôlent les décisions qui produisent l’espace urbain, tandis que les citoyens de l’État démocratique libéral ne jouent qu’un rôle indirect et marginal, Lefebvre imagine des habitants qui deviendraient des participants centraux dans les décisions qui produisent l’espace urbain.

Éléments de débat

6Tandis que je pense que le droit à la ville recèle de grandes promesses, et particulièrement en tant qu’alternative explicite à la ville néolibérale, il est néanmoins un certain nombre de points qui méritent encore d’être soumis au débat critique. Le premier d’entre eux est le problème du réductionnisme. L’une des forces principales du droit à la ville est son ouverture : il a le potentiel pour résonner avec de nombreux mouvements urbains différents, et peut servir de point de départ à partir duquel des groupes divers pourraient constituer de vastes coalitions pour des villes alternatives. Néanmoins, l’idée de l’habiter peut être interprétée de manière restrictive, pour n’être appliquée qu’à un groupe urbain particulier, ou davantage à un groupe qu’à un autre. Et il y a des raisons de se préoccuper du réductionnisme que l’on peut rencontrer dans les écrits de Lefebvre lui-même. Par moments, celui-ci imagine en effet que l’identité politique des habitants est étroitement liée à la situation de classe des résidants urbains. Il écrit que « seule la classe ouvrière peut devenir l’agent, le vecteur social ou le support de cette réalisation » du droit à la ville [18]. Alors qu’il ne réduit pas ici totalement la catégorie d’habitant à la classe ouvrière, il n’en a pas moins des difficultés à imaginer qu’un autre acteur politique puisse être en mesure de promouvoir le droit à la ville. Ceux qui s’inspirent de Lefebvre peuvent aisément tomber dans le vieux piège qui consiste à réduire des identités politiques et sociales multiples à une identité de classe. Dans toute politique impliquant le droit à la ville, il importe donc de comprendre l’habiter comme une catégorie ouverte, susceptible de s’adresser à un grand nombre de situations diverses des sujets. Ce n’est qu’ainsi que le droit à la ville peut servir de revendication stratégique, autour de laquelle différents groupes pourraient agir de concert. Tout indice d’une préférence a priori pour un agent politique donné, comme la classe ouvrière, menace de rendre pratiquement impossible la fusion de mouvements sociaux.

7Un autre problème est celui de l’échelle. Il y a un risque que le droit à la ville soit compris comme nécessairement lié, d’une manière ou d’une autre, à l’échelle urbaine, que le droit à l’habiter soit dans une certaine mesure mieux adapté à l’échelle urbaine qu’à des échelles plus vastes [19]. Lefebvre ne prend pas explicitement cette position. Et de fait, dans d’autres écrits, sa vision de « l’urbain » est compréhensive et non locale [20]. Il comprend l’urbain comme un ensemble social et spatial complexe, qui transcende la ville physique, pour incorporer des réseaux d’acteurs et de systèmes impliqués dans des relations multiples, à de nombreuses échelles diverses. Il faut cependant prendre en compte le fait qu’il n’a pas écrit à propos du droit à l’urbain, ou du droit à l’espace, mais du droit à la ville. Ses autres conceptions, plus vastes, concernent en premier lieu l’urbain. Lorsqu’il discute le droit à la ville, par conséquent, il semble faire référence à un droit d’habiter la ville physique, plutôt qu’à un droit à « l’urbain » en général. Ce risque est accru par le fait que Lefebvre était fasciné par la vie quotidienne, par les actes concrets et les perspectives des gens impliqués dans leurs routines ordinaires. Lorsqu’il écrit à propos du droit à la ville, il célèbre ces actes quotidiens – les expériences quotidiennes de l’espace perçu – par opposition aux perspectives détachées, rationalisées des propriétaires et des planificateurs. Il relie clairement ces expériences enracinées aux droits associés à l’ habiter. Parler de cette manière du droit à la ville est louable et nécessaire, mais implique que le droit à la ville n’existe qu’à une échelle très locale, une échelle à laquelle les habitants développent des relations intimes avec leur environnement. La ville, dans cette perspective, serait l’échelle maximale à laquelle un droit à la ville pourrait être mobilisé. Tandis que les autres écrits de Lefebvre sur l’urbain pourraient l’inciter à rejeter cette limitation scalaire, il se peut tout à fait que d’autres auteurs reprenant ce concept ne l’interprètent que de manière limitative et locale. Il n’y a qu’un pas entre privilégier les habitants et privilégier les résidants locaux. Cela signifierait que ce sont des groupes constitués par quartiers (et non pas des institutions à l’échelle de la ville) qui devraient décider de la production de l’espace du quartier, puisque ce sont eux qui habitent réellement cet espace au jour le jour. Ou encore, à une échelle plus large, cela pourrait signifier que les habitants de la ville (par opposition à des organes décisionnaires à une échelle plus vaste) devraient contrôler la production de l’espace dans leur ville.

8Cette approche plus locale suppose que cette échelle ait une essence définie, pourvue de qualités particulières. Cette notion d’échelle se comprend mieux en tant que stratégie politique : les résultats issus de configurations scalaires particulières proviennent des programmes de ceux qui disposent de la stratégie [21]. La localisation peut produire des résultats souhaitables ou non. Les mouvements qui n’ont en vue que la localisation courent le risque d’obtenir des résultats contre-productifs. En outre, ils passeront à côté de stratégies scalaires qui pourraient être plus efficaces pour eux. Une résistance efficace à la néolibéralisation exige des mouvements qu’ils mènent des initiatives politiques sur un registre d’échelles variées, et cela de manière flexible et stratégique. Des contextes temporels et spatiaux différents exigeront donc des stratégies scalaires différentes. Un droit à la ville limité à l’échelle urbaine ou à l’échelle du quartier saperait cette indispensable flexibilité. Il y a un danger analogue à propos de l’urbain en tant que lieu (c’est-à-dire l’urbain par opposition au rural). Le droit à la ville de Lefebvre semble suggérer que la ville, en tant que lieu auquel chacun devrait avoir droit, aurait quelque chose de magique, d’une importance critique. Il suggère donc qu’un droit à la campagne n’aurait pas la même importance. À lire Lefebvre, et d’autres travaux sur le droit à la ville, on peut en effet percevoir l’idée que les villes ont effectivement une importance distinctive, que leur centralité offre des opportunités et des possibilités d’accomplissement humain à un degré plus élevé que d’autres lieux. L’accès aux villes et à leurs opportunités prend donc une importance particulière, supérieure à l’accès à d’autres lieux. D’un côté, il est vrai que la revendication du droit à la ville revêt une importance stratégique particulière dans la résistance à la néolibéralisation, puisque la ville a servi de tremplin et de laboratoire par excellence pour les initiatives de la politique néolibérale. Mais par ailleurs, les secteurs ruraux ont aussi une importance critique, comme l’ont montré les nombreuses mobilisations paysannes contre des mesures telles que les inégalités des régimes fonciers, la déforestation, les famines, la culture de rente (cash cropping) ou encore les cultures d’OGM et la privatisation des semences. Ma crainte serait donc que si l’on insiste sur le fait d’habiter la ville, on pourrait considérer à tort que ce qui est en cause ici, c’est la ville et non l’habiter. Or, c’est l’habiter qui devrait être au cœur de l’alternative que nous offre le droit à la ville. Notre revendication devrait donc s’élargir à celle d’un droit à habiter l ’espace. Nous pouvons et nous devons exprimer une revendication plus spécifique à habiter la ville, mais uniquement en tant qu’élément de cette revendication plus vaste [22].

9Un autre problème porte sur la distinction entre les habitants en tant que sujets politiques et l’habiter comme programme. Les mouvements d’habitants peuvent ou non revendiquer un droit à habiter l’espace. Ils peuvent résister à la néolibéralisation, mais peuvent aussi bien la cautionner, ou être réactionnaires et exclusifs. Les habitants, comme n’importe quels sujets politiques, peuvent construire leur identité collective et leurs intérêts de manières diverses et contingentes [23]. Il est donc impossible de tirer des conclusions sur le programme d’un mouvement à partir des sujets politiques qui le constituent. Un mouvement d’habitants n’est pas forcément en quête d’un droit à la ville. Selon moi, s’il prétend revendiquer un droit à la ville, un mouvement d’habitants doit se mobiliser autour d’un programme dont la revendication, au moins pour partie, porte sur le droit d’habiter l’espace. En outre, si l’on veut que le droit à la ville puisse résister spécifiquement à la néolibéralisation, ce droit à habiter l’espace devrait être délibérément compris comme une alternative au droit à posséder l’espace et à en tirer profit. L’espace-en-tant-qu-habité devrait ainsi être considéré comme une antithèse de l’espace transformé en marchandise du néolibéralisme [24]. Les mouvements d’habitants peuvent cependant élaborer des programmes très différents. Ils peuvent par exemple revendiquer le droit à ce que « des gens comme moi » habitent mon quartier, et concevoir ce droit comme opposé au droit des « gens pas comme moi » à habiter ce quartier. La distinction entre habitants et habiter est importante puisqu’elle nous aide à éviter le piège qui consisterait à supposer que les habitants devraient nécessairement suivre un programme de l’habiter progressiste et anti-néolibéral. Elle nous aide également à apercevoir plus nettement les dangers inhérents à toute stratégie légale de codification du droit à la ville. Si nous comprenons le droit à la ville dans un sens libéral, comme un droit inaliénable inhérent à des individus déterminés (les habitants), il peut alors être mobilisé sous des formes diverses incompatibles avec l’ordre du jour de l’habiter. Si, en revanche, nous envisageons le droit à la ville en premier lieu comme une revendication collective en faveur de l’habiter issue des mouvements urbains, le but est alors, moins une codification légale, qu’une promotion active et énergique de ces mouvements.

Conclusions

10J’ai suggéré que le droit à la ville puisse être utile aux mouvements urbains contemporains. Il est naturellement toujours utile pour les mouvements de pouvoir se regrouper autour de certaines idées. Mais je pense que ce genre d’idées est particulièrement important dans la situation actuelle. Et cela parce que le modèle de la gauche traditionnelle d’un mouvement homogène soudé par une identité de classe et coordonné par la direction d’un parti fort est manifestement devenu intenable [25]. En même temps, une prolifération de luttes locales, spécifiques, comme les qualifie Foucault, si elles ne parviennent pas à établir des connexions entre elles, n’a que peu de chances de permettre une résistance plus générale à la néolibéralisation, ou une restructuration radicale des relations de pouvoirs urbaines.

11Le défi consiste ici à mettre en œuvre un certain nombre de moyens de coordonner ces luttes locales sans subordonner leur particularité et leur autonomie à une unité homogène plus vaste. Les mouvements doivent rester distincts, et doivent en même temps agir ensemble, ils doivent être à la fois autonomes et interdépendants, incarner en même temps la pluralité et l’unité. Une bonne part de la littérature politique et philosophique récente à propos de la gauche se préoccupe d’ailleurs de savoir de quelle manière les mouvements pourraient parvenir à ce résultat. Des notions telles que « ensemble dans la différence [26] », les « chaînes d’équivalence [27] », l’« adéquation mutuelle [28] », la « solidarité sans fondement [29] », la « singularité quelconque [30] », la « responsabilité infinie [31] » sont toutes à leur manière des tentatives de conceptualiser cette nouvelle relation paradoxale et néanmoins nécessaire à l’heure actuelle.

12Je ne considère pas, pour ma part, que le droit à la ville soit la solution absolue pour relever ce défi. Une telle solution, valable dans tous les cas, n’existe pas. Dans chaque cas, les mouvements doivent construire, ensemble, une notion commune de leur identité collective et de leur programme. Mais je crois que le droit à la ville, pour les mouvements urbains, est un point de départ extrêmement prometteur pour commencer cette construction. Il est possible d’imaginer que des mouvements urbains aux préoccupations extrêmement différentes – le logement, la destruction de l’environnement, le racisme, les violences envers les femmes, l’augmentation des salaires, les droits des immigrés, la souveraineté tribale [32], etc. – pourraient se retrouver sur l’intérêt à revendiquer un droit à habiter la ville. Il est certain que le contenu précis de l’habiter différera de groupe en groupe : chacun d’eux habite la ville d’une manière différente. Mais ils pourraient cependant décider qu’ils sont tous concernés au même titre par le besoin d’habiter la ville pleinement et dans la dignité. Cette communauté de vue pourrait être le point de départ pour la construction d’un programme urbain plus ample et partagé.

13On me permettra d’ajouter quelques éléments concrets pour appuyer cet optimisme spéculatif. En janvier 2007, une trentaine de mouvements d’implantation locale, provenant de diverses villes américaines, se sont rencontrés à Los Angeles pour examiner de quelle manière le droit à la ville pourrait être un « cadre » efficace, un concept commun susceptible de leur permettre de construire un programme commun. Ces mouvements étaient très divers, certains d’entre eux se préoccupant de la « gentrification » et de logements aux prix accessibles, certains de la préservation de l’identité culturelle, de la jeunesse GLBT, du travail et des salaires, d’autres encore de réformer le système judiciaire pour les mineurs, etc. [33]. Leur conversation fut féconde, au point qu’ils se sont mis d’accord pour former ce qu’ils ont désigné comme l’Alliance pour le Droit à la Ville, dont le but est d’être un mouvement à l’échelle nationale, capable de « faire basculer le débat national » dans le sens où l’espace urbain ne serait plus considéré essentiellement comme une marchandise, mais comme la condition de base d’une vie urbaine pleine et décente. Il est vrai que l’Alliance vient tout juste de naître, et qu’elle n’a pas encore « fait basculer » le débat national. Mais il semble clair jusqu’ici que le droit à la ville recèle un potentiel réel, pour ce groupe tout au moins, en tant que voie permettant à des mouvements divers d’initier un processus d’alliance, même s’ils restent distincts.

14Un autre motif d’optimisme est le fait que l’Alliance pour le Droit à la Ville est née d’une collaboration entre militants et universitaires. Des universitaires spécialistes de problèmes tels que ceux du droit à la ville, du néolibéralisme et de la « gentrification » ont présenté le résultat de leur réflexion à l’occasion de la rencontre de Los Angeles. Les idées de Lefebvre étaient très présentes et ont joué un rôle important dans la discussion. L’idée du droit à la ville, en théorie comme en pratique, prend une importance croissante dans les luttes urbaines contemporaines. Nous continuerons donc à écrire et à débattre sur le droit à la ville, et à encourager les luttes qu’il peut inspirer.

Notes

  • [1]
    Le « Réseau d’action forêt pluviale » (Rainforest Action Network) voulait naturellement signifier par les deux flèches indiquant deux directions opposées que l’Organisation Mondiale du Commerce (World Trade Organization) n’allait pas dans le sens de la démocratie.
  • [2]
    J’emploie ici le mot néolibéralisation pour désigner le processus complexe qui comprend entre autres l’extension progressive des relations du marché capitaliste à de nouveaux registres de la vie sociale, qui consolident et renforcent les droits de la propriété privée et minent les dispositions sociales de l’État-providence keynésien, en augmentant les financements publics en faveur de l’accumulation du capital (infrastructure, transferts de technologie, investissements publics dans des projets d’aménagement foncier privés), en réduisant et en éliminant la taxation des entreprises, en « délocalisant » les fonctions gouvernementales vers un réseau complexe d’agences non étatiques ou quasi étatiques, et en développant de nouvelles manières de discipliner tous ceux qui sont mis au ban par l’économie de marché (prisons, obligation de fournir un travail compensatoire pour les allocataires du chômage, lois contre les SDF, etc.). Pour un compte rendu beaucoup plus complet de la néolibéralisation, voir entre autres, Brenner et Theodore, 2002 et Harvey 2005.
  • [3]
    N. Brenner et N. Theodore « Cities and the Geographies of “Actually Existing Neoliberalism” » in Antipode 34, (3), 2002, p. 349-379.
  • [4]
    D. Harvey, A Brief History of Neoliberalism, 2005, New York, Oxford University Press, p. 48.
  • [5]
    M. Dikec, « Justice and the Spatial Imagination » in Environment and Planning, A33, 2001, p. 1785-1805; D. Harvey, op.cit.; D. Mitchell, The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space, 2003, NewYork, Guilford Press; M. Purcell, « Excavating Lefebvre: The Right to the Cityand Its Urban Politics of the Inhabitant » in Geo Journal 58, (2-3), 2002, p. 99-108; « Citizenship and the Right to the Global City: Reimagining the Capitalist World Order » in International Journal of Urban and Regional Research 27, (3), 2003, p. 564-590.
  • [6]
    Cette initiative a commencé plusieurs années avant le présent document.
  • [7]
    E. Fernandes, « Updating the Declaration of the Rights of Citizens in Latin America: Constructing the “Right to the City” in Brazil » in International Public Debates: Urban Policies and the Right to the City. UNESCO, 2006, Ed. Paris, UNESCO, p. 40-53.
  • [8]
    Dans la conclusion, j’examine plus en détail pourquoi un tel concept « clos » est moins utile aux mouvements contemporains, qui doivent coordonner des identités et des programmes divers.
  • [9]
    Cette présentation est un résumé de Purcell, Recapturing Democracy: Neoliberalization and the Struggle for Alternative Urban Futures, 2008, New York, Routledge. p. 90-104.
  • [10]
    H. Lefebvre, La Production de l’espace, 1974, Paris, Anthropos et E. Soja, Thirdspace: Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, 1996, Cambridge, MA, Blackwell.
  • [11]
    H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, 1958, Paris, L’Arche.
  • [12]
    H. Lefebvre, 1996, p. 158.
  • [13]
    N. Smith, The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, 1996, New York, Routledge.
  • [14]
    M. Castells, La Question urbaine, 1977, Paris, Maspero.
  • [15]
    D. Mitchell, The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space, 2003, New York, Guilford Press.
  • [16]
    UNESCO, International Public Debates: Urban Policies and the Right to the City, 2006, Paris, UNESCO.
  • [17]
    L’une des exigences les plus controversées découlant du droit à la ville est celle selon laquelle le droit de vote, au plan municipal, devrait être lié à la résidence et pas à la nationalité.
  • [18]
    H. Lefebvre, 1996, p. 158
  • [19]
    M. Purcell, « Urban Democracy and the Local Trap » in Urban Studies 43, (11), 2006, p. 1921-1941.
  • [20]
    Voir particulièrement M. Purcell, « Citizenship and the Right to the Global City: Reimagining the Capitalist World Order », 1991b in International Journal of Urban and Regional Research 27, (3), 2003, p. 564-590.
  • [21]
    J.-C. Brown et M. Purcell, « Terres Nothing Inherent About Scale: Political Ecology, the Local Trap, and the Politics of Development in the Brazilian Amazon » in Geoforum 36, 2005, p. 607-624.
  • [22]
    N. Brenner, « The Urban Question as a Scale Question: Reflections on Henri Lefebvre, Urban Theory and the Politics of Scale » in International Journal of Urban and Regional Research 24, (2), 2000, p. 361-378.
  • [23]
    E. Laclau et C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics, 1985, London, Verso.
  • [24]
    Il ne s’oppose naturellement pas seulement à l’espace transformé en marchandise. En fonction de ceux qui l’habitent, il peut s’opposer par exemple à la discrimination raciale, aux violences à l’égard des femmes, ou à la destruction de l’environnement, des aspects que l’on ne peut réduire au capitalisme ou au néolibéralisme.
  • [25]
    Ce qui signifie que tandis que ce genre de mouvements de classe homogènes peut certainement exister, il leur faut maintenant envisager de s’associer à d’autres types de mouvements en les considérant comme des égaux plutôt qu’en les intégrant comme subordonnés.
  • [26]
    I. M. Young, « Residential Segregation and Differentiated Citizenship » in Citizenship Studies 3, (2), 1999, p. 237-252.
  • [27]
    E. Laclau et C. Mouffe, op. cit., p. 170.
  • [28]
    M. Hardt, Today’s Bandung? A Movement of Movements: Is Another World Really Possible? 2004, T. Mertes, Ed. New York, Verso, p. 230-236.
  • [29]
    D. Elam, Feminism and Deconstruction, 1994, New York, Routledge.
  • [30]
    G. Agamben, La Communauté qui vient: théorie de la singularité quelconque, 1990, Paris, Le Seuil.
  • [31]
    R. Day, Gramsci Is Dead: Anarchist Currents in the Newest Social Movements, 2005, Ann Arbor, Pluto Press.
  • [32]
    Il s’agit ici du problème propre aux États-Unis du droit des tribus indiennes « indigènes » à se gouverner elles-mêmes.
  • [33]
    La « gentrification » est le processus par lequel le profil économique et social des habitants d’un quartier se transforme au profit d’une couche sociale supérieure. Les mouvements de la GLBT youth (Gays, Lesbiennes, Bisexuels et Transsexuels) se proposent de venir en aide aux jeunes appartenant à des « minorités sexuelles ».