La ville comme lieu du social

1Il est fondamental de penser la ville comme lieu du social pour comprendre la formation du sujet politique qu’est le citoyen, noyau de la vie politique. La ville est le lieu grâce auquel la vie des gens s’organise, se relie à celle des autres et acquiert un caractère social. La ville est le lieu grâce auquel la socialisation travaille les identités et grâce auquel les individus développent à la fois leur individualité et leur socialité. J’utilise le terme « grâce auquel » plutôt que « dans lequel » pour indiquer que la conception de la ville comme lieu du social ne se réfère pas seulement à sa forme réelle, caractérisée par une structure circonscrite dans l’espace (urbs), mais inclut aussi sa forme virtuelle, faite de relations, symboles, imaginaires, représentations, catégories, idées et idéaux de la ville (civitas). La ville n’est pas un contenant dans lequel des relations sociales ont lieu. Je m’intéresse à la ville en tant que lieu de production, de reproduction et de transformation des relations sociales. Cette définition se rapproche d’une conception de la « ville comme machine de différences » que j’ai développée dans un autre texte, où je voulais montrer qu’au cours de l’Histoire, la ville a constitué un champ de bataille pour différents groupes sociaux auxquels elle a donné naissance. C’est ce champ de bataille que j’appelle ici « lieu du social [1] ».

2On ne peut développer l’idée de citoyen considéré en tant qu’individu réclamant des droits sans revenir aux représentations de la ville dans la Grèce antique et à ses variations ultérieures, durant l’Antiquité romaine, le Moyen Âge et la période moderne. Au cours de cette histoire, la citoyenneté s’est le plus souvent définie comme appartenance à la ville, appartenance dont découlent des droits sociaux et politiques. En d’autres termes, les droits des citoyens faisant partie de la ville découlaient des droits de la ville elle-même. La véritable nature et l’étendue des droits de la ville ont été l’objet de luttes, et ce jusqu’aux dix-neuvième et vingtième siècles inclus. Tandis que les droits de la ville ont continué d’être contestés au vingtième siècle, diverses transformations sociales, économiques et politiques ont engendré de nouveaux types de droits, réclamer des droits à la ville donnant lieu à des modes dominants d’inclusion, d’appartenance et d’engagement démocratique. La différence entre droits de la ville (incluant des attributs de loyauté, vertu, civisme, discipline et subsidiarité) et droits à la ville (incluant des attributs d’autonomie, appropriation, différence, sécurité) est d’une importance capitale si l’on veut comprendre la ville comme le lieu qui permet la formation sociale de citoyens considérés en tant qu’individus réclamant des droits [2].

Droits de la ville

3C’est la relation entre la ville et l’État que j’aimerais décrire comme constituant les droits de la ville. La ville définie comme association tire son existence légale et politique ainsi que son statut du statut de ceux qui font partie de la ville et y résident. Les droits de la ville en tant qu’entité souveraine et autarcique confèrent à ses habitants des droits qu’ils n’auraient pas sinon. Ce principe des droits de la ville n’a cessé d’être inventé et réinventé au cours de l’histoire du droit moderne et constitue la ville en tant que personne morale.

4Lorsque nous examinons les affrontements entre États et villes dans les sociétés médiévales par exemple, on observe que les principes de souveraineté et d’autarcie ont fait l’objet des plus vives contestations dans les champs juridique et politique, voire militaire. Ces affrontements gagnent en intensité aux dix-septième et dix-huitième siècles, lorsque les États européens voient leur pouvoir s’accroître.

5Ces luttes ont suscité de nombreuses études et inspiré à d’éminents historiens du vingtième siècle tels que Fustel de Coulanges, Lewis Mumford, Charles Tilly, Fernand Braudel et d’autres [3], certaines de leurs analyses les plus pertinentes. Ces affrontements entre la ville et l’État, portant sur les droits de la ville et le statut de ceux qui en font partie, ont perduré à l’Époque moderne et accompagné l’émergence de l’État-nation moderne. Durant le vingtième siècle, la loyauté, la vertu, le civisme, la discipline et la subsidiarité sont apparus comme les principes fondamentaux des droits de la ville au sein des États [4]. La ville est à son tour apparue comme le lieu où la loyauté, la vertu, le civisme et la discipline des citoyens étaient cultivés en même temps que les droits de cette ville, dans les limites jugées convenables (subsidiarité). De nombreux affrontements qui nous sont familiers, allant des affrontements traditionnels concernant les pouvoirs gouvernementaux des villes jusqu’à des affrontements plus récents, portant sur l’incorporation de différentes municipalités par des strates supérieures du gouvernement, peuvent être considérés comme des exemples de ces luttes relatives aux droits de la ville. La citoyenneté envisagée sur ce mode était (et est encore) souvent comprise comme l’ensemble de droits acquis par le citoyen du fait de son appartenance à la cité, constituée comme une personne morale caractérisée par une organisation et une juridiction. Même si, dans sa forme moderne, la ville ne confère pas au citoyen qui en fait partie de droits ni de statuts officiels (contrairement à l’État), l’appartenance à la ville confère des droits considérables du seul fait que le citoyen se trouve dans cet espace, doté de son gouvernement « local » et de sa juridiction. En fait, le débat relatif au déclin de l’engagement civique au vingtième siècle porte largement sur les droits de la ville. On présume que la baisse d’intérêt pour le gouvernement de la cité reflète le déclin des droits de la ville envisagée comme corporation locale, et par conséquent de sa capacité à cultiver la loyauté, la vertu, le civisme et la discipline.

Droits à la ville

6Tandis que les affrontements portant sur les droits de la ville n’ont cessé d’évoluer et d’inclure différents types de luttes, on peut dire que les droits à la ville ont existé dès le début mais qu’ils ont suscité beaucoup moins de recherches, en particulier dans la direction que j’ai formulée précédemment. L’Histoire m’a fourni de nombreux exemples de villes dans lesquelles divers groupes sociaux, tout en étant à l’extérieur de la ville, ont livré et gagné des combats visant à obtenir des droits à la ville, que ce soit en conservant le droit à la propriété ou d’autres droits. Dans les villes médiévales par exemple, les marchands itinérants ou les érudits jouissaient de droits spéciaux, non des droits attachés à une ville particulière mais des droits à la ville en tant que telle, peu importe où elle se trouvait. De même dans les cités grecques et romaines, certaines pratiques révèlent que les citoyens disposaient de droits à la ville plutôt qu’à une ville spécifique comme Athènes ou Sparte. Certes, on accordait peu d’importance à ces droits, qui étaient eux-mêmes dérisoires. Nous pouvons néanmoins affirmer que la revendication de droits à la ville n’est pas l’apanage de notre époque. Il me semble cependant que ces processus jumeaux auxquels on a donné les noms de postmodernisation et de globalisation, avec toutes les difficultés qui en découlent, correspondent à la transformation de différents affrontements sociaux en des affrontements portant sur les droits à la ville.

7On peut analyser ces affrontements à travers quatre thèmes distincts mais interdépendants : l’autonomie, l’appropriation, la différence et la sécurité[5]. Le thème de l’autonomie, que l’on retrouve tout au long du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, offre non seulement une perspective sur la ville actuelle, mais aussi sur son statut au cours de l’Histoire. Si le thème de l’autonomie souligne l’indépendance qu’acquiert la ville par rapport à l’État en prenant certaines décisions, il désigne aussi une forme de détermination de la part de ceux qui réclament des droits à la ville. Cette autonomie se traduit souvent par la création de « zones autonomes » dans et par lesquelles sont revendiqués certains droits, dont la source au plan juridique n’est ni l’État ni la municipalité. Prenons par exemple les clauses relatives au droit d’asile pour les réfugiés. Le combat des Sans-Papiers implique la revendication de ces droits (à la ville). De même, l’appropriation de différentes formes de capital dans et par la ville, ou plutôt la ville comme lieu d’appropriation, est également un thème prégnant de la réflexion sociale et politique moderne sur la ville. Encore une fois, cette appropriation implique davantage qu’une revendication des droits de la ville ; il s’agit de la revendication de groupes sociaux qui s’approprient des espaces de la ville. Des mouvements comme « Personne n’est illégal » ou ceux qui réclament le droit au squat fournissent une illustration de ces droits à la ville [6]. D’autre part, le fait que la ville, en particulier la ville moderne, ait été le lieu où se côtoient des groupes sociaux différents et qu’elle ait permis la gestion démocratique de leurs différences, fournit l’un des exemples à la fois les plus anciens et les plus actuels de droits à la ville [7]. Pour finir, la sécurité de ces groupes supposait davantage qu’une revendication des droits de la ville ; elle impliquait des droits à la ville, à savoir la sécurité de celle-ci et sa liberté à l’égard d’une domination arbitraire et précaire. De même, la sécurisation des États est de manière générale assurée par la ville [8]. Il est important de comprendre ces droits à la ville précisément parce qu’ils constituent un élément de sa modernité, à tel point que la ville moderne interprète même sa propre histoire à travers eux. Il me semble que l’autonomie, l’appropriation, la différence et la sécurité demeurent des droits essentiels à la ville. Ces droits ne sont cependant pas nécessairement des droits complémentaires. Ils renferment des tensions ou des conflits insolubles. L’autonomie de la ville en tant que lieu du social s’oppose à sa tendance à l’appropriation ; sa valorisation de la différence s’oppose à son aspiration à la sécurité ; sa tendance à l’appropriation engendre une multiplication des différences et de la revendication de ces différences ; ses différences désirent l’autonomie ; mais son autonomie peut se traduire par une indifférence vis-à-vis de l’autre ; son indifférence produit de la dépendance ; sa dépendance génère de l’uniformité ; son uniformité désire la sécurité. Ce sont ces tensions qui font de la ville un lieu d’affrontements dont l’objectif est d’articuler des droits à la ville. Pour comprendre la ville à un moment donné de son histoire, il faut tenter de saisir la multiplicité apparemment infinie des fractures ouvertes par les tensions inhérentes à ses aspirations en tant que lieu du social.

8Quelle est l’essence de la différence entre droits de la ville (loyauté, vertu, civisme, discipline et subsidiarité) et droits à la ville (autonomie, appropriation, différence et sécurité) ? L’articulation et la revendication des droits de la ville et des droits à la ville impliquent des pratiques différentes. Tandis que les droits de la ville sont liés essentiellement aux droits légaux et à l’évolution des lois, les droits à la ville supposent des droits sociaux et une évolution des normes. La ville est le lieu du social précisément en ce qu’elle permet à la fois la formation de groupes sociaux revendiquant des droits qui ne se réduisent pas nécessairement aux droits de la ville, et de groupes usant de droits qui trouvent leur origine dans la ville. La ville en tant que lieu du social associe deux ensembles de droits distincts mais liés que j’appelle les droits de la ville et les droits à la ville. C’est une différence fondamentale qui nous permet de voir comment les luttes pour la redistribution et la reconnaissance (qui sont les fondements de la citoyenneté en tant que revendication de justice) sont indissociables de luttes pour les droits de la ville et à la ville en tant que lieu du social. Comprendre la ville comme lieu du social, c’est étudier comment les luttes pour la redistribution et la reconnaissance prennent concrètement forme grâce à l’articulation de ces droits.

Luttes pour la redistribution et la reconnaissance

9Comme je l’ai dit, on parle souvent aujourd’hui d’un déclin de l’engagement civique. Trois raisons peuvent expliquer le déclin du dévouement et de l’identification des citoyens à leurs gouvernements : (1) il existe d’autres sources d’identification telles que la profession et la consommation, qui ne sont pas confinées aux limites d’un territoire ; (2) la ville s’est fragmentée, à la fois au niveau morphologique et gouvernemental, de sorte qu’il est moins facile de s’identifier à elle qu’à ses équivalents modernes ; enfin (3) la mobilité croissante de certains segments du corps citoyen. Le citoyen est par conséquent en mesure de se tourner vers différents domaines tels que la profession, le lieu de travail et Internet, qui constituent des sphères plus porteuses de valeurs que la ville. Le citoyen apprend à se créer de manière polyvalente plutôt que dans un lieu ou un mode unique. Par ailleurs, de nombreux services que la ville a assurés par le passé en vertu du principe de subsidiarité ont été soit privatisés soit transférés à d’autres niveaux et types de gouvernement. De même, les institutions chargées de faire respecter les lois par les étrangers et les marginaux se sont soit déplacées soit transformées en de nouveaux modes de contrôle et de surveillance. Cela signifie-t-il que le gouvernement de la ville moderne est devenu une coquille vide dont le territoire délimite les frontières autrefois signifiantes du politique ? Je dirais qu’il est moins devenu une coquille vide qu’un instrument permettant la négociation des droits à la ville.

10Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur ces processus, au sujet desquels je ne souhaite pas m’étendre. Mais chacun d’eux m’apparaît comme un condensé qui subsume différents autres processus et affrontements : la postmodernisation en tant que prolifération d’identités au-delà des classes, et la mondialisation en tant que compression de la spatialité et de la temporalité de notre existence. Chacun de ces processus a, bien sûr, conditionné et profondément modifié la manière dont nous envisageons notre rapport aux autres et notre présence au monde.

11Là encore, on peut donner de nombreux exemples, allant des conflits portant sur le mariage homosexuel à ceux qui concernent les droits des patients, mais ce que je voudrais souligner, c’est que la postmodernisation et la mondialisation ont transformé de nombreux combats sociaux en des affrontements portant sur les droits à la ville [9]. Plutôt que pour des droits découlant de l’appartenance à la ville, de nombreux groupes sociaux se sont en effet battus pour un droit à la ville, en prenant celle-ci comme un moyen d’organisation. Prendre la ville comme un moyen d’organisation, cela signifie pour ces groupes s’organiser, se rassembler, se mettre en scène, se définir à travers des symboles et s’imaginer ; en bref, se constituer en groupe social, en revendiquant des droits à la ville et par la ville et en utilisant différentes technologies pour combler le vide entre leurs existences virtuelles respectives. Ce sont moins des valeurs telles que la loyauté, la vertu, le civisme, la discipline et la subsidiarité qui soustendent ces affrontements portant sur les droits à la ville, que des valeurs comme l’autonomie, l’appropriation, la différence et la sécurité. Ceci a une incidence sur la conception de la ville et le type de citoyenneté qu’elle produit.

Citoyenneté translocale

12Si les droits de la ville s’articulent selon les cinq thèmes distincts mais interdépendants que sont la loyauté, la vertu, le civisme, la discipline et la subsidiarité, les droits à la ville s’expriment à travers les quatre thèmes également distincts mais interdépendants que sont l’autonomie, l’appropriation, la différence et la sécurité. Ces droits – les droits de la ville et les droits à la ville – ne sont ni incompatibles ni complémentaires, mais plutôt des droits souvent conflictuels. Ceux qui sont aujourd’hui engagés dans la politique de la ville comprennent instinctivement ces tendances lorsque celles-ci se font jour et agissent en fonction d’elles. La pensée sociale et politique a pour rôle d’exprimer et de décrire cette compréhension pratique et intuitive. Quelles sont les implications de cette conception de la ville et de la citoyenneté ? En considérant la ville comme le lieu du social, je voudrais développer la différence que j’ai établie entre les droits de la ville et les droits à la ville. Considérons par exemple le logement comme un domaine relevant du politique. Ce domaine est rarement, voire jamais, envisagé comme un aspect de la citoyenneté sociale, encore moins de la citoyenneté tout court. Différents groupes militants ont affirmé par le passé que le logement devrait être considéré comme un droit social, mais cette revendication s’est toujours heurtée à une résistance obstinée. Qu’en est-il pourtant si nous ne considérons plus le logement simplement en tant qu’abri mais en tant que droit, impliquant non seulement un droit au logement mais aussi à un logement qui serait, disons le ainsi, viable au niveau écologique (éthique) voire même agréable au niveau social (esthétique) ?

13Nous voyons ici les droits sociaux, environnementaux et culturels recouper le politique, l’esthétique et l’éthique ainsi que différents niveaux de l’action politique, dont on parle peu aujourd’hui. Lorsque la politique d’immigration est définie comme relevant de l’État, le logement des immigrés est relégué à des échelons « inférieurs » du gouvernement. Cependant, si le droit au logement et, plus fondamentalement, le droit à un logement viable au niveau écologique et agréable au niveau social, est considéré comme une catégorie de droits que j’ai appelés « droits à la ville », alors nous commençons à comprendre en quoi une politique sociale compartimentée, qui envisage l’immigration comme un secteur relevant de l’État et le logement, si toutefois elle l’envisage, comme relevant de la municipalité, est profondément inadéquate et inhibante. Pourquoi les immigrés n’auraient-ils pas droit à un logement qui leur permette de se passer de voiture, qui réduise la consommation d’énergie, limite l’émission de gaz à effet de serre et facilite l’accès à des équipements collectifs et aux plaisirs quotidiens du fait de sa conception réelle ? Isoler ces secteurs du politique entraîne une désocialisation : les décisions que prennent les agents (en l’occurrence les « immigrés » ) relativement à leur logement, leur mode de transport et leur consommation sont considérées comme des décisions privées régulées par les marchés.

14En outre, les décisions politiques fonctionnent comme des contenants : elles enferment les problèmes et les sujets à traiter dans des contenants territoriaux, culturels, ethniques et autres. Mais si la ville est bien le lieu qui rend les vies solidaires les unes des autres, elle implique une coexistence et une codépendance incompatibles avec l’idée selon laquelle ces décisions seraient privées et basées sur le marché. Ce sont bien des décisions sociales, issues de la situation sociale d’agents et ayant des conséquences au plan social. Ces situations et ces conséquences sont par nature translocales et débordent des frontières fixées pour les contenir [10].

15De même, considérons la controverse que suscite le port de certains signes ou vêtements à caractère symbolique dans des lieux publics. En interprétant ces actes comme une demande de tolérance, d’acceptation ou de reconnaissance, on oublie qu’ils peuvent avoir pour origine des inégalités sociales ou un accès insuffisant à des services sociaux par exemple (avec les effets qui en découlent, à savoir l’aliénation, la privation du droit de vote et le manque de reconnaissance). En négligeant d’examiner le fondement social et les conséquences sociales des actes sociaux et en les interprétant comme des actes « religieux », « culturels » ou « éthiques », non seulement on les désocialise mais on les essentialise. Les identités translocales et polyvalentes se retrouvent ainsi limitées par des frontières. Il en résulte souvent des débats politiques insolubles lorsqu’on cherche « où fixer la limite » concernant ces actes, ce qui déplace les questions sociales et politiques vers d’autres débats non pertinents, terriblement réducteurs et essentialistes. Quand de tels actes s’imposent comme des revendications adressées à la ville en tant que lieu du social, ils devraient être interprétés comme des droits à la ville, c’est-à-dire comme des formes d’appropriation, d’autonomie, de différence et de sécurité. Cela signifie que ces actes et la façon dont ils ont été interprétés doivent être envisagés dans le réseau de pratiques et d’ordres qui constituent la ville en tant que lieu du social. Une telle étude ne commencerait pas toujours à partir de termes et de catégories acceptés d’emblée comme des contenants mais consisterait à se demander pourquoi ces termes et ces catégories ont acquis des valeurs stratégiques d’endiguement pour des groupes spécifiques engagés dans une lutte et comment ces valeurs sont produites par/dans des espaces réels.

16À l’évidence, la structure actuelle des domaines de la politique et du politique n’est guère en mesure de gérer les complexités des intersections du social et du politique avec les nouvelles propriétés de la ville en tant que lieu des relations sociales et translocales. Comprendre la citoyenneté, cela signifie au moins examiner non seulement les droits traditionnels de la ville en tant qu’elle constitue les citoyens, mais aussi leurs droits à la ville comme un élément constitutif de la citoyenneté.

17Si les structures et les institutions existantes sont en effet inadéquates pour concevoir la ville en tant que lieu du social et différencier les droits de la ville des droits à la ville, comment imaginer des institutions et des structures qui le soient davantage ? Je terminerai cette discussion par une proposition concernant la citoyenneté translocale et la formation d’autorités translocales. J’ai mentionné que les débats portant sur les droits de la ville s’enlisent souvent dans les questions de partage et de distribution des pouvoirs entre les autorités centrales et locales (ou municipales). La souveraineté de l’État étant organisée sur le mode d’un territoire exclusif et hiérarchisé, les droits de la ville sont toujours constitués à l’intérieur de ce cadre, considéré comme un contenant territorial. Le langage qui soustend ces débats consiste à opposer les autorités centrales aux autorités locales et la centralisation à la décentralisation. Tandis que les autorités locales constituées en contenants territoriaux peuvent fournir certains services par nature locaux tels que les infrastructures, de nombreux autres services sont essentiellement translocaux. Il s’agit bien sûr du fameux principe de subsidiarité : le service est fourni à l’échelon le plus approprié. Mais ce principe suppose un rapport hiérarchique et exclusif entre différents « échelons » du gouvernement [11]. Les droits à ces services héritant à leur tour d’un caractère translocal, ils prennent souvent la forme de droits à la ville en tant que telle plutôt qu’à une ville ou à une localité particulière. Des « autorités translocales » seraient peut-être plus adaptées. Celles-ci verraient le jour lorsqu’un groupe social se constitue en s’appropriant la ville en tant que lieu du social et que ses revendications impliquent des droits translocaux : des droits qui ne peuvent être accordés par les juridictions territoriales existantes. Selon Garcia par exemple [12], c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons conférer trop d’importance à la « citoyenneté urbaine ». Tant que nous comprenons la citoyenneté urbaine uniquement en termes de droit de la ville, nous ne pouvons que lui donner raison. Mais si nous différencions droits de la cité et droits à la cité, alors la citoyenneté urbaine peut sans doute inclure des droits translocaux qui ne peuvent être ni obtenus ni contenus par les droits de la ville (à savoir les droits que la ville peut conférer dans les limites de sa juridiction). Si par citoyenneté translocale, nous entendons ces droits qui s’articulent en tant que droits à la ville, nous voyons s’ouvrir de nouvelles voies. Ces groupes sociaux qui peuvent se constituer en tant que groupes translocaux sont en mesure de revendiquer aussi bien un pouvoir de représentation que d’imposition. Dans les États modernes, toutes les assemblées délibérantes sont structurées sur la base de contenants territoriaux. Mais la représentation et la taxation des autorités translocales modifieraient radicalement la constitution de la politique délibérative. Les autorités translocales n’ont pas besoin d’être limitées par les frontières d’un État. Comme l’illustrent des organisations telles que Médecins du monde ou Reporters sans frontière, les formes translocales de citoyenneté organisées par la ville en tant que lieu du social transcendent les frontières nationales. Mais à l’heure actuelle, ces organisations demeurent des « organisations caritatives » et il n’existe pas de moyens officiels permettant de les doter de pouvoirs de taxation et de représentation. De même, le phénomène des sans-abri pourrait être considéré comme translocal. Si un groupe social se constitue en autorité translocale, il peut utiliser des ressources provenant de différents échelons pour faire face au problème des sans-abris. Les militants qui dépensent une énergie et des fonds considérables en s’adressant à divers échelons du gouvernement se voient renvoyés d’un échelon à l’autre. Ils emploieraient plus efficacement cette énergie et ces fonds s’ils s’adressaient à une autorité translocale créée pour s’occuper de ces questions. Comment reconnaître et constituer légalement certains groupes en tant qu ’autorités translocales, quels pouvoirs de représentation et de taxation leur donner, quelle serait leur longévité ; ce sont là bien sûr des problèmes extrêmement complexes qui devraient faire l ’objet de négociations et de délibérations politiques. L’Histoire nous fournit-elle des exemples d’autorités translocales ? Nous pourrions voir dans les corporations, les universités, les associations et les syndicats des exemples d’autorités translocales si le cadre juridique dans lequel elles ont vu le jour et les traditions dans lesquelles elles s’inscrivent ne les empêchait de fonctionner comme des autorités translocales. Ainsi, pour créer de telles autorités, s’il est important de reconnaître et de comprendre la tradition juridique esquissée par Frug [13], on doit aussi inventer une nouvelle forme juridique dépassant la théorie des corporations qui domine la pensée politique depuis au moins le quatorzième siècle. Il faudrait aussi dépasser une conception de la vie associative reposant uniquement sur des institutions intermédiaires entre l’individu et l’État – tradition qui remonte au dix-neuvième siècle et va de Tocqueville à Durkheim. Beaucoup objecteront la difficulté de former ces autorités translocales, génératrices en outre d’un surcroît de bureaucratie et de confusion. Cependant, ces délibérations et ces négociations ainsi que la formation de nouvelles autorités sont susceptibles de revigorer la politique citoyenne, bien plus que le ressassement d’un prétendu déclin de la citoyenneté active. En réalité, plutôt qu’à un déclin de la citoyenneté, je crois que nous assistons à une prolifération et une multiplication considérables des politiques citoyennes, qui ne peuvent s’exprimer dans les structures souveraines et sibyllines de l’État, formées au cours de l’Histoire sur des appropriations territoriales.

Notes

  • [1]
    Engin F. Isin, « City. State: Critique of Scalar Thought » in Citizenship Studies 11, (2), 2007, p. 211-228; Theodore R. Schatzki, The Site of the Social: A Philosophical Account of the Constitution of Social Life and Change, 2002, University Park, PA, Pennsylvania State University Press.
  • [2]
    Engin F. Isin, « Introduction : Democracy, Citizenship and the City » in Democracy, Citizenship and the Global City, E. F. Isin (dir.), 1-21, 2000, London, Routledge, et « Theorizing the European City » in Handbook of Contemporary European Social Theory, G. Delanty (dir.), 2006, London, Routledge.
  • [3]
    Notamment Hendrik Spruyt, The Sovereign State and Its Competitors: An Analysis of System Change, Princeton Studies in International History and Politic, 1994, Princeton, N.J., Princeton University Press.
  • [4]
    Engin F. Isin, « Introduction: Democracy, Citizenship and the City » in Democracy, Citizenship and the Global City, op. cit.
  • [5]
    Engin F. Isin, Theorizing the European City, op. cit.
  • [6]
    Peter Nyers, « Abject Cosmopolitanism: The Politics of Protection in the Anti-Deportation Movement » in Third World Quarterly, 24, (6), 2003, p. 1069–1093.
  • [7]
    Engin F. Isin et Myer Siemiatycki, « Making Space for Mosques: Claiming Urban Citizenship » in Race, Space and the Law: The Making of a White Settler Society, S. Razack (dir.), 2002, Toronto, Between the Lines, p. 185-209.
  • [8]
    Engin F. Isin et Kim Rygiel, « Abject Spaces: Frontiers, Zones, Camps. » in Logics of Biopower and the War on Terror, E. Dauphinee and C. Masters (dir.), 2007, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, Palgrave, p. 181-203.
  • [9]
    D. Bell, et J. Binnie, « Authenticating Queer Space: Citizenship, Urbanism and Governance. » in Urban Studies 41, (9), 2004, p. 1807-1820; T Fenster, « The Right to the Gendered City: Different Formations of Belonging in Everyday Life. » in Journal of Gender Studies 14, (3), 2005, p. 217-231; E. S. Ruppert, « Rights to Public Space: Regulatory Reconfigurations of Liberty. » in Urban Geography 27, (3), 2006, p. 271-292; A. J. Secor, « Citizenship in the City: Identity, Community, and Rights among Women Migrants to Istanbul. » in Urban Geography 24, (2), 2003, p. 147-168.
  • [10]
    Eric Kit-Wai Ma, « Translocal Spatiality » in International Journal of Cultural Studies 5, (2), 2002, p. 131-152.
  • [11]
    Engin F. Isin, « City. State: Critique of Scalar Thought », op. cit.
  • [12]
    M. García, « Citizenship Practices and Urban Governance in European Cities » in Urban Studies 43, (4), 2006, p. 753.
  • [13]
    Gerald E. Frug, « The City as a Legal Concept » in Harvard Law Review 93, (6), 1980, p. 1057-1154.