Compte rendu
Florine BALLIF
Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet, Laurence Roulleau-Berger (dir) Villes internationales. Entre tensions et réactions des habitants, 2007, Paris, La découverte (collection Recherches), 328 p.
1Le processus d’internationalisation est identifié par deux éléments majeurs, les restructurations urbaines et les marchés de l’emploi, « influant tant sur la forme et la dynamique urbaine que sur les rapports sociaux au sein des villes et les modes d’implication des citadins » (p. 8). L’enjeu affirmé de l’ouvrage est « d’approfondir les liens entre restructuration socio-économique et urbaine, entre marchés du travail et marchés du logement » (p. 8) car les transformations qui les affectent lient simultanément les destins des populations. L’originalité de l’ouvrage est dans cette approche double qui relie des phénomènes souvent séparés dans l’analyse et dans l’étude des effets sociaux conjoints par le prisme des mobilisations et des circulations.
2S’opposant à la lecture dualiste parfois proposée par les analyses de la globalisation, les auteurs insistent sur la complexité des processus d’internationalisation et la « combinaison extrêmement large de configuration sociopolitiques et sociospatiales et de réactions aux tensions suscitées » (p. 8). L’internationalisation n’aboutit pas à une dualisation sociale mais plutôt à une « segmentation des intérêts à agir ». La posture pragmatique et constructiviste adoptée par les auteurs accorde une place importante à l’expérience des individus, à la pluralité des régimes d’action et à la fluidité des identités. Les citadins sont « captifs de situation de contraintes spatiale, sociale et politique, mais aussi capables de mobilisation individuelle et collective » (p. 8). Habitants, passants, employés ou migrants, ils sont reconnus comme compétents, c’est-à-dire « capables d’infléchir le cours des choses en refusant de se couler strictement dans les propositions qui leur sont faites, et de modifier les univers de sens prescrits » (p. 10). L’ouvrage s’appuie sur la notion de compétence que les éditrices ont développée dans des travaux antérieurs [1] : « la compétence porte sur la capacité à juger, à se représenter mais aussi à agir juste, c’est-à-dire au bon moment dans un registre compréhensible pour un public à convaincre et des autorités à influencer » (p. 19). L’individu vulnérable, peu qualifié, tente de développer ainsi des stratégies collectives et individuelles pour résister à la marginalisation ou à la domination dans des parcours de plus en plus diversifiés et individualisés, où il fait l’apprentissage des grammaires du déshonneur et de l’honneur. Les chapitres se présentent comme des études de cas regroupés en 3 parties orientées chacune sur un aspect des problématiques transversales à l’ouvrage. La première partie se focalise sur les retombées sociales de l’intensification des restructurations urbaines à des fins de revalorisation de l’image des villes à partir des années 1990. Les auteurs tentent de saisir les complexités des « tensions », des conflits d’usage, de représentation et d’intérêt. Le modèle généralisé de marketing urbain et l’uniformisation des normes architecturales et urbaines qui se diffuse à Istanbul par les grands projets touristiques provoquent des « mises en ordre » (habitat illégal et commerce à la valise) et des résistances (J.-F. Pérouse). À Mumbaï (D.-G. Heuzé), les élites non-résidentes internationalisent les politiques économiques et urbaines, tandis que les luttes des classes populaires pour un habitat précaire aux formes multiples sont parfois épaulées ou instrumentalisées par les élites subalternes. À Tokyo (K. Yatabé) l’internationalisation des pratiques est à l’origine de l’urbanité formatée de la banlieue aseptisée qui empêche l’expression individuelle. À Barcelone (D. Provensal, N. Monnet, C. Miquel, E. Tabakman), avec les grands projets et la rénovation du centre-ville qui met en scène l’identité catalane, on voit apparaître de nouvelles stratégies d’appropriation et de visibilité dans l’espace public des groupes marginalisés (gitans ou sans papier). À Lisbonne (F. Dorso), le projet emblématique du parc des Nations à côté d’un quartier défavorisé prend une nouvelle signification au regard des conflits d’usage et de représentation et des tensions accentuées entre les populations. La 2e partie s’attache à analyser les confrontations des projets urbains et des transformations urbaines aux ancrages territoriaux et identitaires que les populations vulnérables ont construits, en insistant sur les ressources et les compétences mises en œuvre par le « citadin-ordinaire ». Ces compétences multiples et labiles prennent une dimension collective mais pèsent souvent peu face aux pouvoirs dissymétriques des forces en présence. À Marseille (I. Berry-Chikhaoui, A. Deboulet), les réactions des habitants aux procédures d’éviction sont multiples. Le lien local amorce parfois des actions collectives et stratégiques qui réussissent à infléchir les politiques, mais le plus souvent l’atomisation des opérations de réhabilitation fait échec à une mobilisation collective. À Caracas (P. Garcia Sanchez), les compétences pour habiter la « ville fragilisée », ségrégée et violente, sont la « discrétion urbaine » et la « débrouille devant les administrations », que ce soit pour la construction des barrios par les classes populaires ou la privatisation de l’espace urbain par les classes moyennes aisées. Les compétences précaires (F. Bouillon) que développent les squatters à Marseille se révèlent insuffisantes pour sortir de la marginalisation en matière de logement, de même que les compétences discursives et pratiques des jeunes sont souvent inopérantes pour sortir de la précarité de l’emploi à Tunis (R. Ben Amor). Dans la banlieue de Beyrouth (M. Fawaz), les lotisseurs locaux sont perdants dans un processus d’internationalisa tion qui fait entrer en jeu de nouveaux acteurs capables de mobiliser des financements et des réseaux institutionnels plus importants.
3La 3e partie évoque principalement les effets de l’internationalisation en terme de renforcement des dominations sur les marchés du travail vues par le prisme des circulations migratoires des populations faiblement qualifiées, internes à la Chine (L. Roulleau-Berger) ou transnationales dans les villes espagnoles (J. Beltran, A. Saiz) et à Naples (A. Miranda). Les segmentations des marchés du travail – « niches » économiques ou ethniques – produisent des situations d’invisibilité, d’injustice sociale ou de stigmatisation et des insertions spatiales différenciées. Dans les stratégies individuelles et collectives, la mobilité est à double tranchant, vécue comme une ressource mais aussi comme une injonction. À Jérusalem-Est (S. Bulle) la mise à l’écart des populations se fait par les statuts civiques et les droits différenciés des Palestiniens, qui les condamnent à une condition urbaine marginalisée. Mais ici encore, les agencements et ressources des individus créent de nouvelles formes de relations sociales et échanges qui réinstaurent un rapport de citadinité.
Notes
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[1]
Berry-Chikhaoui I. et Deboulet A. (dir.), Les Compétences des citadins dans le monde arabe: penser, faire et transformer la ville, 2000, Paris, Karthala.