Du déplacement technologique du sens

« Le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. Il n’est pas à découvrir,à restaurer ni à ré-employer, il est à produire par de nouvelles machineries. »
Gilles Deleuze

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2Depuis un siècle, et de manière toujours plus visible et plus urgente depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une nouvelle pensée du sens nous accompagne. Elle s’est installée sur les ruines de la culture traditionnelle du sens et a laissé derrière elle les anciennes certitudes au sujet du sens, et notamment celles au sujet de son caractère mental, intérieur et subjectif – ces certitudes qu’avait propagées pour la dernière fois la phénoménologie transcendantale de Husserl à travers ses concepts de « conscience donatrice de sens » et de « subjectivité constituante ». Opposée et se substituant à cette tradition, la nouvelle pensée du sens est une pensée de l’ouvert et de l’ouverture, une pensée de l’extériorité initiale, du supplément originel et de la postériorité constitutive. Elle est une pensée du dehors, de l’espacement, de l’être-avec, de la participation et du partage, mais aussi une pensée de la communication, une pensée de l’indétermination, de la trace, ou bien encore une pensée de l’agencement et de l’hétérogénèse. Tous ces motifs bien connus qui caractérisent la nouvelle pensée du sens et ses politiques philosophiques, sont l’expression et le symptôme d’un vaste et continu déplacement du sens qui perdure encore aujourd’hui.

3Le concept de déplacement du sens est cependant un concept difficile à cerner. Forgé tout d’abord dans le cadre de la phénoménologie de Husserl – la pensée du sens qui inaugura le vingtième siècle –, il exprime pour finir une conversion fondamentale qui ébranle cette pensée husserlienne du sens et, partant, une tradition du sens tout entière. Cette conversion conduit à une reformulation de ce qu’est le sens lui-même et de ce que signifie le mot « sens » en tant que tel, à la transformation du sens du sens, à la réorientation d’un régime, et même d’une culture entière du sens. Elle force, enfin, à modifier la direction à donner à la pensée, c’est-à-dire à renouveler, dans le contexte d’une culture du sens tout à fait inédite, la question de ce que « penser » signifie. Car le sens, lui aussi, n’a pas seulement une histoire ; il est également, dans son sens en tant que sens, c’est-à-dire en ce que, avant tout sens, il est à penser en tant que sens, soumis à l’historicité.

4Ce déplacement du sens, dont nous sommes encore les témoins, a été enclenché par une transformation fondamentale dans l’histoire des machines, mais dont nous n’avons cependant toujours pas pleinement mesuré les conséquences. Les cybernéticiens Gotthard Günther et Heinz von Foerster l’ont décrite comme le passage des machines classiques aux machines trans-classiques, des machines triviales aux machines non-triviales [1]; le mécanologue Gilbert Simondon y a vu, quant à lui, une modification du statut de l’objet technique, qui, du statut minoritaire, accède au statut majoritaire. Simondon a bien montré que le lieu spécifique qu’occupe l’objet technique dans le processus de formation culturelle de sens influe sur l’être-même du régime de sens au sein duquel ce processus est réalisé, il l’expose, le met en lumière. En « statut de minorité », l’objet technique est considéré comme un objet d’utilisation quotidienne, comme un simple moyen en vue d’une fin, comme un outil, un instrument. Le sens qui lui est attribué est fonction de son utilité, celle-ci étant dictée par le système des besoins et obéissant au régime du travail. L’objet technique n’a dans ce statut pas de sens en soi ; il illustre, au fond, l’absence de sens caractéristique des choses en général. En « statut de majorité » au contraire, le savoir technique devient en principe explicite, et l’activité technique une opération consciente, cohérente, qui instaure une relation réglementée avec les sciences ; quant à l’objet technique, il se met à structurer le champ du sens, alors qu’il était jusqu’à présent cantonné à un rôle passif, se contentant de recevoir du sens [2]. Par l’entrée dans la nouvelle condition technologique se produit un déplacement du sens de la technique, qui ébranle l’opposition entre le sens et la technique – thèse officielle de la longue période instrumentaliste – et modifie de manière durable le sens du sens jusqu’alors communément admis.

5Dans la description qu’il fit dans les années 1950 de la politique de la chose infériorisante menée par la culture du sens traditionnelle à l’égard de l’objet technique, Simondon affirmait que « la culture est déséquilibrée parce qu’elle reconnaît certains objets, comme l’objet esthétique, et leur accorde droit de cité dans le monde des significations, tandis qu’elle refoule d’autres objets, et en particulier les objets techniques, dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile. [...] La culture actuelle est la culture ancienne, incorporant comme schèmes dynamiques l’état des techniques artisanales et agricoles des siècles passés. » (ibid., p. 14)

6L’effondrement de ce régime de signification pré-technologique a trouvé son expression dans les politiques conceptuelles de la nouvelle pensée du sens. C’est grâce au tournant réalisé dans l’histoire des machines que s’est opérée une réévaluation et une redéfinition de concepts et de catégories autrefois mineurs comme ceux de l’« avec », du « dehors », de l’« ouvert » et de l’« indéterminé » – tous des composantes de l’arsenal du renouveau philosophique qui se produit à l’extérieur de la culture métaphysique traditionnelle du sens. La réévaluation de ce qui auparavant était extérieur et supplémentaire, la priorité et la primauté nouvelles accordées à ce qui était secondaire, résultent de la reconsidération du caractère extérieur, supplémentaire et secondaire que la philosophie attribuait depuis son origine à toute chose appartenant au domaine de la technique, et qu’il était devenu indispensable de reconsidérer au regard de la césure qui s’est produite dans le domaine de la technique des machines. Quoi qu’en dise le coriace préjugé mécaniste, l’indétermination et l’ouverture sont aujourd’hui avant tout, et avant même d’être des concepts de politique du sens, des caractéristiques fondamentales de machines non-mécaniques et non-triviales. Tout se passe comme si nous assistions, à travers cette inversion de la valeur de ce que l’on méprisait autrefois et qui fait aujourd’hui, après le tournant opéré dans l’histoire des machines, l’objet de la plus grande attention, au retour de ce que la culture du sens avait refoulé, avait dénié, rejeté – au retour de l’objet technique. La nouvelle pensée du sens témoigne et découle du fait que nous avons cessé de considérer cet objet technique comme mineur et inférieur, comme nous l’impose l’entrée dans l’ère technologique. En mettant en lumière et en implémentant un rapport nouveau à l’objet technique, notre culture et notre mode de vie technologiques nous mettent dans l’obligation de penser cette nouvelle pensée du sens. J’ajoute, pour prévenir tout malentendu, que le concept de déplacement technologique du sens ne signifie donc pas que ce soit, après le sens religieux, le sens moral, le sens politique et le sens économique, au tour du sens technique d’avoir la mainmise sur la formation du sens, de sorte que la technique constituerait désormais notre seul sens. Ce concept ne fait qu’exposer le problème et la question du sens comme problème et question du caractère initialement et inévitablement extérieur, supplémentaire, prothétique et ouvert de l’homme.

7Si, pour parler avec Derrida, la technique (et avant tout la technique de l’écriture) était à « l’époque du logos [...] pensée comme chute dans l’extériorité du sens [3] » et de ce fait considérée comme inférieure et mineure, sa réévaluation actuelle, à l’ère de la technologie qui conduit à la considérer comme supérieure, majeure, met fin, à l’inverse, à l’ère du logos et à sa politique de l’intériorité du sens, et permet de commencer à penser la possible extériorité de ce dernier, voire tout bonnement à l’extérioriser en tant que tel, à l’exposer à la lumière après qu’il fut si longtemps demeuré dans l’obscurité de l’intériorité. Une « nouvelle mutation dans l’histoire de l’écriture » (ibid., p. 18) a eu lieu, qui, selon Derrida, a rompu la relation vieille de « près de trois millénaires » entre la technique et la métaphysique logocentrique, et dont l’effet était de dévaluer la tekhnè en l’opposant au logos ; or, cette mutation, dont Derrida lui-même voyait en la cybernétique le symptôme le plus apparent, s’avère être une mutation inhérente à l’histoire de la technique, qui déplace à la fois le sens de la technique, le sens de la logique, et le sens même du sens.

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9Il revient à Husserl d’avoir esquissé pour la première fois la question et le problème du déplacement technologique du sens. Mais s’il a bien perçu le tournant qui s’opérait sous ses yeux dans le domaine de l’histoire du sens, force est de constater qu’il a aussi tenté par tous les moyens de le neutraliser. Situé au moment historique où une culture du sens et sa culture technologique succèdent à la précédente, le génie de Husserl fut à la fois de découvrir et de recouvrir. Sa pensée est elle-même profondément inscrite dans le déplacement du sens causé par les évolutions technologiques, son programme est marqué de manière substantielle par celui-ci, mais il s’achève à la veille de la cybernétique, qui la première conféra des contours plus nets à la transformation des machines.

10Le concept de déplacement du sens occupe une place centrale dans le scénario conçu par Husserl pour rendre compte de la crise de l’histoire de la raison – scénario dont la rédaction constituait déjà en soi une réaction énergique face à la conversion technologique. Il condense le malaise qu’éprouvait Husserl à l’égard de la nouvelle culture technologique qui l’entourait. C’est autour de ce concept qu’il organisa tout son effort pour interpréter, par le biais d’une phénoménologie historique, la crise des fondements qui secouait les sciences autour de 1900 comme un problème lié à la technicisation, et pour l’inscrire dans le cadre d’une complexe économie du sens propre à la raison occidentale. Il fait cependant apparaître, de cette manière, le noyau anti-technique et fidèle à la culture du sens traditionnelle autour duquel sa philosophie et son épistémologie sont construites. Comme toute une série d’autres motifs de la transformation (et notamment ceux de la « modification du sens », du « renversement du sens », de la « métamorphose du sens », de l’« exténuation du sens », du « recouvrement du sens », de la « sédimentation du sens », de la modification de la forme de ce qu’est le sens, de l’éloignement des sciences de leur sens spécifique, propre ou véritable, ou encore celui de leur tâche inexorable), le concept de déplacement du sens tente de rendre compte de la situation dangereuse dans laquelle les sciences se trouvaient, incapables, suite à leur technicisation, de comprendre ni le sens ni la source du sens de leurs propres productions, et, partant, incapables de comprendre leur propre constitution, se trouvant ainsi « dans un manque total de clarté à l’égard de leur propre sens [4] ». Aux yeux de Husserl, la technicisation des sciences – que Bachelard, au même moment, mais avec une certaine distance déjà à l’égard de la culture du sens anti-technique alors en vigueur, décrivait comme la naissance de la « phénoménotechnique » et de la « métatechnique d’une nature artificielle [5]» – n’était pas seulement en train de conduire à un néfaste déplacement du sens des seules sciences, mais à un déplacement du sens dans son ensemble, menant la rationalité occidentale au bord de l’autodestruction – et ce par sa propre faute, par ce qu’elle avait de plus propre, de plus constitutif.

11La technicisation, comme l’explique notamment la Logique formelle et transcendantale de 1929, nous aurait rendus « incapables » d’« expliciter rationnellement » le sens même de la science, « de déterminer sa vraie portée, à l’intérieur de laquelle nous pouvons, en toute responsabilité, justifier ce sens et le réaliser dans un travail continu [6] ». Elle apparaît ainsi comme un processus conduisant aux limites de la rationalité, qui mine notre sens des responsabilités vis-à-vis du sens et pousse l’homme à mener une existence sans aucune responsabilité ni aucun sens. La conclusion que tirait Husserl au sujet de l’existence de ses contemporains, qu’il voyait placée sous le signe de la science moderne, c’est-à-dire de la science technique, était que l’on « vit ainsi dans un monde devenu incompréhensible, un monde dans lequel on se pose en vain la question du sens de ce que l’on fait, ce sens qui était autrefois indubitable car il était reconnu par l’entendement comme par la volonté » (ibid., trad. fr. p. 8). La science, jadis épistémè parfaitement exempte de toute technique, domaine réservé à la pure théorie, était devenue à travers le déplacement du sens une « production purement technique » (ibid., p. 8, trad. fr. p. 7), « une sorte de technique théorique qui, comme la technique au sens commun du terme, repose bien plus sur une “expérience pratique” se développant à travers l’exercice pratique lui-même d’une activité variée et assidûment répétée [...] que sur la compréhension de la ratio de la production effectuée. » (ibid., p. 7, trad. fr. p. 6). Dans cette situation, dans laquelle des « sciences présumées » (ibid., p. 12, trad. fr. p. 13) lui semblaient mettre en danger le « sens authentique de la science elle-même », Husserl conseilla à ses contemporains « de méditer avec radicalité [7] » (ibid., p. 9, trad. fr. p. 8). Le concept de déplacement du sens, notamment là où il se radicalise en un « dangereux déplacement du sens [8] », témoigne du profond engagement de Husserl en faveur d’une science qui demeurerait compréhensible au sein de la Lebenswelt, un engagement qui, contre l’hermétisme fondamental des techno-sciences et leur tendance à techniciser la pensée, mobilise comme source initiale du sens une pensée originelle, pure (c’est-à-dire essentiellement non-technique), qui fonderait le sens idéal de la science. Le dernier Husserl s’attache, entre autres, à reconstruire par une philosophie de l’histoire spéculative cette scène initiale, et toujours antérieure à la technique, de cette pure pensée dont toute idéalité et toute science sont issues, et qui selon lui précède toujours déjà la « métamorphose d’une formation du sens originellement vivante et [...] la métamorphose de la conscience originellement vivante de la tâche de formation à réaliser », causées toutes deux par « une pensée et une activité techniques vidées de leur sens » (ibid., p. 57, trad. fr. 65 sq.) – scène initiale de la pure pensée qui est la scène initiale de la culture classique du sens dans son ensemble. La description de la fondation originaire (Urstiftung) de sens idéal telle qu’elle eut lieu dans l’Antiquité grecque, à laquelle Husserl finit par procéder dans sa recherche des origines pures de la culture du sens, n’a qu’un seul but, exposé d’ailleurs explicitement dès les Recherches logiques : celui de rapporter et de limiter toute donation de sens à la pensée subjective et aux sources vivantes de la constitution de sens, dans un rejet de l’absurde « cliquetis des machines [9] », c’est-à-dire de toute technicité et de toute médialité. Dans la politique philosophique husserlienne, le concept de déplacement du sens est donc un véritable concept polémique, qui repose sur l’opposition tranchée, et constitutive de la culture du sens classique, entre le sens et la technique.

12Devant la poussée réalisée par la formalisation et la technologie au sein des sciences entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, Husserl tentait là une nouvelle fois, mais au tout dernier moment historique possible, de réactiver l’affirmation de la séparation originelle entre la science et la technique par laquelle avait été inaugurée la culture du sens traditionnelle. Une nouvelle fois – mais de manière plus radicale que jusqu’alors –, le sujet transcendantal de la connaissance se voyait réactivé et réactualisé comme le gardien de cette différence, comme le tenant d’une formation du sens vivante, réhabilité comme le dernier barrage face au parasitage et à la destruction du sens par la technique, comme un dernier bastion face aux effondrements du sens que celle-ci pourrait provoquer. La conception elle-même d’une économie du déplacement du sens s’avère cependant, avec toutes ses contradictions sur lesquelles nous aurons encore à revenir, être le symptôme de la métamorphose technologique du sens et de la transformation des processus de formation du sens, qu’une philosophie transcendantale, en donnant la faveur à l’idéalité et à l’intériorité, n’a plus les moyens ni de penser ni de réguler. Car le sens, précisément, dont tout le programme husserlien dépend, à savoir le sens idéal, censé se réaliser dans les sciences, ce sens qui auparavant était une production originelle de la subjectivité constituante et d’une transcendance immanente à la conscience, s’est vu transformé lors du vaste tournant de l’histoire des machines en un paradigme d’extériorité originelle.

13Alors que la phénoménologie husserlienne, en marquant une opposition tranchée entre le sens et la technique, reproduisait avec force l’axe conceptuel central de la culture classique du sens, le déplacement technologique du sens fait apparaître que ces deux prétendus contraires participent en fait d’un même processus initial d’extériorisation, que l’on peut qualifier avec Félix Guattari – l’un des plus importants témoins du déplacement du sens – d’« agencement machinique [10] ». L’intériorité, jadis bastion de la formation du sens, est désormais située « au carrefour de multiples composantes [11] » ; elle apparaît comme une « hétérogenèse machinique », comme une intériorité extérieure. Pour Guattari, en cela parfaitement en phase avec le tournant technologique, la subjectivité est dotée, comme la machine, d’une inéluctable supplémentarité ; comme la machine, elle dépend d’éléments extérieurs, humains comme non-humains. Mais cette « radicale reconversion ontologique [12] » n’influe pas seulement sur le lieu du sujet ; elle modifie également le lieu de la machine.

14La mutation de la subjectivité va de pair avec la mutation des machines. Elle instaure un machinisme nouveau, généralisé, qui englobe bien plus que les stricts objets technologiques, qui dépasse la conception instrumentaliste et mécaniste de la machine jusqu’à présent en vigueur, qui reconceptualise bien plutôt celle-ci en laissant derrière lui le préjugé technique et mécaniste, et qui, là où il touche à la production de subjectivité, réorganise l’économie du sens en ce qu’elle a de plus intime. Comme l’explique Guattari dans sa description extrêmement précise de l’extériorité généralisée que les coopérations entre machines cybernétiques font apparaître, « la machine dépend toujours d’éléments extérieurs pour pouvoir exister comme telle. Elle implique une complémentarité non seulement avec l’homme qui la fabrique, la fait fonctionner ou la détruit, mais elle est, elle-même, dans un rapport d’altérité machinique avec d’autres [13] ». (Ibid.)

15La machine a pour effet de réhabiliter et de promouvoir la pensée de l’extériorité et de la complémentarité. De manière tout à fait similaire, Simondon avait vu en la machine nouvelle et désormais « ouverte » le protagoniste central d’une complémentarité à venir entre l’homme et la machine : « Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond [...] au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. [...] La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin d’un chef d’orchestre. [...] Ainsi l’homme a pour fonction d’être le coordinateur et l’inventeur permanent des machines qui sont autour de lui. Il est parmi les machines qui opèrent avec lui [14]. » De manière parfaitement logique, Guattari donne à ce nouveau régime de sens le nom d’« écologie machinique [15]». L’« “entrée en machine” de la subjectivité », la « nouvelle “machino-dépendance” de la subjectivité [16] », comme peut être décrit ce déplacement dans ses tendances les plus générales, ébranle l’économie restreinte du sens développée par Husserl, et anéantit la politique philosophique de minorisation de la technique dont toute sa critique de la métamorphose des machines et du sens est empreinte.

16En procédant, sur la base de sa distinction entre machines classiques et machines trans-classiques, à une étude des cultures technologiques du sens les plus diverses, le cybernéticien germano-américain Gotthard Günther que nous évoquions déjà plus haut, a procédé depuis les années cinquante à une analyse historico-ontologique plus précise de la métamorphose des machines et de la genèse d’une nouvelle logique et politique du sens. Selon le modèle développé par Günther, l’ordre des machines détermine, réalise et implémente également l’ordre du sens. S’associant à la logique et l’ontologie, les machines conduisent les cultures à devenir des agencements techno-onto-logiques. Les machines mécaniques classiques, développées sur le modèle de la main, et dont la tâche est d’effectuer un travail donné, sont selon Günther caractéristiques de cultures binaires ; conformément aux machines sur lesquelles elles reposent, ces cultures ont adopté comme processus mental fondamental la logique binaire, et comme style métaphysique le régime dualiste des différences ontologiques, avec à leur tête la distinction claire entre l’objet technique inanimé et le sujet vivant créateur de sens d’une part, et le schéma métaphysique fondamental de l’hylémorphisme d’autre part. Dans le contexte psychique d’une culture du sens dualiste, reposant sur la machine classique et l’ordre métaphysique qui lui est corollaire, « seul » – et Günther insista explicitement sur cette exclusivité – « seul ce qui ne peut être conçu ni de manière machinique ni de manière mécanique [17] » est considéré comme subjectif, comme « psychique ». À l’inverse, les nouvelles machines trans-classiques, conçues par la cybernétique sur le modèle du cerveau comme processeur d’information, allaient selon Günther délaisser le champ de la binarité classique et inaugurer, en lieu et place du régime du sens dualiste de la logique classique et de la métaphysique traditionnelle, un régime du sens nouveau, multiple, inspiré de la pensée processuelle et des systèmes auto-réflexifs complexes. Pour Günther, ces machines cybernétiques constituaient une puissante critique de la métaphysique et jouaient le rôle d’agents d’une situation épistémologique et ontologique nouvelle. Mais il voyait également dans ces machines les déclencheurs d’une révolution techno-logique en germe, organisée notamment autour d’une « analyse impitoyable [18] » et même d’une « démythologisation de la subjectivité », et d’un « approfondissement de notre connaissance de la subjectivité [19] » pouvant nous conduire jusqu’à concevoir celle-ci d’une façon tout à fait nouvelle, par exemple comme une machine – mais une machine non-technique. Quant à la machine elle-même, elle ne serait plus une prothèse du corps, mais une véritable « prothèse de la pensée », « permettant de faire apparaître des domaines problématiques dont la pensée naturelle, qui n’a pas recours à la technique, ne pourrait pas même soupçonner l’existence » (ibid., p. 233).

17Il devient dès lors évident que le sens n’est pas à chercher là où il n’y aurait ni machine ni technique, et qu’il ne serait pas judicieux de le laisser entre les mains d’une politique du sens anti-technique et machinophobe.

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19Husserl éprouvait les pires difficultés à garder philosophiquement sous contrôle l’économie du déplacement du sens. Plus il travaillait le sens du sens, plus il en approfondissait l’analyse, et plus la séparation entre le sens et la technique sur laquelle cette économie reposait, lui glissait entre les mains. Plus il se plongeait dans la tâche ardue d’un travail de méditation mené contre la technicisation, et plus il devenait évident que l’homme se trouvait toujours déjà pris dans le mouvement de déplacement et de métamorphose du sens et qu’il n’allait pas en sortir de sitôt. Dans la thèse husserlienne selon laquelle le sens (Sinn) n’est jamais donné mais résulte d’une méditation (Besinnung), la méditation impliquant cependant toujours déjà et à l’origine un déplacement du sens impossible à contrôler et finalement mis en œuvre par le biais de la technique – dans cette thèse husserlienne difficile, et finalement dangereuse pour la phénoménologie elle-même, se manifeste le régime de sens de l’ère technologique, qui ne fait que mettre en lumière la supplémentarité essentielle et le fondement technique du sens lui-même. Comme l’explique tout à fait clairement la Logique formelle et transcendantale, qui depuis sa première ligne mise sur une réinstauration critique du sens pour lutter contre la perte de sens que la technique aurait fait subir aux sciences, « méditer ne signifie rien d’autre que tenter de produire réellement le sens “lui-même”, qui dans la simple opinion n’est qu’envisagé, présupposé ; ou bien, pour le dire autrement, méditer ne signifie rien d’autre que tenter d’amener le “sens intentionné” (comme on l’appelait dans les Recherches logiques), le sens « vaguement présent à l’esprit » dans la visée floue, à l’état de sens rempli, de sens clair, donc de lui procurer l’évidence de la claire possibilité. C’est précisément cette possibilité qui est authenticité du sens, qui constitue donc le but de la recherche et de la découverte réalisées par la méditation. Comprise radicalement, la méditation est, pouvons-nous dire également, explicitation originelle du sens, qui amène, ou tente d’abord d’amener le sens sous le mode de l’opinion floue à l’état de sens sous le mode de la plénitude de clarté ou de la possibilité d’essence [20] ».

20Amener un sens encore flou à un degré de clarté absolue, transformer, en d’autres termes, le sens trouble de la doxa en un sens épistémique, d’une clarté parfaite – telle était la tâche de la méditation à laquelle la science dans son ensemble devait s’astreindre, tel était le devoir qui incombait à l’homme de science, sujet transcendantal de la méditation, et ce depuis l’origine, depuis que la science existait et depuis qu’existaient des hommes de science. Avant toute méditation, avant donc la méditation qu’elle devait mener contre le dangereux déplacement du sens causé par sa propre technicisation, la science était elle-même toujours déjà méditation, et en tant que telle source originelle de déplacement du sens. Le déplacement du sens appartenait dès l’origine à l’authenticité du sens, étant le mouvement même du sens.

21La vaste réflexion spéculative menée par Husserl, à la suite de sa Logique formelle et transcendantale, sur la fondation originaire du sens de la science telle qu’elle fut réalisée à travers l’irruption de l’attitude théorique dans le monde grec, tente de reconstituer le travail initial de méditation, l’archi-méditation, et par là même le tout premier déplacement du sens, sur lesquels en ces temps de crise globale des sciences il s’agissait de méditer. L’histoire dans son ensemble, qui de cette manière faisait avec fracas irruption dans la phénoménologie, fut perçue comme un puissant mouvement de déplacement du sens, comme « le mouvement vivant de la solidarité et de l’implication mutuelle de la constitution et de la sédimentation originaires du sens [21] », tel qu’il se produit, en fait, depuis toujours et de manière incessante à travers les sciences.

22La science apparut ainsi comme l’institution centrale de constitution du sens en Occident, une institution qui depuis son origine représentait une menace pour elle-même en ce qu’elle constitue un processus ininterrompu et difficilement contrôlable de déplacement, de métamorphose et de transformation du sens. La philosophie avait donc à veiller à ce que les métamorphoses du sens auxquelles la science procède sans discontinuer depuis qu’elle existe n’échappent à tout contrôle, comme c’était le cas à l’ère moderne et plus spécialement autour de 1900. Contrôler le déplacement du sens – ce qui nécessite que l’on sache où tracer la ligne de démarcation entre une constitution de sens véritable et une constitution de sens factice, où précisément le sens imprécis prend fin et où le sens clair commence – : telle était la tâche ardue, et toujours plus désespérée à l’ère de la technologie, qui incombait à la philosophie.

23Dans sa conférence de Prague de 1934 sur les tâches alors actuelles de la philosophie, Husserl montra très clairement comment la naissance historique de la science elle-même avait été le résultat d’un processus de métamorphose et de déplacement du sens. Il interpréta l’apparition de la « forme de sens qu’est la science [22] » comme la « refonte du sens du concept de monde entendu désormais comme le champ thématique propre aux jugements scientifiques », mais aussi comme la refonte du « sens du concept d’étant, dès lors que l’on prend le concept de monde au sens d’“univers de l’étant” » (ibid., p. 187, trad. fr. p. 295). La naissance de l’« attitude théorique cohérente » (ibid., p. 186, trad. fr. p. 294) et de la nouvelle « pratique théorique » apparut comme une « métamorphose du sens » qui avait fait « de ce que l’homme pré-scientifique appelait “le monde” quelque chose de tout à fait nouveau » (ibid., p. 194, trad. fr. p. 302), et ce notamment par la distinction entre doxa et épistémè.

24Mais, comme l’on sait, la métamorphose du sens ne devait en aucun cas, aux yeux de Husserl, dépasser une limite clairement tracée : le second sens du monde, son sens épistémique, devait selon lui toujours reposer sur son sens premier et commun. « D’un point de vue pré-scientifique, le monde est cette réalité totale qui s’offre à notre regard, et au sein de laquelle nous vivons, désirons, éprouvons, pensons, jugeons, au sein de laquelle nous prenons des décisions d’ordre pratique et réalisons nos objectifs mondains ». Et c’est précisément ce premier monde qui devait demeurer le fondement de toute constitution du sens, malgré la métamorphose à laquelle les sciences soumettaient ce sens à travers les idéalisations provoquées par leurs théories. Le deuxième sens devait veiller à ne pas réduire à néant le premier sens – comme c’était pourtant le cas dans le processus de technicisation –, sous peine de faire disparaître tout sens ; sa tâche consistait uniquement à l’idéaliser. Car c’est dans « la vie concrète », comme Husserl le dit explicitement, que « se trouve tout ce qui, pour l’homme, revêt sens intelligible, valeur et importance » (ibid., p. 200, trad. fr. p. 308). L’invocation d’un sens de tous compréhensible, celui en vigueur dans la Lebenswelt, et la transcendantalisation de la doxa qui va de pair constituent le noyau dur de la politique du sens anti-technique menée par Husserl, et dont le but était de maîtriser les métamorphoses du sens induites par la science.

25Or, ce but était d’autant plus difficile à atteindre que, selon Husserl lui-même – ou tout du moins pour le dernier Husserl –, le problème posé par la technicisation était en fait présent dès l’opération initiale de distinction entre doxa et épistémè. Dans la description qu’il fait, dans L’Origine de lagéométrie, de la genèse de la théorie, il explique que la séparation entre doxa et épistémè qui fut réalisée lors du vaste changement d’attitude entrepris par l’Antiquité grecque avait elle-même été mise en œuvre de manière technique. Car la percée vers l’idéalité (ou plutôt vers l’objet idéal), le travail d’idéalisation opéré par la science, la naissance de l’idéalisation et de l’idéalité elle-même – tout cela n’était envisageable, selon Husserl, qu’à la condition d’avoir eu recours à la technique de l’écriture. La séparation nette entre la tekhnè et l’épistémè, sur laquelle la Krisis et, à vrai dire, la pensée phénoménologique dans son ensemble, insistait tant, et que le déplacement moderne du sens causé par la technicisation et la formalisation de la science semblait menacer dangereusement, était ainsi récusée dès l’origine de la science – et ce d’après un scénario développé par Husserl lui-même.

26En effet, quand bien même l’idéalité géométrique serait née de l’esprit du géomètre originel et constituerait un « édifice dans l’espace de la conscience de la première âme inventrice [23] », elle ne peut selon Husserl accéder au statut d’ « objectivité idéale » et, partant, de fondation originaire de la science qu’avec l’aide de ce supplément essentiel qu’est l’écriture. Seule l’écriture permet aux « objets idéaux » d’accéder à leur « existence perdurante », à leur « être-pour-toujours » (Immerfort-Sein) (ibid., p. 371, trad. fr. p. 410). Sa mémoire artificielle est indispensable lorsqu’il s’agit de transposer l’évidence vivante mais par essence fugace en une idéalité, et de produire ainsi du sens idéal. Le moment de l’écriture de la science est antérieur à la remémoration vivante de l’évidence initiale du sens. Il témoigne du caractère inévitable du déplacement du sens [24].

27Conformément à cette logique exubérante et incontrôlable de la supplémentarité, l’écriture est, comme la science, elle-même déjà une métamorphose du sens, puisque « s’accomplit, à travers l’acte d’écriture, une métamorphose du mode d’être originaire de l’édifice de sens. [...] Il se sédimente, pour ainsi dire ». C’est le lecteur qui permet d’éviter la funeste métamorphose du sens dans laquelle le mouvement d’idéalisation et le sens idéal se retrouvent toujours déjà pris, car lui seul peut retransformer l’édifice de sens inanimé que contient l’écrit en le sens vivant de l’évidence initiale qui y a été déposée, lui seul peut extraire le sens vivant de l’édifice de sens inanimé : « Mais le lecteur peut [...] réactiver l’évidence [25] ».

28Husserl apparaît ici en dernière analyse comme le penseur et le protagoniste ardent de la culture du sens alphabétique en déclin, une culture qui – c’est là une des caractéristiques principales du phonologocentrisme qui l’habite – ne cesse de dénier la scripturalité sur laquelle elle repose, sa médialité et sa technicité. Ce n’est pas à l’auteur, mais bien au lecteur – et même au lecteur actif, à celui qui ne se laisse pas aller passivement à des associations d’idées au cours d’une lecture divagatrice, « qui ne succombe pas à la séduction du langage » (ibid.) – de contrôler la métamorphose du sens opérée à travers l’écriture, ce déplacement du sens qui est à l’origine et au fondement de toute science.

29Certes, la genèse de l’objectivité idéale est probablement pour l’essentiel une technogenèse ; certes, le passage du fugace édifice intérieur au sujet à l’objet idéal et durable ne peut être pensé sans avoir recours à l’extériorisation à laquelle procède l’écriture ; et pourtant, dans l’argumentation husserlienne, le lecteur a pour fonction de réfuter précisément ce mouvement originel d’extériorisation qui est au fondement de toute idéalité. Seul le lecteur actif peut, « par héritage des propositions » qui le composent, maintenir vivant le « sens originaire », qui se sédimente toujours déjà dans l’écriture sans qu’il ne puisse lui échapper ; lui seul peut éviter la « rupture d’une tradition authentiquement originaire ». C’est en lui, et non en l’auteur, qu’il convient de voir l’archétype d’une subjectivité constituante. Là où finalement, comme dans les sciences contemporaines, l’on n’a éventuellement plus recours qu’à l’écriture purement symbolique et abstraite des mathématiques, là où, donc, le calcul a remplacé la lecture, on ne fait plus aux yeux de Husserl que pratiquer une sorte de commerce logique à l’aide d’idéalités dont personne ne peut plus garantir le sens.

30On peut distinguer à la suite de Husserl et avec Jan Patocka deux cultures du sens : l’une antérieure à la prise en considération de l’histoire, dans laquelle le sens est déjà donné et communément reconnu – une culture du sens qui à proprement parler n’en est pas encore une, puisque le sens lui-même y est indiscutable, incontestable et intangible – ; l’autre historiste, dans laquelle le sens est ouvert et encore à donner, qui est celle dans laquelle seulement le sens en tant que tel s’ouvre.

31Cette seconde culture ébranle à la fois la certitude que l’on pouvait éprouver à l’égard du sens, et les complexes de sens traditionnels. Elle introduit dans le monde une ouverture, et instaure « l’existence ouverte [26] ». Pour Patocka lui aussi, c’est par le biais de la technique de l’écriture que s’ouvrent le sens et l’existence, que l’existence inaugure, de cette manière, un rapport ouvert au sens – et, donc, que l’on entre dans une culture du sens au sens strict. Il est néanmoins possible de relever encore une autre conversion de la culture du sens, qui, loin de signifier l’abolition de tout sens, introduit un nouveau régime du sens, dans lequel celui-ci n’est ni donné, ni, à l’inverse, ouvert et encore à donner, mais dans lequel il est bien plutôt produit, antérieurement à cette distinction, en tant que sens avant le sens, événement engendré par l’agencement d’acteurs humains et non-humains. Après la première culture du sens, pré-alphabétique, et la deuxième culture du sens, alphabétique, il s’agit là d’une troisième culture du sens, post-alphabétique et post-instrumentale, qui est la culture du sens de l’ère techno-logique : c’est celle dans laquelle nous nous trouvons, dont nous n’assistons encore qu’à la genèse, et dont il nous reste encore à déterminer les schèmes.

32Traduit de l’allemand par Guillaume Plas

Notes

  • [1]
    Gotthard Günther a d’abord distingué, au début des années cinquante, entre le monde de la première et le monde de la deuxième machine ; il parla plus tard, pour rendre compte avec plus de précision à la fois de l’évolution historico-ontologique par laquelle les machines mécaniques furent remplacées par des machines traitant de l’information, et de la révolution métaphysique que cette évolution provoqua, d’une différence entre machines classiques et machines trans-classiques. La distinction entre machines triviales et machines non-triviales est, quant à elle, de Heinz von Foerster. Une machine triviale se caractérise selon celui-ci par une relation univoque entre l’input et l’output, et constitue un système déterministe, dont le comportement peut être prédit par un observateur externe. À l’inverse, dans le cas d’une machine non-triviale, il n’y a pas de relation invariante entre l’input et l’output, parce qu’une telle machine réagit à chaque étape de travail en fonction des étapes de travail précédentes. En d’autres termes, sa structure est récursive, et même si elle est déterminée synthétiquement, elle est considérée, du fait de la complexité de son comportement, comme analytiquement non prédictible.
  • [2]
    Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), 2001, Aubier-Montaigne, p. 85 et sq.
  • [3]
    Jacques Derrida, De la grammatologie, 1967, Les Éditions de Minuit, p. 24.
  • [4]
    Edmund Husserl, Formale und transzendentale Logik, Gesammelte Schriften t. 7, éd. par Elisabeth Ströker, 1992, Hambourg, p. 21, trad. fr. de Suzanne Bachelard, 1996, Paris, p.24. N.d.T. : Nos modifications récurrentes des traductions « officielles » des textes husserliens nous imposent d’en indiquer ici brièvement les raisons. Nous avons d’abord choisi de traduire le concept de « Sinnverschiebung » par « déplacement de sens » et non par « glissement de sens » (G. Granel), afin de laisser perceptible dans le texte français la proximité du terme au concept freudien ainsi qu’à son emploi, notamment, par Derrida. La traduction de « Verwandlung » par « métamorphose » et non par « mutation » (G. Granel), permettait, quant à elle, de souligner mieux encore l’inscription du texte d’E. Hörl dans la thématique de ce numéro. La troisième modification d’importance, la traduction de « Besinnung » par « méditation » et non par « prise de conscience » (S. Bachelard), était nécessaire pour permettre d’exprimer l’idée, centrale dans l’argumentation d’E. Hörl, d’un sens comme produit et résultat d’un lent processus de réflexion. Les différences sémantiques sont donc, comme on pourra le constater, minimes. Les autres modifications sont pour leur part portées plutôt par un souci stylistique.
  • [5]
    Gaston Bachelard : « Noumène et Microphysique » (1931/32), in G. Bachelard, Études, 1970, Vrin, p. 11-24, et notamment p. 24. Bernard Stiegler évoque, lui aussi, la pensée bachelardienne de la phénoménotechnique, et notamment son opposition à Husserl, dans son chapitre « À propos de la science contemporaine », in B. Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, 2008, Mille et une nuits, p. 65-104.
  • [6]
    Edmund Husserl, Formale und transzendentale Logik, op. cit., p. 9, trad. fr. (modifiée) p. 9.
  • [7]
    N. d. T. : Il y a là un jeu de l’allemand, que le français ne peut rendre, entre « sens » (Sinn) et « méditation » (Besinnung). Le sens (Sinn) est toujours déjà méditation (Besinnung), et en tant que méditation toujours déjà déplacement de sens.
  • [8]
    Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie, Gesammelte Werke t. VI, éd. par Walter Biemel, 1962, La Haye, p.46, trad. fr. par Gérard Granel,1995, Paris, p.54 [rééd.Tel/Gallimard], (trad. modifiée).
  • [9]
    Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, t.II/1, Gesammelte Werke t.XIX/1, éd. par Ursula Panzer, 1984, La Haye, p.72, trad. fr. par Hubert Elie, Arion Kelkel et René Schérer, 1969, PUF, p.76 (trad. modifiée).
  • [10]
    Felix Guattari : « L’hétérogenèse machinique », in F. Guattari, Chaosmose, 1992, Galilée, p. 53-85, p. 56.
  • [11]
    Felix Guattari, Les Trois écologies (1989), Galilée, 2008, p. 24.
  • [12]
    Felix Guattari, « L’hétérogenèse machinique », op. cit., p. 59.
  • [13]
    Sur une pensée de la machine dépassant la perspective mécaniste de la machine cf. Felix Guattari : « À propos de machines », in Chimères 18 (1993), p. 85-96. Cf. également à ce sujet l’« Appendice », in Gilles Deleuze / Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, 1973, Les Éditions de Minuit, p. 463 et sqq.
  • [14]
    Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 11 et sq.
  • [15]
    Felix Guattari, Les Trois écologies, op. cit., p. 68.
  • [16]
    Felix Guattari : « De la production de subjectivité » (1988), in Felix Guattari, Chaosmose, op. cit., p. 11-52. Il n’est malheureusement pas possible d’analyser ici plus en détail les réflexions de Guattari sur la formation du sens dans un monde dominé par la haute technologie, telles qu’il les a développées dans Chaosmose et dans les autres textes déjà cités. Leur étude en vaudrait la peine et devra être menée rigoureusement en un autre endroit, tant nous ne faisons que commencer à comprendre le fonctionnement de la subjectivité et de la constitution du sens hyper-industrielles ou trans-classiques (ou quel que soit le nom que l’on veuille encore donner à cette nouvelle ère).
  • [17]
    Gotthard Günther : « Maschine, Seele und Weltgeschichte », op. cit., p.223. Pour plus de détails sur Günther cf. mes articles « Das kybernetische Bild des Denkens » (in Michael Hagner / Érich Hörl (dir.), Die Transformation des Humanen. Beiträge zur Kulturgeschichte der Kybernetik, 2008, Francfort/Main, p. 163-195) et « Die offene Maschine. Heidegger, Günther und Simondon über die technologische Bedingung » (in MLN German Issue, Vol. 123, n? 3 (avril 2008), p. 632-655).
  • [18]
    Gotthard Günther, Das Bewußtsein der Maschinen. Eine Metaphysik der Kybernetik (1957), 2002, Baden-Baden, p. 81.
  • [19]
    Gotthard Günther : « Maschine, Seele und Weltgeschichte », op. cit., p. 228 et p. 225.
  • [20]
    Edmund Husserl, Formale und transzendentale Logik, op. cit., p. 13, trad. fr. (modifiée) p. 13 et sq. Husserl est plus explicite encore dans la suite immédiate de ce passage, lorsqu’il parle d’une « nouvelle configuration donnée au sens » qui n’aurait pas le caractère d’un « simple remplissage d’une préfiguration déjà déterminée et organisée à l’avance ».
  • [21]
    Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, op. cit., p. 380, trad. fr. p. 420.
  • [22]
    Edmund Husserl : « Über die gegenwärtige Aufgabe der Philosophie » (1934), in E. Husserl, Aufsätze und Vorträge (1922-1937), Gesammelte Werke t. XXVII, éd. par Thomas Nenon et Hans-Rainer Sepp, 1989, La Haye, p. 184-221, citation p. 186, trad. fr. « La tâche actuelle de la philosophie », in Revue de Métaphysique et de Morale 98 (1993), n? 3, pp. 291-329, citation p. 294.
  • [23]
    Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, op. cit., p. 380, trad. fr. (modifiée) p. 407.
  • [24]
    La reconstruction de la naissance grecque du sens idéal à laquelle Husserl procède plaide en tout cas au moins un instant pour la thèse de l’antériorité de l’hypomnésis et de la postériorité essentielle de l’anamnésis. L’hypómnema est chez Platon la mémoire artificielle et inanimée de l’écriture muette, à laquelle il oppose la remémoration vivante de l’origine (anamnésis), qui la précède. Sur cette différence mise en place par Platon, et qui joue un rôle essentiel dans la dépréciation philosophique de l’écriture et de la technique, cf. Bernard Stiegler : Philosopher par accident. Entretiens avec Elie During, 2004, Galilée, p. 27 sqq. Dans son livre La Désorientation (le deuxième tome de La Technique et le temps), Stiegler revient longuement sur le caractère technique du processus d’idéalisation ainsi que sur la « genèse technologique » (p. 268) telle qu’elle est, l’espace d’un instant, envisagée par Husserl dans L’Origine de la géometrie. Stiegler parle même à une occasion d’une « technological intentionality » qui se dessinerait dans L’Origine de la géometrie (cf. « Technics, Media, Teleology. Interview with Bernard Stiegler », in Theory, Culture Society, Vol. 24 (7-8), p. 334-341, p.339). On pourrait en outre confronter la reconstruction husserlienne aux thèses développées en anthropologie de la lecture. Ainsi, comme Jesper Svenbro l’a bien montré, l’invention de la lecture silencieuse est à interpréter comme un processus d’intériorisation qui, seul, a rendu possible la conception du sens comme figure de l’intériorité. Avant le cinquième siècle, la reconnaissance (anagignoskein, reconnaître, lire) était l’affaire d’une lecture à voix haute de l’écrit, elle était une reconnaissance par l’ouïe. Cf. Jesper Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, 1988, Paris, La Découverte, p. 178-206.
  • [25]
    Edmund Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, op. cit., p. 380, trad. fr. p. 411.
  • [26]
    Jan Patocka – lui aussi sous la pression du déplacement technologique du sens – a réorienté la phénoménologie en direction de la problématique de l’histoire du sens, et l’a par là radicalisée. Cela ne l’empêche cependant pas de faire abstraction de toute médialité et de toute technicité – fidèle en cela à la tradition phénoménologique. La pensée de l’apparaître, censée caractériser la culture du sens ouverte, ne porte en effet son attention que sur ce qui « se montre par soi-même, c’est-à-dire sans médiation par quoi que ce soit d’autre ». Elle s’oppose donc manifestement à la technique. Cf. Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, 1981, Lagrasse,p. 17-88.