Léo Strauss : art d'écrire et clair-obscur
1Comme on le sait, Léo Strauss présente pour les historiens de la philosophie l’intérêt d’avoir été le premier à donner une place centrale à l’écriture des philosophes en temps de persécution. Aussi étrange que cela paraisse, il aborde les auteurs du passé d’une manière originale en tenant compte des conditions d’expression des philosophes en fonction des situations politiques dans lesquelles ils écrivent, récusant ainsi un préjugé constant dans l’histoire de la philosophie qui a tendance à considérer les textes philosophiques comme anhistoriques et indépendants des rapports de pouvoir comme des conflits qui traversent la société. Strauss propose au contraire une contextualisation de ces textes pour mieux saisir les contraintes d’écriture qui pèsent sur eux : jusqu’où pouvait-on aller à telle époque dans l’énoncé de telle vérité ? Qu’avait-on à craindre des différents pouvoirs, politiques ou religieux ? Il se pourrait alors que l’« art d’écrire » des philosophes soit une pratique d’écriture qui joue sur le clair-obscur en divulguant à la fois publiquement et secrètement des vérités qui ne pourraient être exprimées explicitement. C’est dès les années trente, en travaillant sur les penseurs du Moyen-Âge, en particulier Fârâbî et Maïmonide [1], que Strauss dit avoir redécouvert l’art d’écrire qu’il présente comme un art de la communication dissimulée, pratiqué depuis l’Antiquité par de nombreux philosophes hétérodoxes, dissidents, qui ne partagent pas les thèses dominantes de leur époque.
2L’art d’écrire s’inscrit donc dans une interrogation sur le clair-obscur à deux niveaux : tout d’abord, en quel sens cet art d’écrire produit-il des textes relevant de cette métaphore du clair-obscur qui suppose une dissimulation partielle du sens ? D’autre part, dans quelle mesure Strauss pratique-t-il lui-même cet art d’écrire et qu’a-t-il alors à dissimuler ? Pour mieux comprendre les quelques éléments de réponse apportés à ces deux questions, commençons par revenir sur les deux versants principaux de l’art d’écrire tel qu’il est théorisé par Léo Strauss dès les années quarante.
Les deux versants de l’art d’écrire
3L’art d’écrire présente en effet deux versants intimement liés : le premier, qu’on peut appeler le « versant protecteur », consiste pour l’auteur à tenir un discours en apparence conforme aux opinions autorisées afin d’éviter toute répression. Ce versant protecteur donne l’occasion à Strauss d’analyser les relations triangulaires qu’entretiennent la philosophie, l’opinion et les pouvoirs (politiques ou religieux) : selon lui, tout pouvoir est par définition ennemi de la pensée libre et de la vérité, dans la mesure où l’obéissance repose sur des opinions fausses, forgées par les pouvoirs afin de maintenir leur domination. Strauss reprend le thème classique du bon mensonge politique qui fédère les communautés, sans expliquer véritablement pourquoi le faux serait plus fédérateur que la vérité. Il suggère simplement que la fausseté est d’une apparence souvent plus flatteuse, plus facile à persuader et à comprendre que le vrai, donc plus accessible pour la majorité des hommes.
4Or, les philosophes viennent rompre cette belle harmonie entre le pouvoir, le faux et l’opinion commune, parce qu’ils constituent selon Strauss une classe à part, intéressée uniquement par la recherche de la vérité, ce qui produit d’emblée une conflictualité avec la cité [2]. Le philosophe est donc perçu comme dangereux aussi bien par le peuple (dont il heurte doublement l’opinion conçue comme préjugés individuels ou comme croyances collectives) que par le pouvoir (dont il affaiblit les techniques de domination), ce qui explique leur commune hostilité à son égard comme l’illustre emblématiquement la figure de Socrate. L’étude de ce premier versant de l’art d’écrire, comme art de l’apparente conformité idéologique, est équivalente pour Strauss à la « philosophie politique » elle-même, au sens où celle-ci consiste précisément à étudier les relations conflictuelles que le philosophe entretient par essence avec la cité.
5Néanmoins, si l’objectif du philosophe était seulement de se protéger, il lui suffirait de ne pas écrire, de se taire. On ne peut donc réduire l’art d’écrire à une attitude défensive à l’égard de la persécution, qui serait performativement contredite par le fait même d’écrire et de publier quoi que ce soit. La protection n’est en réalité qu’un objectif latéral de l’art d’écrire qui vise une finalité plus ultime, celle de la communication du savoir.
6C’est ainsi que l’art d’écrire présente un deuxième versant qu’on peut appeler « pédagogique » et qui consiste cette fois à adapter son discours au niveau de compréhension et de connaissance de son auditoire. En effet, même pour un auditoire désireux de sortir de l’erreur – individuelle ou collective – la vérité risque de n’être pas entendue, pas comprise d’emblée, par manque d’outils intellectuels pour la saisir. Il faut donc que le texte écrit comporte plusieurs niveaux de compréhension, afin que chaque lecteur puisse accéder aux vérités nouvelles qu’on lui dévoile, selon le niveau d’assimilation dont il est capable. Il faut également qu’il puisse passer d’un niveau de compréhension inférieur à un niveau supérieur, selon une progression graduelle permise par le texte. C’est pourquoi cet aspect pédagogique peut également être décrit comme le versant rhétorique de l’art d’écrire, au sens large d’une adaptation de son discours à l’auditoire [3].
7Mais alors, à qui s’adresse l’art d’écrire ? Strauss explique qu’il ne s’adresse ni à la foule ignorante, ni au censeur malveillant, ni aux philosophes accomplis qui ont déjà accédé à la vérité ; il vise en réalité une catégorie de lecteurs intermédiaire entre l’ignorant et le savant, qu’il appelle « les philosophes en herbe », soit un ensemble d’individus à l’intelligence suffisamment vive naturellement pour qu’ils ne puissent se contenter des fables collectives et désirent accéder à des degrés de vérité supérieurs [4]. Bien que formant un groupe potentiellement ouvert à tous – sociologiquement, temporellement, géographiquement – ces apprentis philosophes constituent en réalité une minorité de lecteurs en raison de la rareté naturelle de l’intelligence, du caractère élitiste de l’accès à la vérité qui ne peut (du fait de l’attachement naturel du plus grand nombre au faux) ni ne doit (sous peine de déstabiliser l’ordre politique [5]) être entrevue par la foule. Il se produit alors un renversement d’alliance par rapport à ce que laissait entendre le premier versant : en effet, si l’art d’écrire fait suite à l’alliance de la foule et des pouvoirs réunis autour de mythes collectifs, la philosophie ne doit pas dénoncer cette alliance bienfaisante politiquement, elle doit au contraire la soutenir en acceptant de voiler la vérité pour ceux qui ne peuvent l’entendre. Il y a donc une deuxième alliance, cette fois entre les pouvoirs et la philosophie qui ont tous deux intérêt à dissimuler le vrai (soit parce qu’il ne peut, soit parce qu’il ne doit pas être dévoilé) et à mentir au peuple pour son bien. Ces mensonges volontaires et bienveillants des philosophes, qui sont d’accord pour que leur discours public reprenne l’enseignement exotérique, font partie des devoirs des philosophes qui doivent « tenir compte de leurs responsabilités sociales [6] ». Strauss reprend fréquemment la distinction entre les deux types d’enseignement exotérique et ésotérique : le premier est destiné à la foule, au public commun dont il répète les croyances habituelles, tandis que le second est réservé au cercle des initiés. Ainsi, par leur adhésion apparente aux fables communes, les philosophes font preuve d’un vertueux courage en assumant de nobles mensonges malgré leur horreur naturelle pour la fausseté, pour mieux laisser le peuple à ses illusions bienfaisantes.
Dans quelle mesure l’art d’écrire produit-il un sens clair-obscur ?
8À partir de ce bref rappel des principaux aspects de l’art d’écrire straussien, qui ne vont pas sans soulever de multiples questions [7], revenons ici aux liens qu’ils peuvent entretenir avec le clair-obscur. Cette expression s’applique aux auteurs pratiquant l’art d’écrire dans la mesure où Strauss s’intéresse à des textes autosuffisants, uniques, qui contiennent en eux-mêmes plusieurs degrés de signification plus ou moins accessibles selon le niveau de perspicacité du lecteur. Cela tient d’abord au fait que Strauss renouvelle les relations traditionnellement admises entre l’exotérisme et l’ésotérisme : on considère généralement que l’ésotérisme renvoie à l’enseignement oral qui seul permet de s’assurer d’une communication restreinte de la vérité. À l’inverse, l’enseignement écrit est exotérique parce que l’écriture, de par sa matérialité, échappe davantage à l’auteur du discours et est donc susceptible d’une diffusion plus large et incontrôlée. Or l’intérêt des auteurs dont traite Strauss vient de ce qu’ils entremêlent dans le texte écrit lui-même, sans qu’aucune extériorité n’intervienne, l’enseignement public et l’enseignement secret, l’exotérisme et l’ésotérisme. Il ne s’agit pas de séparer les deux mais au contraire de tenir ensemble différents niveaux de sens, afin de produire un texte qui « a tous les avantages de la communication privée sans avoir son plus grand désavantage – n’atteindre que les relations de l’écrivain » et qui a, symétriquement, « tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage – la peine capitale pour son auteur [8] ». Seul un art d’écrire peut repousser les limites temporelles et spatiales de la diffusion de la pensée, étendre la possibilité d’une communication des idées subversives bien au-delà du cercle des disciples initiés, en produisant un texte autosuffisant qui n’a besoin d’être complété par nulle oralité, nul commentaire extérieur, puisque c’est lui-même qui est à double ou triple sens [9]. L’art d’écrire relève ainsi du clair-obscur en tant qu’il est un art du dévoilement dissimulé, « art de dévoiler tout en voilant et de voiler tout en dévoilant [10] », complexe et paradoxal en son sein en ce qu’il maintient la double exigence de dire et de ne pas dire en jouant sur les différents niveaux de compréhension des énoncés explicites.
9Pour comprendre ce point, on peut également s’arrêter sur l’expression d’« écriture entre les lignes » plusieurs fois utilisée par Strauss : « L’expression “écrire entre les lignes” est le sujet de cet article. L’effet de la persécution sur la littérature est précisément qu’elle contraint tous les écrivains qui soutiennent des opinions hétérodoxes à développer une technique particulière d’écriture, celle à laquelle nous pensons lorsque nous parlons d’écrire entre les lignes. Cette expression est bien évidemment métaphorique [11] ». En quoi est-elle métaphorique ? Elle l’est, car, là encore, l’écriture « entre les lignes » ne signifie pas qu’il existe deux textes, un visible et un caché qui serait dessous ou derrière le premier et qu’il faudrait découvrir à partir de clés de lecture fournies par l’auteur. Si tel était le cas, le texte hétérodoxe pourrait être découvert, décrypté par les persécuteurs eux-mêmes, ce qui contredirait le but recherché. Il n’y a donc toujours qu’un seul texte donné à lire, qui n’en dissimule pas d’autre hors de lui-même, le sens caché ne formant pas un texte constitué, complet et cohérent.
10En quoi consiste alors ce sens caché ? Il ne peut être, si l’auteur veut efficacement se protéger, qu’un ensemble d’indices, de signes, qui attirent l’attention du lecteur sur le fait que peut-être l’auteur veut dire autre chose que ce qu’il dit explicitement, mais sans que jamais cette supposition puisse être prouvée. La caractéristique principale de l’écriture entre les lignes est donc qu’elle est indécidable et de ce fait improuvable. Elle propose un faisceau d’indices qui invitent, qui suggèrent une lecture hétérodoxe du texte donné sans jamais la garantir, c’est pourquoi l’art d’écrire ne fonctionne que s’il est soutenu par un art de lire capable de repérer les bizarreries, incises, contradictions, restrictions, incohérences, insinuations qui ponctuent une seule et même ligne de signes. Ce caractère d’indécidabilité du sens hétérodoxe est la seule garantie de protection pour l’auteur, c’est pourquoi l’interprétation d’un tel art d’écrire est toujours sujette à caution, à discussion.
11L’écriture entre les lignes dont parle Strauss est donc différente d’autres types possibles d’écriture secrète : elle s’éloigne à nouveau sur ce point de la définition traditionnelle de l’ésotérisme conçu comme une doctrine secrète, entièrement constituée et formée d’un ensemble de vérités fondamentales qu’on se transmet telles quelles. L’art d’écrire ne relève pas non plus de la cryptologie ; il ne porte pas sur des textes à clé où une fois découverte la bonne clé – celle qui permet de traduire le texte secret dans un langage intelligible – on peut facilement et entièrement lire le sens caché [12]. Ni langage codé, ni non plus investigation psychologique des intentions secrètes de l’auteur, il s’agit de partir de la littéralité du texte, d’en rester aux énoncés eux-mêmes qui doivent dans leurs lignes suggérer la possibilité d’une signification plus dissimulée [13]. Les éléments constituant le clair-obscur de l’art d’écrire sont donc simultanément la pluralité du sens, son inachèvement essentiel et sa progressivité.
Les enjeux politiques de l’art d’écrire straussien
12Outre cette analyse de l’art d’écrire tel qu’il le voit pratiqué dans les textes des philosophes du passé, tous les lecteurs de Strauss remarquent qu’il n’est pas sans pratiquer lui-même l’art d’écrire dont il fait la théorie, soit afin de dissimuler à la majorité des lecteurs des pensées qu’il juge difficilement énonçables explicitement ; soit, plus banalement, pour produire un effet de secret visant à établir une connivence avec le lecteur, quand bien même il n’y aurait aucun contenu secret à cacher. On a en effet souvent l’impression que Strauss illustre les analyses de Louis Marin sur le secret, qu’il définit comme « l’effet des opérations par lesquelles on fait croire qu’il y a un secret ». Pour Louis Marin, le secret n’est le plus souvent qu’un simulacre littéraire produit par le jeu des interactions entre différents sujets, ceux qui font croire et ceux qui croient. Le secret, c’est ce qui est simplement mis en scène par des effets textuels, sans qu’il y ait quoi que ce soit à cacher par ailleurs – comme on en a souvent l’impression, décevante, à la lecture de Strauss [14].
13Quoi qu’il en soit, nous voudrions examiner un exemple de cet art d’écrire autour de la notion de persécution qui occupe différentes fonctions dans la pensée de Strauss. En premier lieu, la persécution l’intéresse moins comme phénomène historique déterminé, dont il s’agirait de comprendre les formes précises, que comme une hypothèse méthodologique dont il faut toujours tenir compte pour la lecture des textes philosophiques. Cet angle purement méthodologique le dispense d’étudier de près les cercles de diffusion des idées, les réseaux clandestins, les institutions précises de telle époque. Il ne propose même aucune analyse précise de la persécution, de son origine religieuse, de ses différences avec la censure, l’autocensure, et se contente d’en donner une définition très vague [15]. De même, alors que Strauss écrit la première version de son texte « La persécution et l’art d’écrire » en 1941, la situation contemporaine y est à peine évoquée. Certes il commence en disant que la persécution est toujours d’actualité, mais son propos ne porte pas explicitement sur les totalitarismes contemporains, il vise au contraire les démocraties libérales où la persécution est toujours à craindre. Strauss dit plusieurs fois sa méfiance à l’égard des démocraties qui peuvent à tout moment s’en prendre à la liberté d’expression publique de la pensée ; il ajoute même ironiquement que la liberté de pensée y est de toute façon très réduite du fait de la domination de quelques opinions présentées comme irréfutables [16].
14Néanmoins, outre cette fonction méthodologique explicite, la persécution joue un rôle idéologique beaucoup plus implicite : on a vu que Strauss développait des considérations anthropologiques élitistes, dans le sens où seule pour lui une « petite communauté de lecteurs » peut accéder à la vérité tandis que le plus grand nombre reste dans l’ignorance. Mais cette ignorance est salvatrice car elle est bienfaisante politiquement, l’ordre politique reposant justement sur cette propension à croire le faux. On se trouve alors confronté au problème suivant : le statut de la persécution dans la réflexion de Strauss n’est plus si clair qu’il n’y paraît. En effet, à la lumière de ces considérations anthropologiques, elle semble n’être plus qu’un prétexte destiné à justifier cette anthropologie selon laquelle seuls quelques individus peuvent et doivent être éclairés. Cela explique pourquoi selon Strauss même les sociétés démocratiques ne doivent pas entraîner de la part du philosophe la révélation pleine et entière de la vérité, non parce qu’il serait susceptible d’y encourir des représailles, mais parce que l’ignorance bienfaisante de la foule reste le noble but politique qu’il se propose.
15On voit alors comment, sous prétexte de persécution, Strauss développe des considérations politiques en permanence critiques à l’égard de la démocratie moderne à laquelle il adresse de nombreux reproches : contrairement à la démocratie antique, elle est égalitariste aux dépens de l’excellence et individualiste aux dépens du bien commun. Ces thèses politiques et anthropologiques de Strauss justifient donc à elles seules l’art d’écrire, indépendamment des situations réelles de persécution, et elles permettent de relire l’ensemble de ses analyses sur la persécution comme un effet de son art d’écrire : on pourrait dire en effet qu’il tient un discours exotérique, conforme aux opinions philosophiques et démocratiques dominantes dans son pays à son époque, en prétendant que le philosophe a le devoir de divulguer publiquement ses idées tout en se protégeant de la persécution par l’art d’écrire. Mais en fait le message ésotérique qu’il délivre, selon un retour à l’anthropologie pré-moderne (qu’il oppose lui-même à l’anthropologie moderne dont le but est d’éclairer le peuple), c’est que de toute façon le peuple ne peut ni ne doit être éclairé. Comme cette thèse lui semble susceptible d’occasionner de vives protestations (même si elle n’est en réalité ni originale, ni inavouable), il la dissimule sous le thème de la persécution qui dissimule également la collusion d’intérêt entre le politique et la philosophie.
16En contrepoint de ces thèses politico-anthropologiques, il est intéressant de constater qu’à la même époque Hannah Arendt (dont Strauss a été le collègue à Chicago, dans la détestation réciproque semble-t-il) se livre à une tout autre analyse des relations entre la vérité, les pouvoirs et le rôle social du philosophe. Elle aborde ces relations dans son article « Vérité et politique », écrit après la publication en 1963 d’Eichmann à Jérusalem qui lui valut à sa sortie, comme on le sait, de nombreuses et violentes critiques. Suite à une distinction entre les « vérités de fait » et les « vérités d’opinion » – destinée à justifier les vérités de fait qu’elle a énoncées dans son livre précédent – elle en vient plus généralement à réfléchir sur les liens conflictuels entre la vérité et la politique, rejoignant ici des thèmes straussiens (même si, bien qu’elle l’ait certainement lu, elle ne le cite pas directement). L’intérêt de sa réflexion est alors qu’elle propose une analyse plus nuancée des raisons pour lesquelles la vérité est si malvenue dans la cité, en partant d’une hypothèse non envisagée par Strauss selon laquelle la vérité est par nature anti-politique, contraire aux exigences qui prévalent dans toute communauté politique, ce qui la rend de ce fait indésirable. Son hypothèse a alors le mérite ne de pas prendre trop vite le parti de la vérité contre l’injustice de la politique et lui permet de développer l’idée que la vérité fait par nature violence à la politique, – en une sorte de renversement de la rhétorique de la persécution – dans la mesure où elle est tyrannique.
17En effet, la vérité impose une coercition très forte aux esprits qui la conçoivent, elle ne requiert aucune discussion, elle n’a besoin de l’accord de personne [17]. Si le peuple lui préfère ses idées, même fausses, c’est parce qu’il vise d’abord d’autres finalités que la recherche de la vérité mais aussi parce qu’il n’a pas envie d’être dirigé par une norme extrinsèque à la politique, qui ne relève pas du champ de la discussion, qui ne prend nullement en compte les désirs des sujets. Il est donc compréhensible que la vérité soit rejetée de tous côtés, par les dirigeants et par le peuple, mais pas seulement pour de mauvaises raisons : parce que tous recherchent l’accord et la discussion qui sont pour Arendt les caractéristiques même de la politique [18]. La politique suppose en effet ce qu’elle appelle une « mentalité élargie », c’est-à-dire une capacité à prendre en compte le point de vue de l’autre, là où la vérité se présente comme la seule voie possible. C’est donc le caractère non discursif de la vérité qui la rend à la fois brutale et inacceptable aux yeux de la société.
18D’autre part l’impuissance politique de la vérité, son incapacité à servir de norme d’action, est encore analysée par Arendt au profit, si l’on peut dire, du politique. En effet la vérité est impuissante par nature, dans la mesure où elle ne désire pas changer le réel. À l’inverse, le mensonge est déjà un acte de transformation du monde : le menteur est déjà un homme d’action qui refuse d’accepter le monde tel qu’il est et le modifie par la parole, avant ou à défaut de le transformer matériellement [19]. Pour le dire autrement, un autre inconvénient de la vérité est que nous ne sommes pas libres face à elle : elle exige de nous soumission et contemplation, alors que le mensonge est une des facettes de notre liberté face au réel (même s’il incarne une utilisation contestable ou dangereuse de la liberté). Arendt accorde néanmoins que la véracité, comme discours de vérité, devient une action dans un monde de mensonge généralisé où la volonté tenace de dire les faits constitue en soi une résistance à la fausseté globale. Mais même alors l’homme vérace aura toutes les peines du monde à se faire entendre, parce que la vérité, dans sa platitude et son indifférence aux passions, est beaucoup moins attrayante que le mensonge. C’est ainsi qu’Arendt montre que le citoyen a raison de se méfier d’un amour trop exclusif pour la vérité et donc du philosophe, surtout quand celui-ci prétend imposer ses conceptions à tous. Le champ politique a d’autres normes et d’autres enjeux que celui de la vérité, parce que la recherche du bien commun passe par des procédures discursives qui ne sont pas de même nature que la recherche philosophique.
19On voit donc comment le clair-obscur de l’art d’écrire straussien autour du statut de la persécution (événement historique ? principe méthodologique ? prétexte idéologique ?) renvoie à des discussions philosophiques très larges sur les conditions de transmission de la connaissance, le rôle social de la philosophie et sa fonction face au politique. Il faut reconnaître à Strauss le mérite d’inciter, par ses analyses à la fois abruptes et riches, à approfondir toutes ces questions ; ce souci de l’interrogation est d’ailleurs pour lui caractéristique de la démarche philosophique qui ne consiste pas à chercher des réponses définitives aux questions mais au contraire à en examiner sans cesse tous les aspects. L’art d’écrire, par les nombreux problèmes qu’il soulève, invite également à ce questionnement en maintenant sceptiquement la distinction entre « le fait de l’emporter dans un débat, ou de prouver à pratiquement tout le monde qu’on a raison, et celui de comprendre la pensée des grands écrivains du passé », tâche essentielle pour Strauss et indéfiniment renouvelée.
Notes
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[1]
Voir entre autres La Philosophie et la loi (1935), ou Quelques remarques sur la science politique de Maïmonide et Fârâbî (1937).
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[2]
« La prémisse cruciale de cette argumentation est la proposition suivant laquelle l’opinion est l’élément de la société […] toute société repose, en dernière analyse, sur des valeurs spécifiques ou sur des mythes spécifiques, c’est-à-dire sur des suppositions qui ne sont pas évidemment supérieures ou préférables à toute autre supposition possible […] Je ne peux que répéter qu’il existe un conflit nécessaire entre la philosophie et la politique si l’élément de la société est nécessairement l’opinion, c’est-à-dire l’adhésion à l’opinion […] », « Sur un art d’écrire oublié », in Qu’est-ce que la philosophie politique ?, 1959 en anglais, trad. fr. 1992, Paris, PUF, p. 214.
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[3]
« On peut, sans crainte d’être ici convaincu d’exagérer gravement, affirmer que pour ainsi dire le seul travail préparatoire susceptible de guider l’explorateur de ce champ est enseveli dans les écrits des rhéteurs de l’Antiquité », « La persécution et l’art d’écrire », article éponyme du recueil d’articles de Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, 1ère version en anglais en 1941, légèrement remaniée en 1952, trad. fr., 1989, Paris, Presses Pocket, p. 57. Pour une analyse très éclairante de ce versant rhétorique, voir l’article de Laurent Jaffro, « De l’art d’écrire au sens commun », in coll. Léo Strauss : art d’écrire, politique, philosophie, 2001,Paris, Vrin, p. 147-164.
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[4]
« Ceux à qui de tels livres sont adressés ne sont cependant ni la majorité des non-philosophes, ni le philosophe parfait en tant que tel, mais les jeunes gens susceptibles de devenir philosophes : les philosophes en herbe doivent être conduits pas à pas, des opinions populaires pratiquement et politiquement indispensables, à la vérité purement et simplement théorique, en étant guidés par certains traits énigmatiques de la présentation de l’enseignement populaire […] Ce travail toujours difficile, mais toujours agréable est, je pense, ce qu’avaient à l’esprit les philosophes lorsqu’ils soulignaient l’importance qu’ils accordaient à l’éducation », « La persécution et l’art d’écrire », op. cit., p. 69-70.
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[5]
« Par suite, la philosophie ou la science doit rester le domaine réservé d’une petite minorité, et les philosophes ou les savants doivent respecter les opinions sur lesquelles la société repose. Les philosophes ou les savants qui soutiennent une telle opinion sont conduits à utiliser une manière d’écrire particulière afin de pouvoir révéler ce qu’ils tiennent pour la vérité au petit nombre, sans mettre en danger l’adhésion sans réserve du grand nombre aux opinions sur lesquelles repose la société. Ils distingueront entre le vrai enseignement, l’enseignement ésotérique, et l’enseignement socialement utile, l’enseignement exotérique », « Sur un art d’écrire oublié », p. 213.
-
[6]
« La persécution et l’art d’écrire », op. cit., p. 68-69.
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[7]
Voir sur ce point l’article légitimement critique de Jean-Pierre Cavaillé, « Léo Strauss et l’histoire des textes en régime de persécution », in Revue philosophique, tome 130 (1), 02/2005, p. 39-60.
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[8]
« La persécution et l’art d’écrire », op. cit., p. 58.
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[9]
Voir sur ce point l’article de Rémi Brague, « Athènes, Jérusalem, La Mecque », in Revue de métaphysique et de morale, n° 94 (3), Léo Strauss historien de la philosophie, juillet-sept. 1989, p. 325.
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[10]
La Persécution et l’art d’écrire, chap.3, « Le caractère littéraire du Guide des égarés », p. 89.
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[11]
« La persécution et l’art d’écrire », op. cit., p. 57.
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[12]
On trouvera un exemple de cette cryptologie dans la nouvelle de d’Edgar Poe, Le Scarabée d’or, où l’un des héros doit décrypter un message qui lui indiquera l’emplacement d’un trésor. Il explique dans le moindre détail comment il a réussi à déchiffrer le code qu’il avait sous les yeux (un chiffre, une croix, un point, un autre chiffre, etc), où chaque signe représente une lettre. Il lui a suffi pour cela de traduire le texte, en devinant les lettres une à une ; par exemple, le chiffre le plus fréquent correspondait au e, qui est la voyelle la plus fréquente, etc.
-
[13]
C’est donc un art de la surface, mais d’une surface où la profondeur – construite par le lecteur – va venir affleurer, comme le rappelle Gérald Sfez, in Léo Strauss, foi et raison, 2007, Paris, éd.Beauchesne, Paris, p. 44-45.
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[14]
Voir Louis Marin, « Logiques du secret», in revue Traverses, n° 30-31, mars 1984 ; repris dans Lectures traversières, 1992, Albin Michel. Pour une application de cette analyse à Léo Strauss, voir Jean-Pierre Cavaillé : « Il est vrai que Strauss multiplie les signes d’un art d’écrire en écrivant sur l’art d’écrire, et que les effets du dispositif peuvent paraître vertigineux. Mais il y a là un piège, le piège même de l’ésotérisme sous toutes ses formes, qui consiste à réaliser par des signes appropriés une mise en scène du secret. Par le recours à une herméneutique du soupçon, le lecteur déniaisé finit par s’apercevoir que le secret réside moins dans les contenus de sens réservés, mis au secret (voire, dans certains cas, ne réside pas du tout dans le contenu, absent ou dérisoire), mais dans les dispositifs qui donnent efficacement à croire qu’il y a un secret dans le texte, réservé à ceux-là seuls qui sont déjà initiés, ou croient l’être », « Léo Strauss et l’histoire des textes en régime de persécution », o.c, p. 50.
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[15]
« Le terme de persécution recouvre une diversité de phénomènes, depuis le type le plus cruel, représenté par l’Inquisition espagnole, jusqu’au moins sévère, l’ostracisme social », « La persécution et l’art d’écrire », op.cit., p. 67.
-
[16]
« Ce que l’on appelle la liberté de pensée revient dans un grand nombre de cas – et se réduit même en pratique – à la possibilité de choisir entre deux ou plusieurs opinions différentes, exposées par la petite minorité d’orateurs ou d’écrivains reconnus publiquement », Ibid., p. 55-56.
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[17]
« La vérité porte en elle-même un élément de coercition, et les tendances fréquemment tyranniques si déplorablement manifestes chez les diseurs de vérité professionnels peuvent être dues moins à un défaut de caractère qu’à leur effort pour vivre habituellement sous une forme de contrainte. Des affirmations comme « La somme des angles d’un triangle est égale à deux droits », « La terre tourne autour du soleil » […], « En août 1914, l’Allemagne a envahi la Belgique » sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais, une fois perçues comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d’être au-delà de l’accord, de la discussion, de l’opinion, ou du consentement […] », « Vérité et politique », in La Crise de la culture, 1989, Paris, Gallimard, Folio, p. 305.
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[18]
« L’ennuyeux est que la vérité […] exige péremptoirement d’être reconnue et refuse la discussion, alors que la discussion constitue l’essence même de la vie politique. Les modes de pensée et de communication qui ont affaire avec la vérité, si on les considère dans la perspective politique, sont nécessairement tyranniques ; ils ne tiennent pas compte des opinions d’autrui, alors que cette prise en compte est le signe de toute pensée strictement politique […] Il est tout à fait naturel que nous prenions conscience de la nature non politique, et, virtuellement antipolitique, de la vérité », Ibid., p. 307 et 331.
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[19]
« Il n’y a guère de figure politique plus susceptible d’éveiller un soupçon justifié que le diseur professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité et l’intérêt. Le menteur, au contraire, n’a pas besoin de ces accommodements douteux pour apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d’être toujours, pour ainsi dire, déjà en plein milieu. Il est acteur par nature ; il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont – c’est à dire qu’il veut changer le monde. Il tire parti de l’indéniable affinité de notre capacité d’agir, de changer la réalité, avec cette mystérieuse faculté que nous avons, qui nous permet de dire “Le soleil brille” quand il pleut des hallebardes », Ibid., p. 318-319.