La vie en clair-obscur. Zones d'ombre au siècle des Lumières
Quoi de plus précieux que l’illusion délicieuse de la clarté
qui nous donne le sentiment de nous enrichir sans effort,
de goûter du plaisir sans peine,
de comprendre sans attention, de jouir du spectacle sans payer ?
Heureux les écrivains qui nous ôtent le poids de la pensée
et qui tissent d’un doigt léger
un lumineux déguisement de la complexité des choses !
Du clair-obscur en peinture
1Diderot intitule un chapitre de ses Essais sur la peinture « Tout ce que j’ai compris de ma vie au clair-obscur ». Il s’agit là d’art, et non de métaphore : « Le clair-obscur est la juste distribution des ombres et de la lumière [2] ». L’art du clair-obscur donne de la solidité aux objets représentés, conférant des effets de matière, du volume, du relief en somme, en se combinant éventuellement avec le jeu des coloris et de la perspective. Le clair-obscur, c’est « l’intelligence des lumières en général [3] », ce qui fait écho au foisonnement des travaux sur la lumière entre XVIIe et XVIIIe siècles, dans le domaine de la physique et de l’optique bien sûr, auxquels touchent les développements de la sciographie, qui intéressent l’art militaire autant que le peintre [4]. Le travail sur l’ombre fait progresser la perception des formes. Cette intelligence des lumières, pour ce qu’y comprend Diderot, conduit immédiatement à la complexité des phénomènes. La distribution des ombres et de la lumière est un « problème simple et facile, lorsqu’il n’y a qu’un objet régulier ou qu’un point lumineux » ; la difficulté s’accroît « à mesure que les formes de l’objet sont variées, à mesure que la scène s’étend, que les êtres s’y multiplient ; que la lumière arrive de plusieurs endroits, et que les lumières sont diverses [5]. » L’art de la lumière est un art de la complexité, qui affronte la diversité du monde. S’il est en même temps, par définition, un art des ombres et de la mise en relief, dont l’absolue maîtrise revient unanimement à Rembrandt et au Corrège, il n’oblige nullement à penser a priori l’obscur comme caractéristique de la représentation, et moins encore comme catégorie de l’esprit humain. Une belle page de Joshua Reynolds, grand admirateur des peintres vénitiens du XVIe siècle, plus réservé quant au style ostentatoire de Rembrandt s’agissant du clair-obscur, le suggère en décrivant les Noces de Cana du Tintoret, tableau de 1561. Son regard suit le travail des ombres, des blancs, des gris, dans le tableau : « On y trouve le clair-obscur le plus naturellement représenté qui se puisse imaginer. Toute la lumière vient de plusieurs fenêtres au-dessus de la table [...] Point d’obscurité dans cette peinture : le sol est lumineux, d’un gris huileux (la nappe est bleue en comparaison), et les figures s’en détachent fortement par leur ton sombre, mais sans couleur presque [6]. » Reynolds suggère un vocabulaire pictural qui serait la figure inversée de la nuit de lumière de saint Jean de la Croix. De la lumière, un nuancier en gris, bleu, brun, pas d’obscurité, qui est autre chose que le sombre, faite d’incertitude, d’ombres qui mangent le contour des figures, et qui tient à la nuit. L’entente des ombres ne s’identifie pas au choix de l’obscur. Elle se méfie aussi des solutions de continuité, des ruptures brusques de tonalité, et on pourrait renvoyer sur ce point à la tradition théorique, qui recommande de faire intercepter une lumière trop vive par un nuage, qui adoucisse le contraste d’une ombre portée, et opère une liaison entre l’ombre et la lumière. Est-ce en ce sens que Diderot transpose dans le domaine de l’art le principe leibnizien que dans la nature, rien ne se fait par saut : « Dans l’art ainsi que dans la nature rien par saut, nihil per saltum, et cela sous peine de faire ou des trous d’ombre, ou des ronds de clair, et d’être découpé [7]. » Quand Leibniz rappelait une de ses grandes maximes, «Rien ne se fait tout d’un coup [...] la nature ne fait jamais des sauts [8] », il indiquait que cette « loi de la continuité » trouvait sa solution dans les « perceptions insensibles » qui correspondent à l’infinité de degrés ou « variations insensibles », qui trouvent une application aussi bien dans la science de l’esprit que dans la physique, dans l’art du clair-obscur aussi peut-être. On verra pourtant que l’insensible a des rapports avec l’obscur.
2L’intelligence des lumières n’est donc pas ici un art de l’obscur, c’est un art de la nuance, de la gradation, de l’agencement de perceptions complexes, qui puise dans la palette des demi-teintes, des bruns, du blanc au noir. Clarté ou blancheur, obscurité, tiennent l’une et l’autre non seulement à l’intensité lumineuse ou aux défaillances de la lumière, mais aussi aux objets mêmes. Certains objets sont naturellement bruns, ou obscurs : « en sorte que sous l’exposition de la lumière même elles conservent l’obscurité, et soient capables de grouper avec les ombres des autres objets. Tels sont, par exemple, un velours chargé, une étoffe brune, un cheval noir, des armures polies, et d’autres choses semblables, qui conservent leur obscurité naturelle ou apparente à quelque lumière qu’on les expose [9]. » Une chose est le ton, autre chose sa dimension symbolique. C’est ainsi dans une tout autre perspective que celle qui est suggérée par Reynolds, que Diderot s’attache aux pouvoirs déconcertants de l’obscur, à son emprise sur l’imagination, dans les pages du Salon de 1767 qui concluent la célèbre promenade Vernet : « La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poètes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la Divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue ; soyez ténébreux… » À l’art du clair-obscur a fait place une esthétique de l’obscur, ou du sublime, si on l’identifie au texte d’Edmund Burke qui l’a inspirée, proposition pour un traité du beau qui demeure à faire, où l’émotion tiendrait à l’inquiétude qu’insinuent toutes les choses où il y a « je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur [10] ».
L’opacité du monde et les « bornes de notre entendement »
3Si Diderot associe immédiatement dans les Essais sur la peinture la difficulté du clair-obscur à la complexité du monde représenté, il ne fait pas de lien explicite avec les « modalités ténébreuses », selon une expression de Malebranche, de la perception et de la connaissance. Le contexte ne s’y prête pas. Mais d’une certaine manière, son intérêt pour la question esthétique indique les possibilités de la métaphore du clair-obscur en ce sens. Son enjeu pourrait être d’inviter à méditer sur la valeur des ombres et sur leur effet, dans le contexte particulier de la philosophie des Lumières, en quête d’une sémiotique de la clarté, comme en témoigne toute la réflexion sur le langage, et notamment les débats sur la clarté de la langue, sur l’ordre des mots, ou la réflexion lexicographique.
4Il est intéressant qu’il revienne à d’Alembert, le géomètre, dans le Discours préliminaire qui ouvre l’Encyclopédie, de puiser dans le vocabulaire de la peinture pour évoquer métaphoriquement la complexité des phénomènes sur laquelle achoppe la connaissance, en ce siècle de lumière. Son propos peut paraître curieusement dysphorique au seuil de l’œuvre encyclopédique, contrastant avec son projet, qu’il ne manque pas de proclamer pourtant en recourant à la métaphore de la lumière, « un slogan après 1750 [11] ». C’est précisément l’intelligence nuancée du clair-obscur qui accompagne le mouvement du Discours. On trouvera que la métaphore picturale se fond en métaphore météorologique et géographique.
5Pour d’Alembert, les fondements de la connaissance sont de deux sortes, éthique d’une part, c’est « l’idée de nous-mêmes », mathématique d’autre part : foyers de certitude, mais qui ne donnent pas prise sur tout l’univers. « Entre ces deux termes est un intervalle immense, où l’Intelligence suprême semble avoir voulu se jouer de la curiosité humaine, tant par les nuages qu’elle y a répandus sans nombre, que par quelques traits de lumière qui semblent s’échapper de distance en distance pour nous attirer [12]. » Ainsi, il y a ce qui nous est accessible ; ce que la religion nous révèle (précaution ?) ; « le reste est fermé pour nous et apparemment le sera toujours », écrit-il. On peut s’étonner de cet espèce de verrouillage du savoir, d’un univers dont nous ne pourrons connaître que des fragments. D’Alembert, en géomètre, rejette classiquement du côté du sensible l’obscurité profonde. Toute une palette de gris semble nuancer sa vision, de l’échelle des choses que l’on peut savoir à celles qui nous échappent : « Encore y a-t-il dans la lumière que ces sciences présentent à notre esprit, une espèce de gradation, et pour ainsi dire de nuance à observer. Plus l’objet qu’elles embrassent est étendu, et considéré d’une manière générale et abstraite, plus aussi leurs principes sont exempts de nuages ; […] les notions les plus abstraites, celles que le commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles, sont souvent celles qui portent avec elles une plus grande lumière : l’obscurité s’empare de nos idées à mesure que nous examinons dans un objet plus de propriétés sensibles. » On remarquera que cette distribution entre la lumière de l’abstraction et l’obscurité du sensible qui atteint la formulation des idées mêmes, est objet de débat, et pour Condillac par exemple, la critique de l’abstraction des systèmes passe par une refonte du concept d’abstraction, qu’il considère comme très proche des idées des sens [13]. D’Alembert envisage ainsi une hiérarchie du sensible à l’abstrait, de l’obscurité à la clarté, que ses contemporains s’attachent à remettre en cause, voire subvertissent en assignant au concret, au sensible, voire à l’imagination, la capacité de « donner du corps, de la forme, de la réalité, de l’idée » au signe abstrait, qui n’est par lui-même, selon le Bordeu du Rêve de d’Alembert, qu’« un signe vide d’idée [14] ». Analyse très proche de celle du Traité des systèmes, où Condillac écrit par exemple : « Par la grande liaison que les notions abstraites ont avec les idées des sens, d’où elles tirent leur origine, l’imagination est naturellement portée à nous les représenter sous des images sensibles [15]. » Ceci concorde absolument avec la conception que se font Condillac et Diderot de la rhétorique et de la grammaire, où les effets, le psychologique, prévalent sur une conception normative de « l’ordre naturel » et de la liaison logique des idées [16], tenant à distance les conditions d’exercice de l’« esprit de géométrie ». La clarté du discours ne s’opère pas pour tous dans les mêmes conditions.
6Mais je reviens au texte de d’Alembert, qui file la métaphore, en s’interrogeant sur la pertinence du classement des phénomènes dans l’ordre encyclopédique : « L’arrangement le plus naturel serait celui où les objets se succéderaient par les nuances insensibles qui servent tout à la fois à les séparer et à les unir. Mais le petit nombre d’êtres qui nous sont connus, ne nous permet pas de marquer ces nuances. L’univers n’est qu’un vaste Océan, sur la surface duquel nous apercevons quelques îles plus ou moins grandes, dont la liaison avec le continent nous est cachée [17]. » On perçoit ici que la liaison dont il est question est autre chose que celle qui est supposée par l’harmonie préétablie de Leibniz, qui d’après Condillac implique non seulement l’action réciproque de toutes les entités de l’univers, mais que chaque monade contenue dans l’univers contienne aussi l’univers entier. La liaison dont parle d’Alembert tient moins métaphysiquement au fait que, comme le souligne Condillac, « tout consiste en physique à expliquer des faits par des faits », ce qui établit une « liaison entre un certain nombre de phénomènes [18] ».
7Certes, à cet aspect de l’usage de la métaphore dans le Discours préliminaire, de cette lumière blanche qui ne saurait pénétrer partout, dégradée en divers tons de gris, et qui achoppe sur la clôture d’un espace inatteignable, fermé, caché, succède celle du «progrès des lumières ». Mais demeure cette palette inquiète du géomètre toute en nuances et nuages, îlots de lumière qui ne sont au mieux que des indices de cohérence, de cette liaison supputée entre les phénomènes, qui résiste à l’observation et à l’expérience tout en étant postulée par l’intelligence, qui doit composer avec la distribution des ombres et de la lumière sur le « monde ». Il devient périlleux de prétendre donner, à la manière de Fontenelle, « une idée générale et fort claire de l’arrangement et de la construction de tout ce grand univers [19] ».
8Cela projette à tout le moins un autre éclairage sur l’analyse qu’avait proposée Ernst Cassirer, en assignant à Newton un rôle fondateur dans la constitution de l’esprit des Lumières. Pour lui, Newton, en dévoilant la loi fondamentale du cosmos, proclamait d’un même mouvement « le triomphe du savoir humain ». Il invitait à « concevoir nature et esprit par leur essence propre qui n’est pas en soi quelque chose d’obscur et de mystérieux […] qui consiste au contraire en principes qui sont pleinement accessibles [20] ». Le propos de d’Alembert introduit une autre entente de « nature » et « esprit » et sa vision entre en résonance avec celle développée par Diderot dans les mêmes années. Il apparaît alors nécessaire d’admettre un principe d’incertitude, voire d’obscurité, qui n’exclut jamais le principe leibnizien de la liaison des phénomènes. Diderot l’exprime par exemple dans la Lettre sur les aveugles, dans la séquence où il met en scène l’aveugle Saunderson sur son lit de mort. Celui-ci récuse tout recours à un deus ex machina qui permettrait d’expliquer l’inexplicable à peu de frais : « Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? nous disons aussitôt, c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins : ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est, et n’employons pas à le couper la main d’un Être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier [21]. » L’attitude philosophique consiste à accepter de vivre avec ce « nœud difficile à délier », attitude professée dès les Pensées philosophiques, quand Diderot écrivait : « On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve [22]. » La difficulté est dans les choses, mais elle tient aussi aux limites de l’entendement et de la vie humaine même : « Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs, que quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses [23] ? » À cette inquiétude devant l’opacité de l’objet et la faiblesse des moyens d’investigation, Diderot donnera une expression poétique dans les Éléments de physiologie, dans le sublime finale du texte : « Qu’aperçois-je ? Des formes, et quoi encore ? Des formes. J’ignore la chose. Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres, et pour nous. Si je regarde l’arc-en-ciel tracé sur la nue, je le vois ; pour celui qui regarde sous un autre angle, il n’y a rien [24]. » Mais il faut bien entendre que nous n’avons pas ici affaire à une simple posture stoïque teintée d’élégie, mais à un esprit habité par la forme interrogative, qui ne se contente pas en d’autres termes d’accueillir l’opacité du monde, de l’habiter, mais y attache une valeur intellectuelle et rhétorique, dont l’emblème pourrait être la formule célèbre de la Lettre sur les sourds et les muets, « Pour moi qui m’occupe davantage à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger… [25] ».
Météores, la clarté différée
9L’obscurité est le signe des limites du savoir, là peut-être où commence le règne de l’imagination, des passions, des « forces obscures » de la psyché, de l’organisation du vivant. Au fond, ce dont il faut se garder, c’est de l’illusion de la simplicité, c’est de croire qu’on « entend tout à peu près [26] ». Sans doute, tout est « simple et facile, lorsqu’il n’y a qu’un objet régulier ou qu’un point lumineux ». Mais pénétrer dans le royaume des formes, c’est affronter la multiplicité, l’agôn, le dialogue, l’irrégularité du duel, qui ne se résume pas à la symétrie des positions, à l’opposition des valeurs simples, du blanc et du noir. Un texte aussi peu conclusif que Le Neveu de Rameau le montre bien, dans la manière dont il distribue les rôles, ou dont il cultive un principe d’incertitude, d’équivoque, dans la mesure où l’on pourrait se prendre au jeu cynique de Lui, ou au moins à la jouissance obscure du philosophe qui lui accorde ces quelques heures. Le duel ici ne vise nullement l’énoncé d’une morale claire, prescriptive, et l’ultime provocation qui clôt l’échange en diffère encore la résolution : « Rira bien qui rira le dernier ».
10Traditionnellement, le dialogue s’était donné pour but la recherche de la vérité, dont Socrate était l’accoucheur. Dans ce dialogue à deux voix, Moi et Lui, qu’est Le Neveu de Rameau – satire plutôt puisque c’est le terme qui le qualifie –, on trouverait difficilement que Moi, « monsieur le philosophe », qui observe, écoute, interroge Jean-François Rameau, le guide vers une vérité à travers les méandres de ses idées fausses sur le monde. On trouve bien une référence à la maïeutique, mais celui qui « fait sortir la vérité », c’est ici le Neveu et sa morale cynique, stercoraire, provocante : ironie ou vérité ? Le dispositif redoutable de ce texte s’applique à brouiller le sens des valeurs, voire à en subvertir toute pertinence, ce que pourrait paraître corroborer la morale « spinoziste » d’autres personnages de Diderot : « Jacques ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de vertu [27] ». De fait, la portée critique de la satire est à double détente : le Neveu ne se prive pas de révéler la bêtise voluptueuse et cynique de ce qu’il appelle la ménagerie, cette coterie antiphilosophique qui entoure son hôte Bertin, étendant sa verve à la société entière, qui joue la grande pantomime de l’intérêt et du plaisir. Ce sont, on le notera, les notions cardinales de la vision de l’homme selon Helvétius, philosophe dont certes on ne parle plus guère aujourd’hui, mais avec lequel Diderot vieillissant aura maille à partir dans un dialogue très révélateur. De la plus basse médiocrité au sublime dans le mal, le Neveu décline bien tous les degrés de l’infamie. On se demandera ce qui tient face à ce torrent, qui atteint les « valeurs » du philosophe, placé insidieusement du côté des valeurs reçues, et qui semble faire pâle figure en regard de la joyeuse liberté du Neveu : « Vous ne soupçonnez pas combien je fais peu de cas de la méthode et des préceptes. Celui qui a besoin d’un protocole n’ira jamais loin. » Pourtant, face à un Neveu en somme « conservateur », qui ne se pique pas de changer le monde, mais seulement de l’observer, de le singer, de l’utiliser, le philosophe épisodiquement paraît plus incisif, ce qui n’exclut pas un certain cynisme de sa part à lui aussi. Qu’on relise par exemple la discussion sur le génie, où il lui revient de décider la supériorité de la valeur individuelle, du génie, de l’esthétique sur la morale, et de préférer un Racine « fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant, mais auteur d’Andromaque… [28] », aux dépens du « bon mari ; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant » que ne renie pas le Neveu. Cette vision-là ne coïncide pas exactement avec la morale de « père de famille [29] » qui lui est assignée ailleurs dans le dialogue. Si c’était là cependant le cœur d’une morale nouvelle fondée sur l’exception, sur l’individualité géniale qui transcende les « valeurs reçues », qu’incarne à contretemps seulement le Neveu, lequel revendique pour sa part sa médiocrité, au risque du « mépris de soi-même » ? Or, la vérité a du mal à sortir du puits [30] : la figure du philosophe est le plus souvent en retrait dans le dialogue, après le prologue qui lui donne la part belle. Sa langue est contestée, « je parle mal » dit-il lui-même ; le tissu de son discours, loin de toute convaincante clarté, n’est qu’un « entortillage », où le héros du bonheur dans la vertu s’empêtre dans une sophistique qui n’emporte pas l’assentiment, qui refuse toujours d’aller jusqu’au bout de ce qu’il considère comme la vérité. Est-ce bien seulement qu’il considère que son interlocuteur n’en est pas digne, qu’il sait qu’il ne le persuadera pas ? On pourrait pourtant mettre cela en relation avec la figuration de la pensée que l’on trouve dans l’incipit, et qui culmine avec une formule digne de Lui, « mes pensées, ce sont mes catins ». Ici, pas d’application suivie, on est en marge des règles pour la direction de l’esprit : détrônement de la pensée, conclut Jean Starobinski [31]. Certes, le philosophe n’est qu’un personnage, malmené par un bouffon, qui promène sa rêverie dans les jardins du Palais-Royal, jouet de la fibre carnavalesque et rabelaisienne de Diderot, qui conteste l’argument d’autorité, la position de maîtrise que la pensée peut conférer [32]. Mais est-ce à dire qu’elle doit sombrer avec le navire ? « Rira bien qui rira le dernier ». L’hésitation est-elle permise ? Ce qui est vrai, c’est que le philosophe est un homme de principes, qui répugne au vice, même s’il en dédouane le génie ; il se montre sensible aussi, fugitivement, à la grâce d’une pantomime du Neveu, quand les défenses naturelles de celui-ci semblent soudain lâcher prise, et qu’il devient un moment « un temple qui s’élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant ; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes ; un orage ; une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre ; c’était la nuit, avec ses ténèbres ; c’était l’ombre et le silence… [33] » Le Neveu, poète sublime, incarnation des accents du Salon de 1767, dont le talent momentané absorberait toutes les bassesses, le rire du bouffon ? Communément dans le dialogue, la « vérité » n’émane d’aucune figure d’autorité, mais bien de ses extravagances à Lui. Moi s’étonne que « dans la mauvaise tête du Neveu, il se trouve des idées si justes », il se dit « surpris de la justesse des observations de ce fou » ; lui qui incarne le philosophe – censé comprendre, capable d’analyse – est souvent arrêté, empêché de démêler les propos de cette drôle de machine : « est-ce ironie ou vérité ? » demande-t-il, le texte signifiant explicitement l’ambivalence qui l’habite. Le dialogue orchestre ainsi la confusion des valeurs même du langage, le brouillage de l’énonciation, avançant masqué. On pourrait conclure qu’il s’agit au fond du rapport à l’autorité, qu’elle soit pétrie de certitudes, ou de façon plus subtile qu’elle croie naïvement en des valeurs universelles qui pourraient faire « système » – le bonheur de l’humanité, l’égalité entre les hommes – et que la réalité concrète bat en brèche : « vous voilà vous autres philosophes, vous croyez que le même bonheur est fait pour tous ». Le risque dialogique ici, ce n’est pas la tentation cynique, malgré les séductions de la drôlerie du Neveu, et un réductionnisme décapant qui délivre de la complexité des choses. Lui-même se défie de la satire et de l’ironie, qui entraîne du côté de l’indécidable. Le risque dialogique, c’est la manière dont cette complexité est reconduite, touchant au cœur les certitudes philosophiques, une certaine vision de la vertu, du bonheur, de la société, détrônant tout système, détrônant la tentation de l’universel, et non la pensée.
11Il faut lire Le Neveu de Rameau d’une main, avec la Réfutation d’Helvétius dans l’autre. M’éloignant donc délibérément de la question esthétique, je voudrais considérer ici brièvement les modalités de la critique que Diderot fait d’Helvétius. Il s’attaque en effet à la tentation de réduire l’analyse des comportements humains « à un seul principe », celui de l’intérêt, et précisément de ce qu’on peut appeler un principe de plaisir. La Réfutation est un texte de la vieillesse de Diderot, et ses commentaires, véritables développements qui excèdent les simples marginalia, ressemblent à des comptes faits. Ils portent sur les arguments d’Helvétius, mais aussi sur l’énonciation, et révèlent une certaine conception de l’activité de penser. Tout au long du texte, on retrouve cette interrogation centrale : « Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l’animal, soient aussi les seuls principes des actions de l’homme [34] ? » À la tyrannie de la clarté répond la tyrannie du corps, selon les théologiens du XVIIe siècle [35], ou la tyrannie du plaisir, selon Helvétius. Prenons Leibniz : « Croyez que quand Leibniz s’enferme à l’âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir à un poste, à coucher avec une femme […] que s’il touchait à son dernier moment. […] C’est un être qui se plaît à méditer ; c’est un sage ou un fou, comme il vous plaira. » Trop de cas suggèrent que l’on ne peut réduire l’action humaine à la recherche immédiate d’une récompense – que Diderot n’hésite pas à qualifier d’abjecte, en écho à l’abjection de la morale du Neveu. Et il est vraiment étonnant qu’il souligne précisément le cas de « l’héroïsme insensé de quelques hommes religieux », qui n’ont aucun rapport avec les « biens de ce monde » : « Voilà ce qu’il faut expliquer. Quand on établit une loi générale, il faut qu’elle embrasse tous les phénomènes, et les actions de la sagesse et les écarts de la folie [36]. » Ce principe de plaisir dont parle Helvétius, réduit à une récompense concrète et triviale, ne tient pas. Ce sont bien les raccourcis de pensée qui insupportent Diderot, ce raisonnement en boucle inspiré du sensualisme qui se contente de dire, « sentir, c’est penser », penser, c’est vouloir « sentir agréablement » : « Je sens, je juge ; je veux être heureux parce que je sens ; j’ai intérêt à comparer mes idées, puisque je veux être heureux. Quelle utilité retirerai-je d’une enfilade de conséquences qui conviennent également au chien, à la belette, à l’huître, au dromadaire. » Ce qui caractérise l’homme, et sans doute l’homme d’esprit aux dépens de l’homme-animal, c’est une intuition du processus de sublimation que connaissent « quelques hommes religieux », et « tant de philosophes », souvent auteurs anonymes, ou d’ouvrages posthumes : « Comment résoudrez-vous en dernière analyse à des plaisirs sensuels, sans un pitoyable abus des mots, ce généreux enthousiasme qui les expose à la perte de leur liberté, de leur fortune, de leur honneur même et de leur vie ? […] du milieu des ténèbres où nous nous agitons, fléaux réciproques les uns des autres, on entend leurs voix qui nous appellent à un meilleur sort : c’est ainsi qu’ils se soulagent du besoin qu’ils ont de réfléchir et de méditer… » Ce lyrisme s’accompagne d’une critique stylistique systématique qui consiste à modaliser toutes les conclusions générales d’Helvétius, ce qui peut s’interpréter comme la transposition, par analogie, des modulations de l’ombre et de la lumière en peinture.
12Helvétius lu par Diderot, c’est la pensée mise à la portée des huîtres, simplifiée, réductrice, généralisatrice, sans aucun sens du clair-obscur entendu comme principe rhétorique et comme gage d’une pensée en mouvement, nuancée, conditionnelle, interrogative, susceptible d’accueillir de nouvelles données de l’expérience. Le texte de Diderot est porté par une vision qu’on pourrait être tenté de dire élitiste de ce que c’est que penser. Il dénonce ainsi la démagogie vulgarisatrice de l’éducation selon Helvétius. Écoutons ce dernier : « Les plus sublimes vérités une fois simplifiées et réduites aux moindres termes se convertissent en faits, et dès lors ne présentent plus à l’esprit que cette proposition, “le blanc est blanc, le noir est noir”. » Non monsieur Helvétius, répond Diderot, il n’est pas à croire que l’on puisse réduire toute vérité à un « fait simple », que n’importe qui puisse saisir : « Il n’y a aucun temps où les hautes vérités deviennent communes ; et les principes de mathématiques, de philosophie naturelle de Newton ne seront jamais une lecture vulgaire [37]. »
13La vision d’Helvétius repose sur un abécédaire égalitaire couronné par le pouvoir de l’éducation : « Nous sommes tous nés avec l’esprit juste […] Un homme communément bien organisé est capable de tout » ; cette vision égalitaire est pied à pied contestée par Diderot, à l’écoute de la « différence d’un homme à un homme », irréductible aux circonstances dans lesquelles la vie, le hasard, les a placés. Le problème tient essentiellement à la formulation des problèmes par Helvétius, qui par exemple ne donne aucun sens précis à une expression comme « communément bien organisé », alors que par ailleurs il affirme que l’organisation ne fait rien. Diderot saisit le texte là où le défaut de pensée est manifeste, puisqu’Helvétius littéralement refuse de penser la notion d’organisation, qui conduit sur le terrain de la physiologie, des rapports infiniment nuancés entre l’activité cérébrale et celle des autres organes, « le système des glandes et des nerfs, la dure-mère, la pie-mère, la condition des intestins, du cœur, des poumons, du diaphragme, des reins, de la vessie, des parties de la génération », condition insaisissable de la diversité humaine, qui ne saurait pour autant devenir la figure inversée du réductionnisme d’Helvétius, qui interprète toute l’invention humaine en terme de hasard. « Newton assis dans un jardin voit des fruits se détacher de l’arbre et tomber ; il réfléchit […] et il découvre la loi de l’univers ; et l’auteur appelle cela un hasard. »
14Ce qui est en jeu ici, c’est la conduite de la pensée, et précisément le mode de liaison des idées. Sans doute, il est plus simple de ramener la loi de l’univers à la chute d’une pomme ; comme si le choc intuitif était l’origine et la cause d’un processus de pensée extrêmement complexe. Mais le hasard prétendu, la rencontre apparemment aléatoire d’une idée, recouvrent en réalité des cheminements de pensée qui en effet ne sont peut-être assignables ni à la logique, ni à la linéarité de l’analyse, mais qui tiennent aux voies obscures d’une méditation « rusée », qui essaye tous les possibles, qui se trompe aussi, ne rencontrant parfois « qu’une illusion, son fantôme ». L’obscurité ici baigne ces voies de la pensée, les préliminaires de l’intuition géniale, qui se déroulent largement à l’insu de l’esprit. Le hasard d’Helvétius renvoie en fait à ce fonctionnement de l’activité de pensée :
15Rien ne se fait par saut dans la nature et l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à un phénomène antérieur avec lequel on reconnaîtrait la liaison, si l’on n’était pas infiniment plus pressé de jouir de sa lueur que d’en rechercher la cause. L’idée féconde, quelque bizarre qu’elle soit, quelque fortuite qu’elle paraisse, ne ressemble pas du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur une tête. […] Tout se tient dans l’entendement humain ainsi que dans l’univers, et l’idée la plus disparate qui semble venir étourdiment croiser ma méditation actuelle a son fil très délié qui la lie soit à l’idée qui m’occupe […] Avec un peu d’attention je démêlerais ce fil et reconnaîtrais la cause du rapprochement subit et du point de contact de l’idée présente et de l’idée survenue…
16Je cite un peu longuement ce texte, parce qu’il dévoile une théorie de l’entendement et du langage qui suppose des phénomènes de liaison et d’association signifiants, qu’on ne peut pas réduire à de purs hasards, à des « sauts ». Et pourtant, comme il est difficile de repérer le « fil très délié » qui fait tenir ensemble tous les moments de la pensée ! D’autant que cette liaison – et on voit très bien que c’est le même mode de pensée s’agissant de la liaison supposée de tous les phénomènes de la nature, que j’évoquais plus haut – est susceptible de dérèglement. Dans le Traité des systèmes, Condillac assigne un rôle décisif à l’imagination dans la conduite de la pensée, c’est elle « qui fait que les [idées] se réveillent à l’occasion des autres ». C’est elle en somme qui fournit de matière l’idée présente : « Mais si, malgré nous, les idées se réveillaient en trop grand nombre ; si celles qui devraient être le moins liées, l’étaient si fort que les plus éloignées de notre sujet s’offrissent aussi facilement […] ou même si, au lieu d’y être liées par leur nature, elles l’étaient par ces sortes de circonstances qui associent quelquefois les idées les plus disparates, on ferait des digressions dont on ne s’apercevrait pas ; on supposerait des rapports où il n’y en a point [38]. » Quelle différence entre le fil très délié, difficile à percevoir, que l’on suppose entre les idées, et ce point de déliaison, où des associations hasardées produisent des fantômes ? L’analyse, sans doute, vient suppléer selon Condillac à ces défauts de liaison, ces associations auxquelles Locke avait consacré un important chapitre de l’Essai sur l’entendement humain. Il faisait intervenir alors dans son analyse de l’association des idées l’histoire du sujet, dans laquelle il était parfois fort difficile de repérer le « choc » initial (c’est le mot employé par Diderot) qui la provoquait ensuite malgré lui [39].
17On voit dans ces rapprochements sans doute un peu rapides se dissoudre l’idée qu’il y ait des « idées claires et distinctes », comme le voulait Descartes. On repère bien, chez Diderot et Condillac, les arguments d’un détrônement de la clarté, ce qui ne signifie pas qu’elle ne doive pas être cherchée, ou au moins interrogée quand elle se présente sous l’apparence de l’évidence. De façon symptomatique, Condillac admet « l’idée claire et distincte » par excellence chez Descartes, et le fait que celui-ci trouve « en lui une perception claire et distincte de son existence et de sa pensée » ; mais quant aux applications qui en sont faites, c’est autre chose : l’extension de cette « idée claire et distincte » à d’autres cas rend ce principe « bientôt obscur par les applications qu’ils en font, et leurs idées claires et distinctes ne sont plus qu’un je ne sais quoi qu’ils ne peuvent définir [40] ». On ne saurait mieux dire que tout est « simple et facile, lorsqu’il n’y a qu’un objet régulier ou qu’un point lumineux », et que les choses se compliquent, au-delà, à plaisir. L’évidence même de « la conscience de notre existence et de notre pensée » devient un je ne sais quoi tant qu’on n’analyse pas en soi-même les voies obscures de la pensée, de la liaison des idées, des associations qui fourvoient l’esprit au royaume des ombres.
18Dans le même esprit, Condillac s’interrogeait sur la pertinence des perceptions simples, en commentant l’ouverture des Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz. Affronter la complexité du monde, c’est plonger dans l’océan du sensible, où les perceptions mêmes ne sont jamais simples. Il y a, dit Leibniz, une infinité de perceptions « dont nous ne nous apercevons pas », dont « l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage » donne une idée : sans doute nous entendons « le bruit de chaque vague », voire de chaque goutte d’eau, pourtant il ne se fait connaître « que dans l’assemblage confus de touts les autres ensemble [41] ». Diderot en donne sa version dans les Éléments de physiologie : « Je suis porté à croire, que tout ce que nous avons vu, connu, entendu, aperçu, jusqu’aux arbres d’une longue forêt, que dis-je, jusqu’à la disposition des branches, à la forme des feuilles, et à la variété des couleurs, des verts et des lumières ; […] tout cela existe en nous à notre insu [42]. » Ces « petites perceptions », écrivait Leibniz, « forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images des qualités des sens, claires dans l’assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppe l’infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l’avenir et chargé du passé… »
19De l’appréciation du clair-obscur en peinture à la conception du fonctionnement des idées, de l’esthétique à la psychologie, qui implique étroitement art de penser et art d’écrire, on voudrait reconnaître le cheminement complexe d’une nouvelle façon de penser au XVIIIe siècle. Elle postule des liaisons cachées entre les phénomènes, des degrés de perception et de conscience, et requiert une démarche analytique, qui renseigne sur la loi de continuité entre le passé, le présent et l’avenir, liant l’histoire de l’individu, les époques de l’existence, la vie des sensations et des idées. Jacques Proust avait marqué la proximité de la pensée de Diderot avec celle de David Hume, qui avait établi « l’enchaînement nécessaire des rêves les plus extravagants [43] » – ce qu’illustre Diderot à plusieurs reprises dans ses Salons, en particulier. Hume insiste, dans son Enquête sur l’entendement humain, texte traduit par Diderot, sur la difficulté de découvrir la « connexion nécessaire » entre les phénomènes, sur l’absence de « conscience immédiate » des processus qui ont lieu dans l’ordre du corps, et il compare la raison à un instinct « qui agit en nous à notre insu [44] ». On pourra, soit trouver là une « loi de continuité » qui confine à la pensée magique, comme le suggère Georges Daniel dans son livre sur le style de Diderot [45], soit prendre en compte, pour une archéologie de l’inconscient, cette vision de la structure de l’esprit qui se réalise « en nous à notre insu [46] », à la lueur d’idées réveillées de manière apparemment aléatoire. Dans les termes mêmes de Condillac, « Nous ne savons pas remonter jusqu’au principe de nos opérations, nous n’en savons pas voir le commencement dans la manière dont nous avons été organisés ; c’est pourquoi l’art de parler, l’art d’écrire, l’art de raisonner, l’art de penser se forment et se perfectionnent à notre insu [47]. »
Notes
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[1]
P. Valéry, Discours de réception à l’Académie française, hommage à A. France, 1927, Œuvres,tome I, p. 722, cité par P. Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, 2007, Paris, Ed. de Minuit, p. 36.
-
[2]
D. Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759 […],1984, Paris, Hermann, p. 26.
-
[3]
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Diderot et d’Alembert éds. [ENC], Landois, article « Clair-obscur », t. III, p. 498.
-
[4]
On renverra à l’ouvrage de M. Baxandall, Ombres et Lumières, 1995, Paris, Gallimard, et à La Lumière au siècle des Lumières et aujourd’hui, J.-.P. Changeux (dir.), 2005, Paris, O. Jacob.
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[5]
Essais sur la peinture, op. cit.
-
[6]
Joshua Reynolds, Discours sur la peinture […], Voyages pittoresques […], trad. L. Dimier, H. Laurens, 1909, p. 334.
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[7]
Cité in Diderot, Œuvres complètes, Hermann, éd. Dieckman, Proust, Varloot, 25 vol. [DPV], t. XXIV, n. 140, p. 413.
-
[8]
G. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface, 1990, Paris, GF-Flammarion, p. 43.
-
[9]
ENC, article « Clair-obscur ».
-
[10]
Diderot, Salon de 1767, Œuvres, éd. L. Versini, 1996, Paris, R. Laffont, t. IV, p. 634 ; cf. E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, éd. B. Saint Girons, 1990, Paris, Vrin.
-
[11]
R. Mortier, Clartés et ombres du siècle des Lumières. Études sur le XVIIIe siècle littéraire, 1969, Paris, Droz.
-
[12]
D’Alembert, Discours préliminaire, Encyclopédie (articles choisis), A. Pons, 1986, Paris, éd., GF-Flammarion, 2 vol., tome I, p. 92-93.
-
[13]
E. Bonnot de Condillac, Traité des systèmes, Œuvres de Condillac, 1798, Impr. de C. Houel, vol. 2, p. 360 ; le propos de d’Alembert est contemporain d’une critique en règle de l’abstraction associée à l’obscurité des idées, qui vise la tradition métaphysique. Le lien entre le concept et son origine sensible est presque un lieu commun de la réflexion sur le langage au milieu du XVIIIe siècle, que l’on trouve chez Locke, Condillac, ou le président de Brosses par exemple. Voir C. Jacot Grapa, Dans le vif du sujet. Diderot, corps et âme, à paraître aux Éditions Garnier, 2009.
-
[14]
Le Rêve de d’Alembert, Œuvres philosophiques, éd. P. Vernière, 1963 [OP], Garnier, p.369.
-
[15]
Condillac, Traité des systèmes, op. cit., p. 360.
-
[16]
Voir U. Ricken, Grammaire et philosophie au siècle des Lumières. Controverses sur l’ordre naturel et la clarté du français, 1978, Villeneuve d’Ascq, PU de Lille III, p. 94-111.
-
[17]
D’Alembert, Discours préliminaire, op. cit., p. 114.
-
[18]
Condillac, Traité des systèmes, op. cit., p. 148-153.
-
[19]
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), 1984, Paris, Nizet, Premier soir.
-
[20]
E. Cassirer, La Philosophie des Lumières (1932), 1966, Paris, Fayard, coll. Agora, p. 90.
-
[21]
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, éd. M. Hobson et S. Harvey, 2000, Paris, GF Flammarion, p. 60.
-
[22]
Pensées philosophiques, OP, p. 27.
-
[23]
De l’interprétation de la nature, OP, p 182.
-
[24]
Éléments de physiologie, éd. J. Mayer, 1964, Paris, Lib. Marcel Didier.
-
[25]
Lettre sur les sourds et muets, éd. M. Hobson, 2000, Paris, GF Flammarion, p. 112. On pourrait commenter les mentions météorologiques dans Madame de la Carlière et le Supplément au Voyage de Bougainville, le premier se concluant de manière énigmatique en évoquant des idées (concernant la morale sexuelle) qui trouveront un jour, ailleurs, peut-être, une expression plus claire.
-
[26]
D’Alembert, Discours préliminaire, op. cit., p. 92.
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[27]
Jacques le fataliste et son maître, GF Flammarion, p. 204.
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[28]
Le Neveu de Rameau, Livre de Poche, p. 53.
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[29]
On sait combien cette figure est importante aux yeux de Diderot.
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[30]
On trouve cet apologue dans la Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé De l’Homme : « La fable a caché la Vérité au fond d’un puits si profond, qu’il n’est pas donné à tous les yeux de l’y apercevoir… », extraits dans OP, p. 616.
-
[31]
J. Starobinski, « L’incipit du Neveu de Rameau », 1981, Paris, NRF 347, p. 42-64.
-
[32]
Cf. C. Jacot Grapa, « “Quand on écrit, faut-il tout écrire ?” Diderot et la censure », Interdits, interdictions, colloque du CER/FDP, mars 2008, textes réunis par G. Koubi, Droit et cultures, 57, 2009/1, p. 161-173.
-
[33]
Neveu de Rameau, p.140.
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[34]
Réfutation d’Helvétius, OP, p. 566.
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[35]
Voir par ex. Fr. Lamy, Les Saints Gémissements de l’âme sur son éloignement de Dieu (1701), sous le titre La Tyrannie du corps, éd. G. Malbreil, 2001, Grenoble, J. Millon.
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[36]
Ibid., p. 574-575.
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[37]
Réfutation, DPV, p. 599.
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[38]
Condillac, Traité des systèmes, op. cit., p. 360-362.
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[39]
J. Locke, Essai sur l’entendement humain, liv. II, ch. 33, tr. P. Coste, 1755, Amsterdam, Schreuder, 1994, Paris, reprint Vrin, p. 315.
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[40]
Condillac, Traité des systèmes, op. cit., p. 102.
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[41]
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit., p. 42 ; Diderot donne une belle version de cet exemple transposé
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[42]
Éléments de physiologie, op. cit., p. 241. C. Fauvergue a montré les liens étroits de Diderot avec la pensée de Leibniz, Diderot, lecteur et interprète de Leibniz, 2006, Paris, Champion.
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[43]
J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie (1963),1995, Paris, Albin Michel, p. 270-271
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[44]
D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, 1947, Paris, Aubier, p. 110, 113, 158, ad lib.
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[45]
G. Daniel, Le Style de Diderot. Légende et structure, 1986, Paris, Droz, p. 177 et suiv.
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[46]
D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, op. cit., p. 158.
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[47]
Condillac, Traité des systèmes, op. cit., p. 398.