On a touché au concept

1En 1907 quelqu’un écrit ceci :

2Ne me dites pas ce que vous dites, ni que vous dites ceci ou cela ; depuis ces mêmes six mille ans d’autres l’ont dit avant vous ou ne l’ont pas dit ou ont pu ou pouvaient le dire. […] Le répertoire de ce que l’on a dit, de ce que l’on n’a pas dit, de ce que l’on a pu ou pouvait dire est en effet une œuvre morte. Ce n’est jamais, ce ne sera jamais qu’une œuvre et un travail sec d’enregistrement, une œuvre ou plutôt un travail historique, une œuvre ou plutôt un travail scientifique, une opération de cimetière, un cortège de corbillards. Mais parlez-moi donc un peu, plutôt, parlez-moi donc seulement, dites-moi donc seulement un peu comment vous le dites, et que vous le dites comme ci ou comme ça. Voilà ce que je vous demande. Et alors je vous écoute. C’est cela, c’est le ton, c’est le style, c’est la résonance de ce que vous dites que j’attends, et alors, que j’entends, que j’écoute.

3Ces phrases de Péguy, publiées à titre posthume, on peut les comprendre de plusieurs manières. Il est possible d’y donner suite par différents biais, comme c’est le plus souvent le cas pour ce qu’il écrit [1]. Après d’autres, je les sollicite, je les interprète dans une perspective qui n’est pas, à strictement parler, celle de Péguy, mais qui ne lui est pas non plus étrangère, à mon sens. Qu’il y ait là matière à interpréter va de soi, et d’autant plus que, dans ces phrases, l’accent est explicitement mis sur la manière, sur les moyens, sur ce par quoi le Dire se forme [2] – sur ce qui fréquemment échappe à l’attention. Comme son contemporain Valéry, Péguy a été constamment sensible à une dimension de cet ordre, et à ses effets tant théoriques que politiques ; et il n’a cessé d’en parler, dans l’urgence, et d’y revenir, persuadé que le Dit déjà formé est du côté de ce qui immanquablement dépérit, du côté de ce qui est classé et de ce qui a une intelligibilité faible, quasi inexistante même. Pour des raisons qui lui sont propres, à l’évidence ; mais aussi pour avoir écouté ce que disaient les textes de Bergson et, surtout, comment ils le disaient. À preuve, ce qu’il est capable de faire des textes du philosophe, ce qu’il sait devoir s’approprier au moment qui lui convient avec la plus grande précision, mais aussi l’éclairage inédit qu’il est à même de donner à cette grande pensée contemporaine. Le tranchant d’une démarche philosophique, ce qu’elle a de plus crucial et de plus novateur, ne saurait donc résider dans le Dit, mais appartient obligatoirement au mouvement du Dire. Il y a là une ligne de partage décisive dont Levinas a montré les principales implications, et les enjeux pour toute la pensée aujourd’hui [3].

4D’où l’hypothèse que j’esquisse ici trop brièvement. Une hypothèse que ces phrases de Péguy me permettent d’énoncer, dans la mesure où j’y entends quelque chose dont je trouve ailleurs, dans des contextes variés, des équivalents ou des prolongements, voire des anticipations ou des préalables. La force d’un texte est aussi de cette espèce : de ne jamais se donner entièrement au premier abord, et, en même temps, de nous faire dériver vers d’autres modes de penser dont nous supposons qu’ils ont quelque rapport avec ce point de départ fortuit ou purement occasionnel. Nous en faisons la supposition en la formulant, en l’écrivant, en cherchant à donner consistance à un tel rapprochement – pour la mettre à l’épreuve ou, comme on dit, simplement pour voir, en somme pour se donner à voir ce qu’on est capable d’en faire ailleurs, par d’autres biais, sous un autre éclairage. La voie que nous empruntons dès lors – on parlerait aussi bien de détours en nombre – nous pousse avant tout dans ce qu’on pourrait appeler la perspective du comment. C’est ce que j’indique ici par mon titre qui est, bien entendu, un emprunt à une phrase célèbre de la fin du XIXe siècle. Péguy, comme quelques autres, participerait à cette opération décisive qui consiste en ce que, pour reprendre l’expression bien connue de Mallarmé dans le même contexte, « l’acte d’écrire se scrute », parfois même « jusqu’en l’origine » - ou tout comme. Un tel retour sur soi ne saurait rester sans conséquences sur ce que nous entendons et, pour reprendre la leçon de Péguy, sur ce que nous attendons, sur ce que nous sommes susceptibles d’écouter.

5La clarté – pour utiliser ce terme trop commode et sans doute inévitable – apparaît, assez fréquemment, soit comme étant la visée majeure d’une élaboration conceptuelle, soit comme le terme d’une plus ou moins longue explicitation. Une fois constituée, conquise sur ce qu’on croit être son contraire, il n’y a aucune raison particulière de faire retour ou de s’attarder sur les divers moments de cette construction. Que ce soit chez Descartes ou chez Hegel, pour prendre ces deux grands noms des Temps Modernes, ce qui doit prévaloir, à la fin, c’est la clarté [4] acquise une fois pour toutes, devenue le critère de la parfaite adéquation, la même lumière pour maintenant et pour l’avenir – une lumière qui deviendrait ainsi tout à fait indifférente au temps, qui se maintiendrait avec la même intensité – quel que soit ce qu’elle éclaire, quel que soit ce qu’elle est censée révéler. Chez l’un comme chez l’autre, compte, avant tout, le résultat, c’est-à-dire ce qu’on est à même d’énoncer au terme d’un processus qui met en scène la Raison ou l’Esprit. L’Idée et le Concept, en fin de compte, n’ont plus à se soucier du comment, n’ont pas à se préoccuper des modalités de leur construction. Au lecteur de recueillir simplement ce qui s’est dit et d’en tirer tout le parti possible, sous la forme d’un commentaire, d’un résumé, voire d’une réécriture ou d’un simple prolongement. Les différentes voies possibles sont déjà tracées. Ce qui est à entendre tend ainsi à se confondre avec ce qui est dit. On est sur la voie d’une espèce de coïncidence ou d’une adéquation : une fois réalisée, elle vaut pour toujours, elle devient même la valeur par excellence. Les énoncés se veulent transparents – à terme, et réductibles à la plus grande simplicité. Toute la machinerie déployée pour les produire a par conséquent fait son temps : elle est devenue superflue, obsolète même et sans grand intérêt pour la suite. Qu’il s’agisse des chaînes de raisons ou de la nécessité dialectique, l’essentiel a été formulé, l’attente n’a plus sa place dans le dispositif d’ensemble. L’avenir dira forcément le bien-fondé de ces façons de procéder et viendra même leur donner une légitimité définitive, permettre leur reproduction.

6Reste, pourtant, qu’entretemps, pour le dire de manière imagée et par comparaison, la seule possible en l’occurrence, reste qu’on a touché au Concept et à tout ce qui est du même ordre, par plusieurs biais même. L’opération a eu lieu ici et là, sous des aspects généralement déconcertants, souvent sur un mode partiel, de manière fragmentaire. Petit rappel sommaire pour donner un semblant d’étayage à l’hypothèse que j’essaie de proposer ici : certains, depuis le XVIIIe siècle [5], entre Descartes et Hegel donc, mettent en place des démarches inattendues qui ne parviennent pas à oublier les modalités du Dire, qui ne peuvent pas raisonnablement miser sur des formes d’évidence déterminées par avance ou posées a priori. Des auteurs qui sont en quelque sorte poussés à emprunter des voies longues, des voies frayées à l’écart de ce qui s’est déjà explicitement dit jusqu’alors. Des auteurs pour lesquels l’héritage de pensée ne saurait jamais se réduire au strict domaine du Concept et aux seuls problèmes qu’il est censé poser dans sa forme moderne. Des penseurs pour qui l’architecture d’un ensemble et la construction d’un Système n’ont pas l’évidence que semblent leur prêter tous ceux – les plus nombreux sans aucun doute – qui œuvrent dans cette direction, tous ceux qui, comme Descartes et comme Hegel, sont trop occupés par le maintien du futur bâtiment et trop soucieux des suites qui seront données à cette édification.

7On retiendra deux noms qui sont, je crois, emblématiques de cette crise, qui en parlent en tout cas ouvertement, et qui cherchent à forger les instruments pour la cerner de plus près : David Hume, Jeremy Bentham. Car c’est, à coup sûr, d’une crise fondamentale qu’il s’agit dans ce moment, crise frontale qui dessine des oppositions particulièrement fortes, aujourd’hui encore, et qui constate dans l’ordre philosophique des différends majeurs. Ces deux penseurs ont en quelque sorte suscité une postérité féconde, même si elle est, le plus souvent, indirecte, disparate, ou même instable. Tout sauf une École ; tout sauf un mouvement unifié. Puisque, dans leur sillage, on trouve aussi bien Nietzsche que Bergson, aussi bien Valéry que Wittgenstein – sans chercher à être exhaustif. La diversité parle d’elle-même. Pour eux, la dimension de l’Idée ou du Concept ne saurait envahir toute la scène, avoir une importance cruciale ou occuper la plus grande partie de leurs arguments. L’horizon de pensée s’en trouve affecté ; et la hiérarchie des problèmes (ou des évidences) en est bouleversée. Mais l’essentiel se joue sans doute ailleurs, dans le (vieux) différend entre le Dire et le Dit – entre les tâtonnements expérimentaux de l’écriture et l’établissement de thèses [6] qui sont (en principe) indéfiniment exportables, séparables des gestes qui les constituent, donc facilement transmissibles ; un différend qui apparaît entre une nécessaire effervescence et une stase qui se veut durable, entre une force d’agitation et un désir de stabilité.

8On l’a dit et répété : certaines philosophies ne prennent aucunement en compte qu’il y a, non seulement du langage, mais aussi des langues – une sorte de double héritage, pourrait-on préciser, qui pèse fortement sur toute démarche de pensée. La conséquence la plus forte de cette méprise se résume à ceci : dans de telles occurrences, l’Idée et le Concept accaparent tout le processus, sont l’objet d’un privilège exorbitant – un privilège qui va de pair, on l’a compris de longue date, avec une certaine conception de la « lumière », de sa provenance et de son rayonnement, de ses effets proches ou lointains. Sous ce terme très générique de « lumière [7] » on entendra avant tout ici : l’éclaircissement, l’explicitation, l’élucidation, l’intelligibilité, l’explication, mais aussi ce qu’on nomme en allemand Aufklärung. Autant de processus qu’on retrouve à peu près dans toutes les démarches de pensée, sous des aspects proches ou équivalents. La « lumière » saisie donc en priorité dans ce qu’elle effectue, dans sa réalité de processus. Le domaine est pour le moins vaste ; et on constate, de ce point de vue, des recoupements très significatifs entre le grec, le latin et les langues romanes ; parfois avec d’autres également dans lesquelles la philosophie s’expose. Nietzsche nous a habitués à des constats de cette nature, nous léguant par là des questions dont le statut reste indéterminé, des questions qu’il est difficile d’éviter – même si on ne reprend pas l’aspect qu’elles ont dans sa démarche, même si on doit les transcrire en d’autres termes ou les reformuler dans un vocabulaire quelque peu différent.

9Chantraine [8] mentionne un aspect particulièrement stimulant à ce propos. Il montre que le verbe phainô est formé sur un radical indo-européen qui signifie « éclairer », « briller », comme on le peut le supposer ; mais qui signifie aussi « expliquer, parler », proche de phèmi (ou du fari latin). Il y a, ainsi, dans ce que Péguy appelle magnifiquement « le grec aïeul », une extrême proximité entre ce qui se dit et ce qui est brillant, entre ce qui s’énonce et ce qui apparaît [9]. Ce qui vient à la lumière est comme prédisposé à s’inscrire dans ce qui est dicible. Montrer (ou apparaître) est de même espèce [10] qu’élucider (ou éclaircir). Descartes, Hegel, Husserl et d’autres auraient en commun de s’inspirer d’un tel schème et de lui donner consistance dans une démarche philosophique, sans pourtant en faire mention. Pour chacun, le point de départ de la pensée est du côté du sensible, du préjugé, du quotidien ; et la démarche vise, par un biais ou par un autre, à clarifier ce point de départ, à éclaircir le sens même de la démarche, à accéder à un mode d’évidence qui pourrait garantir la justesse même du Discours, celui que construit la philosophie. Pour parodier Nietzsche, on dirait, qu’il y a, de leur part, sur un mode qui peut varier, une sorte de volonté de clarté qui s’affirme dans le cours de la démarche et qui oriente l’ensemble du travail, qui commande en bonne partie l’enchaînement des termes et des phrases. Une volonté qui se règle sur l’antérieur – sur ce qui est dit avant eux – et qui concerne la plus grande clarté possible, celle qui avoisinerait l’infini. Une volonté qui, faudrait-il ajouter, ignore la manière dont elle se constitue ou qui, pour des raisons bien spécifiques, est totalement muette sur ce qu’elle met en œuvre. Dans une telle optique, l’insu ne cesse de se reproduire - l’insu du double legs.

10Descartes, Hegel et Husserl, le sachant ou non, tirent parti de l’extrême proximité (dont la langue grecque fait preuve) entre l’apparaître et le dire. D’où une certaine rapidité dans leurs façons de procéder. Rapidité, non pas tant dans la démarche même, que dans le rapprochement de ces deux dimensions – le lumineux et l’énonçable, l’éclatant et le dicible. Un rapprochement ou même une quasi identification de ces deux versants : ce qui serait une partie cruciale de l’héritage grec. Un étrange héritage précisément – c’est ce que répètent, en des termes différents, Nietzsche et Heidegger – qui n’apparaît plus comme tel, qui devient un sol d’évidence pour la philosophie, qui se transmet par le biais de l’Idée ou du Concept ; sans que, le plus souvent, on se soucie en quoi que ce soit de la manière dont il circule ; sans qu’on prête attention aux aspects spécifiques d’un tel legs, à ses modes d’énonciation. Une certaine forme de « clarté » fait loi dans le langage philosophique : elle s’y inscrit et elle prolifère ; elle se transmet sans grande modification d’un moment à l’autre, passant également sans difficulté d’une langue à l’autre. Elle va tellement de soi que plus rien ne la signale, que plus rien ne permet d’en remarquer les modalités ou les aspects dominants. Tout semble ainsi procéder d’un impératif de « clarté » qui n’est nulle part énoncé en tant que tel, mais qui est requis, qui est comme exigé même par une certaine pratique de la philosophie ; un ordre qui occuperait la place de l’Inconditionné et qui, en tant que tel, reste foncièrement hors de tout questionnement, intouchable.

11Un terme allemand, qui a des usages très fréquents dans la philosophie moderne, réactive une telle identification, la remet en scène : Verständlichkeit, une clarté qui va forcément de pair avec une intelligibilité, la clarté intelligible à laquelle tout doit se soumettre – une fois qu’est formulé son principe. Le terme peut d’ailleurs, ici ou là, s’accentuer plus fortement, se redoubler en quelque sorte. (Privilège des mots allemands de pouvoir ainsi s’étendre en se combinant : la philosophie a su parfois en tirer un certain parti.) Selbstverständlichkeit : ce qui va comme naturellement de soi, pourrait-on traduire ou, pour reprendre une expression française qui en indique assez précisément le sens et la portée, ce qui va sans dire. On a affaire, dans ce cas comme dans l’indication touchant le terme grec, à des éléments qui vont tellement de soi qu’il n’est plus même besoin d’en parler ou d’en faire mention, qui sont à ce point intégrés à la discursivité (cartésienne, hégélienne…) ou à la rationalité qu’ils disparaissent dans ce processus. On ne saurait revenir sur ce qui donne une bonne partie de sa légitimité à l’Idée ou au Concept ; c’est, comme on le sait, hors de propos. Pourtant, de temps à autre, certains « philologues » s’étonnent – le terme est manifestement trop faible ici – d’une disparition de cette importance et, par les moyens les plus variés, essaient de préciser qu’il y a, en l’occurrence, une véritable occultation, une éclipse, voire un effacement du legs : c’est-à-dire des opérations qui sont en effet peu compatibles (pour ne pas dire en contradiction complète) avec ce que doit faire un Discours philosophique, avec ce que ce Discours affiche ou avec ce qu’il programme.

12Un certain type de « clarté » obéit à cette règle tacite dans le domaine philosophique : que le silence soit maintenu sur le langage, qu’on ne s’interroge pas sur comment ça se dit, qu’on maintienne en ces matières une stricte démarcation entre les contraires. Mais, à plusieurs reprises, sous des formes différentes, un tel interdit commence à être levé, et d’abord reconnu pour ce qu’il est, contourné en somme. Par l’empirisme notamment, et par les suites qu’un tel mode de penser permet ou autorise. Un des biais par lequel s’accomplit ce travail est, à mon sens, l’éloge de la lenteur qu’on trouve sous différents aspects dans ce moment. (Faut-il véritablement s’en étonner ?) Wittgenstein en 1948 écrit : « J’aimerais vraiment ralentir le rythme de la lecture par l’abondance de mes signes de ponctuation. Car j’aimerais être lu lentement. (C’est la façon dont moi-même je lis.) » Valéry ne dit pas autre chose ; et ne fait d’ailleurs pas autre chose, dans la prose des Cahiers notamment. La ponctuation chez lui est là pour différer le moment de comprendre, voire le moment de conclure ; pour retarder de tels moments et pour suspendre les principes convenus de l’intelligibilité ; pour indiquer ce qu’une telle « clarté » emprunte, sans pouvoir même l’exposer, à la tradition [11] – comme on dit. La « clarté » est mise à mal, entre autres choses, par ce grand système de conventions qu’est la ponctuation, et par la construction des phrases. Alors que la « tradition » – ou tout ce qui y ressemble – paraît la conforter.

13Chez Nietzsche, la recommandation est toujours de même nature : « lire lentement ». Elle va de pair avec cette nouvelle discipline qu’est, à ses yeux, la « philologie » : à savoir un art qui exige de « prendre du temps » et de « se faire lent », pour ne plus accorder une valeur au résultat comme tel, à l’Ergebnis, à ce qui se donne pour achevé. Faire ainsi l’éloge de la lenteur, quel qu’en soit l’aspect, c’est renoncer à en avoir fini avec le comment : laisser se produire dans le temps un mouvement dont on ne peut savoir où il mène. On dirait : une écoute et une attente qui ne présument pas de ce qu’elles vont rencontrer ou trouver, qui ne préjugent pas de l’évidence de ce qui advient, qui ne se prononcent pas sur les sources de la « lumière ». Il y a là des usages qu’on dirait flottants, relevant de la passivité autant que de l’activité. Pour qui reconnaît la nécessité de cette lenteur, du « voir » au « dire » la conséquence ne saurait être bonne. La lenteur, ici même, est le temps nécessaire pour apprendre à nommer, pour s’exercer à désigner l’inconnu qui vient, sans prétendre pour autant vaincre l’obscurité ou ce qui est sans éclat particulier.

14Avant ce qui prendra le nom d’empirisme, il y a, dans cette même configuration, dans ce même espace, Montaigne et Pascal – celui-ci lisant lentement et précisément celui-là, y trouvant même toutes les obscurités qui lui conviennent, effectuant dans son texte tous les partages qui lui permettent d’écrire et de cerner plus avant ce qu’il cherche – comme à l’aveuglette. Les complications de Montaigne – j’entends : ce que Pascal semble percevoir à ce titre, ce qu’il évoque lui-même des contradictions qu’il voit à l’œuvre chez Montaigne – n’auront pas été inutiles pour la construction du Dire de Pascal lui-même. Lire lentement en vue, dans cette lecture même, d’analyser ce à quoi on a foncièrement affaire dans ce qui s’énonce. Car rien ne saurait le préciser antérieurement, l’indiquer au préalable [12].

15Tant du côté de Hume ou de Bentham que de Nietzsche, il y a une sorte d’insatisfaction concernant ce qui est reçu en héritage, transmis par la philosophie. Ce qui engage de leur part un refus, un rejet d’un modèle d’évidence déjà constitué, censé valoir pour toute pensée à venir. Le questionnement qui s’impose concerne, on le sait, l’origine des idées chez Hume, le statut des fictions chez Bentham, la puissance de la grammaire indo-européenne chez Nietzsche [13]. Tous trois s’accordent pour dire qu’il convient de faire retour sur les Idées et les Concepts – ces entités qui ont trouvé leur assise dans des opérations d’un tout autre temps et qui misent sur une clarification progressive. Qu’il s’agisse d’une décomposition de l’idée comme telle ou d’une généalogie des concepts [14], c’est, à chaque fois, une démarche analytique qui met entre parenthèses les critères courants de la vérité ou de l’évidence. L’analyse a ici cette puissance de miner les « substructions », pour reprendre la formule de Mallarmé, de refuser ce qu’on tenait pour acquis en matière de « lumière ». On peut y ajouter l’insistance dont fait montre Bergson quand il évoque, à propos du langage, tout ce qui procède des « habitudes », tout ce qui va dans la direction du « tout fait », alors que l’essentiel, à ses yeux, doit se situer tout au contraire dans l’optique du « se faisant ». (Péguy prolonge ce propos, fait même de la surenchère en parlant de « l’esclavage du tout fait » et en en indiquant les conséquences théoriques et politiques.)

16Les questions ne manquent pas dans une telle perspective. D’où vient cette « lumière » ? Qu’est-ce qui est à même de la capter ? Par quelles opérations devient-elle apparemment autonome ? Qu’est-elle à même de révéler sur sa provenance ? Comment se conjoint-elle aux grands aspects du Dire ? Pourquoi certaines expressions seraient-elles plus aptes que d’autres à répercuter cette lumière et à en faire le principe du Discours philosophique ?

17On connaît les développements de Hume [15] à propos de la promesse. J’en rappelle le moment essentiel. Après avoir souligné le fait que la promesse est une formule verbale et qu’elle fait partie des « constructions artificielles », Hume ajoute ceci : « C’est l’une des opérations les plus mystérieuses et les moins compréhensibles que l’on puisse imaginer, qui peut être comparée à la transsubstantiation ou au sacrement des ordres, où une certaine formule verbale, accompagnée d’une certaine attention, change entièrement la nature d’un objet extérieur, voire celle d’une créature humaine. »

18Je n’entre pas dans le détail de cette remarquable analyse de Hume. Je ne retiens que la forme du constat qui est fait ici. À propos d’un tel objet, en effet, il s’agit d’abord de reconnaître son aspect profondément mystérieux : son incapacité à se plier à une démarche d’élucidation ou d’éclaircissement ; et, partant, l’obligation, pour pouvoir en parler, d’effectuer certains détours, de le situer par des comparaisons – des comparaisons qui modifient le terrain et déplacent l’angle de vue, changent les modalités de l’éclairage. Des comparaisons qui contribuent à obscurcir plus encore l’objet en question. Il y a, aux yeux de Hume, des choses de première importance – ce qui est éminemment le cas de la « promesse » – qui ne s’éclairent jamais entièrement, qui nous contraignent même à réviser les critères les plus ordinaires de l’élucidation et des opérations du même ordre. Il y a des objets qui nous montrent qu’il faut en rabattre quant à nos prétentions à l’intelligibilité ; et qu’ils ne peuvent pas s’énoncer en propre, que le recours aux figures est plus que nécessaire ; que les métaphores peuvent amoindrir la clarté à laquelle on voulait accéder, à laquelle on croyait avoir droit dans cette perspective. L’exigence de clarté comme telle relève, diraient Hume aussi bien que Nietzsche, d’un principe d’autorité sur la provenance duquel il faut s’interroger. Faute de quoi, on risque de reconduire un certain aveuglement.

19Un dernier rappel : les remarques de Nietzsche dans la deuxième dissertation de La Généalogie de la morale à propos du châtiment – un objet qui n’est pas non plus sans importance dans une démarche critique. « Le concept de “châtiment” ne présente, de fait, absolument plus un sens unique, mais au contraire toute une synthèse de “sens” : l’histoire du châtiment jusqu’à présent, de manière générale, l’histoire de son exploitation au profit des différents buts, finit par se cristalliser sous une espèce d’unité difficile à dissoudre, difficile à analyser et, point qu’il faut souligner, totalement indéfinissable. » Et Nietzsche ajoute ceci qui précise les enjeux de cette impossibilité : « Il est aujourd’hui impossible de dire de manière précise pourquoi au juste on châtie : tous les concepts dans lesquels se récapitule sémiotiquement un processus dans son ensemble échappent à la définition ; seul est définissable ce qui n’a pas d’histoire. »

20Pour Nietzsche, le concept a failli ; ou on lui a fait porter trop de choses à la fois ; on lui a assigné une tâche impossible. L’unité dont on le dotait s’est avérée intenable. Il échappe au processus élémentaire de la définition ; et, par conséquent, c’est la « clarté » qu’on lui accordait en droit qui semble être en défaut. (Mais depuis quand un tel retrait a-t-il lieu ? Et pour quelles raisons ?) Et, précise Nietzsche, son unité factice paraît même se refuser à l’analyse : ce qui est l’indication plus que vraisemblable d’un problème qui a valeur de symptôme et qui a des aspects multiples.

21On a touché au concept qui, depuis longtemps sans doute, se défaisait de l’intérieur. La lumière dont on le croyait doté s’est peu à peu éteinte. Elle continue de s’affaiblir, pensent certains. C’est cet obscurcissement qu’il faut commencer à reconnaître, dont il convient de rendre compte dans ses principaux aspects. C’est cet étiolement progressif qui demande à être cerné. Nouvel objet d’analyse en somme. Serait-ce la fin programmée du mythe de la caverne ? Son dépérissement dans le temps ? Faut-il parler, à ce propos, d’un différend entre le platonisme et l’écriture de Mallarmé ?

Notes

  • [1]
    On considérera ces quelques pages comme de simples notes sur un propos qui exigerait de tout autres développements.
  • [2]
    L’interprétation se soucie essentiellement de cet aspect. Quant au Dit, il y a suffisamment d’instances pour s’y intéresser ou pour s’y arrêter. Des instances qui visent avant tout à transmettre le Dit comme tel, à le faire glisser du côté de la loi ou de l’autorité.
  • [3]
    C’est peut-être aussi ce qui permet à Levinas de lire Heidegger.
  • [4]
    La « clarté » peut bien entendu prendre des noms différents, d’un système à l’autre, d’une langue à l’autre.
  • [5]
    Mais le processus a commencé bien avant. On pourrait facilement introduire d’autres repères chronologiques. Celui qui est mentionné ici n’est qu’un parmi d’autres.
  • [6]
    Ou de toutes les opérations du même ordre.
  • [7]
    Un terme qui a de nombreux équivalents, et des métaphores.
  • [8]
    Dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Chantraine mentionne aussi, dans la même perspective, le terme apophainein qui signifie « faire apparaître » et « déclarer » ; ou phasis, « apparence » et « dénonciation ». À chaque fois les deux faces différentes d’un même mouvement, les références à deux ordres qui sont en principe entièrement distincts.
  • [9]
    La poésie n’a pas manqué de tirer certaines ressources de là.
  • [10]
    Wittgenstein établit, comme on le sait, entre tous ces verbes des différences fortement marquées et réfléchit aux conséquences proches et lointaines de ces distinctions. Il invente, dirait-on même, les moyens de différencier entre ces activités autant que les façons de rendre compte de ces opérations. Ce qui le retient, et l’intrigue, c’est, à chaque fois, comment ça se dit. Ce qui est dit est, en l’occurrence, tout à fait secondaire, ou d’un moindre intérêt. Tous les développements sur les « jeux de langage » en font la preuve.
  • [11]
    Une tradition qui commencerait avec les Grecs.
  • [12]
    Longs développements à faire sur la ponctuation dans l’écriture philosophique, sur l’usage des majuscules – et sur quelques autres signes conventionnels. Questions à reprendre aussi sur les différentes transitions, sur les sauts qualitatifs – sur tout ce qui est censé permettre ou faciliter le passage de l’obscurité à la clarté ; et sur ce que, en ces matières, on emprunte aux prédécesseurs – un emprunt le plus souvent inavoué, inavouable. D’un rien on passe du formel au significatif – pour reprendre deux termes que Valéry affectionne tout particulièrement. D’un rien on est confronté à un passage à l’abstraction. Et ainsi de suite. Nietzsche et Wittgenstein font souvent des constats de cette nature qui se ressemblent, qui ont fréquemment des points communs.
  • [13]
    Pour dire les choses rapidement. Chez chacun, il y a bien entendu d’autres aspects tout aussi déterminants.
  • [14]
    Je fais allusion au Traité de la nature humaine et à la Généalogie de la morale.
  • [15]
    Dans le Livre III du Traité de la nature humaine.