Répliques
Gisèle Berkman. Compte rendu de L’âge de la traduction, « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, d’Antoine Berman, texte établi par Isabelle Berman avec la collaboration de Valentina Sommella, Presses Universitaires de Vincennes, « Intempestives », 2008.
1L’âge de la traduction est, à l’origine, un séminaire donné par Antoine Berman au Collège international de philosophie, lors du séminaire de traductologie qu’il y mena de 1984 à 1989. Dix cahiers le constituent, qui restituent le fil des dix séances de séminaire, patiemment retranscrites, enregistrements à l’appui, par Isabelle Berman et Valentina Sommella, dont il faut saluer ici le travail. Le texte se fait l’écho d’une voix disparue, l’auteur, grand traducteur et penseur de la traduction, étant mort prématurément en 1991. Le lecteur se prend à suivre avec attention, émotion et passion, la vive résonance de cette voix, à se faire auditeur imaginaire d’un séminaire donné en 1984-1985.
2L’âge de la traduction se présente comme un commentaire extraordinairement attentif, mené mot à mot, paragraphe par paragraphe, d’un écrit de jeunesse fameux de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », texte paru en 1923 en prologue à une traduction des « Tableaux parisiens » de Baudelaire. Cette contribution majeure sur la question de la traduction au XXe siècle est l’un des textes les plus complexes et les plus énigmatiques de Benjamin, et a suscité des commentaires fameux de Paul de Man [1] et de Jacques Derrida [2]. Mais le commentaire de Berman a sa singularité propre. C’est avant tout le commentaire d’un traducteur, d’un spécialiste de traductologie, et l’on ne peut qu’être sensible au singulier effet « méta » de ce texte, commentaire et traduction d’un essai lui-même consacré à la question du traduire, à ce que Berman nomme « la Babel traductive ». Se confrontant d’entrée de jeu à l’« obscure clarté » du texte de Benjamin, à l’hermétisme illuminant de sa langue singulière, Berman pose comme axiome qu’il s’agit là d’un texte à lire comme texte philosophique et comme texte poétique.
3Tout lecteur de Benjamin, écrit-il, ne peut manquer d’être frappé par l’obscurité de ses textes. À la limite, on ne les “comprend“ jamais entièrement. Pourtant, les textes de Benjamin sont “illuminants“. De quelle nature est cette illumination liée substantiellement à l’obscurité ? […] Tous les textes de Benjamin sont écrits à ce niveau où le langage est magique, c’est-à-dire sans la médiation de raisons et d’éclaircissements. Ils traitent les concepts en les rendant d’abord opaques, c’est-à-dire en les soustrayant à la sphère des lieux communs. Dans un deuxième temps, ils les rendent plus parlants, ou plus illuminants. Benjamin emprunte presque toutes ses catégories à la tradition, mais les travaille de telle façon qu’elles deviennent pratiquement indécodables et hermétiques. Au sein de cet hermétisme, ses textes irradient [3].
4L’hermétisme de Benjamin forme la texture même de ses concepts, et, à cet égard, il requiert, de la part de Berman, une méthode interprétative singulière, liée à une éthique de la traduction proche de celle invoquée dans l’avant-propos de L’Épreuve de l’étranger, et dont la « mauvaise traduction » figure en quelque sorte le repoussoir :
5J’appelle mauvaise traduction la traduction qui, généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’œuvre étrangère [4].
6Revenant sur la traduction pionnière de Maurice de Gandillac [5], dont il va, dans une véritable analytique du traduire, jusqu’à débusquer les lapsus et les impensés, Berman retraduit le texte de Benjamin, redonnant à certains de ses vocables toute leur historicité, les restituant dans une filiation qui est aussi celle du Romantisme allemand. D’où l’étonnante allure en partie double de ce commentaire, véritable «confrontation pensante entre deux langues », liée au désir et à la nécessité conjoints de réactiver la tradition de ce que le traducteur nomme l’« entrelacement radical du commentaire et de la traduction ». Confrontation pensive à l’entre-deux langues, L’Âge de la traduction sait également faire la part des obscurités de « La tâche du traducteur ». C’est qu’Antoine Berman ne cherche pas à élucider à toute force le texte de Benjamin, il sait en préserver les points critiques, les zones opaques, le feuilletage en complexes couches de sens superposées. « Commentaire-de-la-lettre », pour reprendre sa propre expression, le propos de Berman est orienté par le postulat suivant : selon lui, le texte de Benjamin déjoue ce qu’il nomme une « tradition platonicienne » de la traduction. Cette théorie platonicienne, c’est celle qui verrait dans la traduction une forme de translation transparente du sens, le traducteur s’effaçant en quelque sorte derrière la communication de ce même sens ; c’est cela, dit Berman, qui se trouve pris à rebours par le texte de Benjamin, même si le concept énigmatique et central de « pure langue», « reine Sprache », peut sembler ressortir à une forme d’hyper-platonisme.
7Une fois ce protocole posé, Berman nous fait entrer pas à pas dans le texte de Benjamin. Il le révèle, au sens photographique du terme, et ce faisant, il en révèle le bougé et les strates, sur un mode quasi-archéologique. Trois valences de la traduction selon Benjamin sont successivement mises au jour par Berman. La traduction, c’est un mouvement, une forme, une pratique :
- Mouvement vers la parenté des langues,
La traduction n’est point recherche d’équivalences, mais mouvement vers la parenté des langues. Elle produit cette parenté sans la supposer. - En tant que forme, la traduction révèle l’organicité, au sens goethéen du terme, mais aussi l’historicité de la langue (ce qui serait le versant humboldtien), que Berman nomme également « la temporalité anticipatrice du langage de l’œuvre » (AT, 81).
- Enfin, la traduction est une pratique de la résonance : « par la traduction, une langue résonne dans une autre », et c’est à cette condition que la traduction fera le plus possible abstraction du sens conformément à ce qui constitue, selon Berman, le propos central de « la tâche du traducteur » :
La [traduction] détacher de ce sens, faire du symbolisant le symbolisé même, retrouver la pure langue structurée dans le mouvement langagier, tel est le pouvoir unique et violent de la traduction.
8Mais l’investigation de Berman se déploie également en fonction du couple formé par la traduisibilité et son corollaire, l’intraduisibilité, lesquelles sont à penser en fonction de la structure même de l’œuvre, de son vouloir-dire, l’œuvre trouvant, dans son intraduisibilité – laquelle n’est en aucun cas son absence de sens communicable –, son noyau le plus profond. Il y quelque chose de passionnant dans cette idée que toute œuvre de langage est porteuse d’un coefficient d’intraduisibilité qui lui est propre. Mais le propos de Berman est discutable quand il affirme que l’œuvre « s’effondre comme œuvre » quand la visée d’intraduisibilité, en elle, l’emporte sur la visée de traduisibilité :
9D’une manière générale, il faut poser la musicalité comme l’élément le plus intraduisible d’une œuvre, mais aussi comme celui qui, jamais, ne doit la dominer si elle veut rester œuvre. En exaltant la musicalité latente de sa langue, l’œuvre perd son rapport à sa langue natale. Elle amplifie un élément de cette langue qui lui est fatal, aux dépens de sa parlance et de sa signifiance [8].
10Traduisibilité et intraduisibilité sont les deux concepts méthodologiques qui guident Berman, à partir du Cahier 5, dans son investigation vers ce qui constitue le noyau le plus profond, le plus énigmatique du texte de Benjamin, à savoir, cette « pure langue » dont la concept fait écho à la réflexion menée, dans un autre texte de jeunesse, sur le langage comme essence spirituelle de l’homme [9].
11Cette « pure langue », Berman va tenter de la penser en-dehors de toute dimension messianique, mais également en deçà des catégories linguistiques. La fin du commentaire constitue proprement le cœur théorique de L’Âge de la traduction, avec cette affirmation d’une oralité qui serait « la langue même », et qui, à ce titre, constitue pour Berman la plus exacte concrétisation de ce que Benjamin, pour sa part, nommait « la pure langue » : « La langue même, c’est la langue orale. La définition ultime de la traduction, c’est de libérer dans l’original écrit sa charge d’oralité [10]. » Que l’on adhère ou non à ce primat de l’oralité posée comme le cœur secret de la langue, force est de voir, dans L’Âge de la traduction, une admirable réflexion en acte sur l’acte interprétatif. Très au-delà des catégories convenues du clair et de l’obscur, Berman nous guide, pas à pas, dans la prose pensante de Benjamin, laquelle donne au langage cette aura où « s’unissent la clarté et l’obscurité [11]. »
Notes
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[1]
Paul de Man, « Conclusions : La tâche du traducteur de Walter Benjamin », in B. Byg, W. von Humboldt, P. de Man, Autour de la tâche du traducteur, 2003, Courbevoie, Théâtre Typographique.
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[2]
Jacques Derrida, « Des tours de Babel », in Psyché, Invention de l’autre, 1987, Paris, Galilée.
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[3]
A. Berman, L’Âge de la traduction, désormais noté : AT, p 28-29. Voir l’excellent compte rendu de Mathieu Dosse, « L’acte de traduction », vol. 10, n° 2 de la revue en ligne Acta fabula, www. fabula. org. revue.
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[4]
A. Berman, L’Épreuve de l’étranger, culture et traduction dans l’Allemagne romantique, 1984, Paris, Gallimard, « Tel », p. 7.
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[5]
Une première traduction de « La tâche du traducteur » a été publiée par Maurice de Gandillac dans une édition des Œuvres choisies de Benjamin datant de 1959. La version utilisée par A. Berman est la seconde version remaniée de cette traduction publiée dans Walter Benjamin, Œuvres, I, Mythe et violence, 1971, Paris, Denoël/Les Lettres Nouvelles, p. 261-275.
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[6]
AT, p. 167 sq.
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[7]
Voir, in AT, p. 60-63, les passionnantes allusions d’A. Berman au travail de traduction de Roberto Arlt, mené avec Isabelle Berman, et dans lequel il a cherché les « points lâches du français », c’est-à-dire les points où celui-ci pouvait accepter l’inscription de la langue de l’œuvre. Dans la dialectique entre traduisibilité et intraduisibilité, l’historicité est partie prenante : « quand “le temps est venu“, l’intraduisibilité de Roberto Arlt se transforme en appel à la traduction (côté œuvre) et en désir de la traduction (côté traducteur). » (Id., p. 62, n. 20).
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[8]
AT, p. 70 sq.
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[9]
« Sur le langage en général et sur le langage humain », (texte rédigé en 1916 sous forme de « lettre » à Gershom Scholem), in Walter Benjamin, Œuvres I, trad. par M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, présentation par R. Rochlitz, 2000, Paris, Gallimard, « folio essais », p 146 sq.
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[10]
AT., p. 180.
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[11]
Ibid., p. 30. À l’appui de son propos, Berman cite cet extrait d’une lettre de Benjamin à Hofmannstahl : « Là en particulier où l’intelligence s’avère incapable de briser la dure carapace du concept, elle se trouve tentée, pour ne pas régresser dans la barbarie d’un langage stéréotypé, non tant de creuser que de percer la couche la plus profonde du langage et de la pensée. »