Identité culturelle : quelles leçons de l'anthropologie contemporaine ?
1Abstract : Dans son usage courant, la notion « d’identité culturelle » trouve son sens entre deux pôles ; elle renvoie d’une part aux caractéristiques susceptibles de circonscrire une culture comme ensemble spécifique et stable d’institutions, de dispositions et de représentations ; elle désigne d’autre part la manière dont l’appartenance à telle ou telle culture infléchit le comportement, la croyance et la compréhension que les individus peuvent avoir d’eux-mêmes. Cette double inscription, collective et individuelle, débouche pour cette raison sur deux débats : l’un, scientifique, discute le type d’objet transindividuel que l’on prétend désigner par là, ainsi que la marge de jeu ou d’initiative dont les individus disposent vis-à-vis des rôles ainsi transmis et intériorisés ; l’autre, politique, porte sur la nécessité ou non d’accorder reconnaissance et droit, au-delà des individus, aux appartenances collectives dont ceux-ci peuvent se prévaloir. Ces deux scènes ne sont cependant pas entièrement distinctes : on tente ici de montrer comment, à l’irruption sur la scène sociale des revendications d’identité, fait écho une mutation dans le discours anthropologique lui-même : mutation dont les travaux de M. Sahlins prennent ironiquement acte, et dont les démarches suivies, dans l’anthropologie française, par A. Bensa et P. Descola dessinent en quelque sorte l’espace problématique.
2Dans un ouvrage récemment traduit en français, et intitulé La Découverte du vrai sauvage, Marshall Sahlins cite en note, à l’appui de son propos, une anecdote dont la drôlerie n’est pas sans profondeur. Contestant l’idée selon laquelle le mouvement de l’histoire serait celui d’une occidentalisation venant aplanir et niveler les différences culturelles entre des sociétés jusque-là strictement indépendantes, des cultures tirant leur singularité de leur isolement réciproque, Sahlins écrit : « Paradoxalement, presque toutes les cultures “traditionnelles” étudiées par les anthropologues, et décrites comme telles, étaient en fait néo-traditionnelles, c’est-à-dire déjà transformées par l’expansion occidentale. Dans certains cas, le phénomène est si ancien que plus personne, pas même les anthropologues, n’aurait l’idée de contester leur authenticité culturelle ». Et M. Sahlins de citer, dans le texte, la manière dont la culture des Indiens des plaines s’est épanouie avec l’introduction du cheval, tout en rejetant en note cet autre exemple : « Dans un article récent d’un journal de Suva, des passants étaient interviewés et une matrone fidjienne choquée par les touristes se baignant nus demandait : “Comment voulez-vous que nous gardions nos coutumes traditionnelles si les gens se baladent comme ça ?” [2] ».
Laissons de côté, pour l’instant, l’arrière-plan théorique auquel s’adosse la position de M. Sahlins, pour retenir ce qui, dans cette anecdote de la matrone fidjienne choquée par la nudité des touristes, pourrait servir d’apologue à une réflexion sur le regard que l’anthropologie peut porter aujourd’hui sur l’identité culturelle.
Actualité
3Il est d’abord intéressant que M. Sahlins affirme tirer cette historiette d’un article de journal récent : il y a, dans cette émotion de notre matrone, quelque chose comme un trait d’époque. Un rapide coup d’œil sur la manière dont, aujourd’hui, les étudiants en anthropologie formulent leurs sujets de master ou de doctorat, suffit à mesurer combien la thématique de « l’identité culturelle » est devenue l’objet d’un engouement massif, alors même que ce lexique n’existait guère voici quelques années. Or cette montée en puissance récente de l’intérêt pour l’identité culturelle ne saurait être considérée comme l’effet d’une évolution strictement interne à la science anthropologique ; elle semble avoir partie liée avec la manière dont, du côté des acteurs eux-mêmes et jusqu’à l’autre bout du monde, cette même thématique joue comme grille de lecture et de discours, comme ressource argumentative, comme manière d’appréhender les rapports entre soi, la société à laquelle on appartient, ceux aussi auxquels on s’adresse. Car la colère de notre matrone est fortement structurée ; elle semble s’alimenter d’une série de convictions et d’évaluations dont elle suppose en même temps qu’elles sont partagées ou audibles par le journaliste qui lui tend le micro, comme par les lecteurs du journal.
4Premièrement, notre Fidjienne énonce la conviction que le collectif auquel elle appartient se caractérise et se distingue par une série de traits traditionnels qui, non seulement orientent objectivement les représentations et les conduites, mais méritent d’être défendus et conservés : la tradition doit être gardée, et cette conservation est menacée par ce qui la transgresse. Notre matrone a lu Kymlicka.
Deuxièmement, notre Fidjienne ne donne pas à ce souci de la tradition une forme désincarnée ou détachée, ni ne renvoie la culture à un système de représentations surplombant de très haut la conduite ordinaire des acteurs : elle souligne, au contraire, la façon dont la coutume « prend corps », littéralement, dans des attitudes et des postures (corps nus ou couverts, relâchés ou tenus) ; elle manifeste aussi, par sa colère, le fait que le manquement à la coutume n’est pas seulement un acte avec lequel elle serait abstraitement en désaccord, mais une conduite qui l’affecte directement, la choque ou l’agresse, autrement dit qui vient entamer sa propre intégrité de personne : c’est au nom de sa propre identité et de son droit à défendre les conditions nécessaires à une bonne construction d’elle-même qu’elle s’indigne que les touristes ne prêtent pas davantage attention à ses traditions. Notre matrone a lu Charles Taylor. La colère de notre Fidjienne, en bref, fait fonds sur la supposition d’une identité culturelle, aux deux sens du terme : sur la supposition d’une identité propre à chaque culture, qui définit celle-ci et la distingue vis-à-vis des autres ; sur la supposition d’une contribution décisive de la culture à l’identité des individus, c’est-à-dire à la manière dont ceux-ci trouvent à se reconnaître ; sur la supposition, donc, que l’atteinte à l’identité d’une culture vient porter atteinte à l’identité de ceux qui, en lui appartenant, en héritent, et doivent la défendre s’ils veulent se défendre eux-mêmes. Actualité d’une question, au-dedans comme au-dehors de l’anthropologie. Renouvellement, du coup, de l’importance de quelques interrogations classiques de cette discipline : qu’est-ce qu’une culture ? Que lui doivent les individus ?
Renversements
5Sur ce fond, la drôlerie de l’anecdote repose sur une sorte de démystification à tiroirs – sur une série de renversements qui, tout à la fois, répètent et subvertissent ce qu’il faudrait nommer ici le geste anthropologique, si l’on entend par là ce geste canonique par lequel l’anthropologue, exhibant l’étrangeté du plus lointain, révèle à ses lecteurs une leçon qui vaut tout autant pour eux-mêmes, et reconduit ainsi la variété des cultures à l’universalité de l’humain. Distinguons plusieurs temps.
61. L’historiette, d’abord, semble viser à démystifier le caractère éternel ou intemporel de cette « fidjianité » que la dame revendique, et dont l’anthropologue, qui est aussi un peu historien, souligne discrètement le caractère construit : que les Fidjiens puissent être heurtés par la nudité signale l’intériorisation d’une norme d’abord exogène, le christianisme méthodiste dont M. Sahlins indique qu’il est aujourd’hui aux Fidji considéré comme « coutume de la terre [3] ».
72. Il s’agit donc, à travers cette anecdote, de souligner de façon générale combien ce qui peut nous apparaître « nôtre » l’était initialement fort peu. La démonstration, en apparence, n’a rien d’inquiétant, tant Sahlins semble y instruire le lecteur occidental tout en flattant un peu son sentiment de supériorité : nous savons bien, nous, que les Fidjiens vécurent longtemps nus, au point que la note peut tirer sa drôlerie de laisser dans l’implicite cette évidence amplement documentée ; si l’anecdote nous rappelle la relativité de toute croyance, fidjienne comme occidentale, elle porte en même temps une sorte d’hommage silencieux à la conscience de notre relativité que la littérature anthropologique nous a, depuis quelques siècles, permis d’acquérir.
83. À y regarder de plus près, toutefois, cette « leçon d’anthropologie » (comme on parlerait d’une leçon d’anatomie) est traversée de quelques renversements curieux. D’une part, bien sûr, la scène décrite par Sahlins vient inverser la « scène primitive » de l’anthropologie – la rencontre de l’autre, le choc de la nudité – puisque ce sont cette fois les blancs qui s’ébattent, sans pudeur, dans le plus simple appareil. D’autre part, si l’anthropologue est d’ordinaire celui qui, luttant contre l’ethnocentrisme, rapporte ce que nous croyons être généralement partagé à l’étroitesse de notre horizon culturel, il fait ici exactement l’inverse, puisqu’il relativise, sur fond d’échanges et de métissage, nos prétentions au singulier : il ne répond plus, à celui qui demande « comment peut-on être persan ? » qu’il n’y a nulle nécessité d’être chrétien pour être humain ; il démontre plutôt, à celle qui défend sa persanité immémoriale et autochtone, qu’elle n’est pas persane depuis très longtemps. L’anthropologie contemporaine se voudrait-elle moins une pédagogie de l’universel, qu’une déconstruction de l’identité ?
94. Une telle inflexion ne saurait, toutefois, laisser intacts le discours et la position de l’anthropologie elle-même. Remarquons-le d’abord : que la pudeur de notre Fidjienne soit, historiquement, une identité d’emprunt, ne la réduit nullement à une pose, à un artefact illusoire et sans conséquence – sa colère et son sentiment d’être atteinte dans son identité semblent sincères et profonds. Autrement dit, que le christianisme n’ait pas toujours été la religion des Fidji, souligne aussi à quel point et avec quelle intensité il l’est devenu. Sur ce point M. Sahlins cite Margaret Jolly, qui se demande « très justement pourquoi les hymnes religieux et la messe chrétienne ne seraient pas considérés comme partie intégrante de la tradition indigène, puisqu’ils ont été considérablement modifiés par les peuples, de sorte que, fondamentalement, le christianisme peut aujourd’hui apparaître comme une foi du Pacifique plus que de l’Occident [4] ». Ici, la démystification se redouble et se retourne : ce n’est plus seulement l’anthropologue qui, d’un œil docte, peut se pencher sur la fausse conscience de la Fidjienne afin de départager ce qui ou non fait partie de son socle culturel ; c’est le peu de cas que la Fidjienne fait de la distinction entre l’indigène et l’exogène, qui peut inquiéter les certitudes de l’anthropologue lorsque celui-ci est tenté de faire jouer dans les comportements qu’il observe une sorte de décalage ou de déhiscence, susceptible de séparer le « socle » culturel de ce qui s’y surajoute. Cet ébranlement est d’autant plus embarrassant que cette contestation en acte de la dénivellation anthropologique, s’opère dans le lexique ou avec des instruments empruntés par les acteurs au discours savant – à commencer par l’instrumentalisation du concept de « culture », devenu instrument et arme dans des jeux de reconnaissance, de confrontation, d’assignation qui mettent à mal la neutralité du regard de l’ethnographe.
En bref, à ce niveau, l’anthropologie n’est plus seulement convoquée pour donner une assise rigoureuse au débat sur l’identité culturelle. Elle voit plutôt sa propre identité épistémologique mise en cause, par la manière dont les identités culturelles semblent se composer et se recomposer de manière dynamique, et par la façon dont le discours sur l’identité culturelle est arraché à l’autorité de l’anthropologue pour devenir l’enjeu d’usages sociaux. On pourrait dire : plus que jamais, l’anthropologie est requise au chevet des identités culturelles ; mais à ce chevet là, elle n’est plus totalement sûre de ne pas occuper la place du malade.
Alternative
10Nous ne sommes pas quittes de notre anecdote en la rapportant, d’une part à l’hypothèse d’un trouble dans l’identité (au sens où J. Butler parle d’un « trouble dans le genre »), d’autre part au dénombrement des usages sociaux de l’anthropologie, au constat de la façon dont les « informateurs » s’emparent aujourd’hui des catégories forgées par leurs observateurs. Car la question demeure de savoir ce que nous indique la surprenante capacité des Fidjiens à « faire leur » le tabou chrétien de la nudité, et comment comprendre les dispositions que requiert un tel geste – le mélange qu’il suppose de plasticité dans la définition des normes collectives, et d’intensité dans l’investissement de cette coutume étrangère.
11À cet égard, le propos de M. Sahlins est marqué au coin d’une certaine dualité, qu’on peut schématiquement résumer ainsi. D’un premier point de vue, dans cette affirmation d’identité, on devrait voir le signe de ce que les individus sont capables de s’approprier, comme autant de ressources, les éléments symboliques qui traversent leur champ d’expérience, de telle sorte qu’il devient problématique de leur attribuer « une » identité, individuelle ou collective, celle-ci étant perpétuellement renégociée dans les relations et les confrontations entre acteurs et entre ensembles sociaux. Dans cette hypothèse, il faudrait admettre que les réalités ou les régularités que nous nommons « cultures » sont doublement ouvertes, tant du côté de l’histoire que du côté des initiatives et interactions individuelles ; il conviendrait alors de revoir à la baisse la pesée des structures dont ces cultures tirent leur cohérence, et l’alternative qui oppose lesdites structures aux événements susceptibles de les perturber.
12Mais on peut aussi lire, dans la certitude tranquille avec laquelle les Fidjiens ont fait du christianisme « une foi du Pacifique » un indice d’un autre genre : indice, non d’une simple labilité des normes organisant l’expérience et les pratiques, règles disponibles en quelque sorte à des réaménagements réguliers, mais de la force et de la persistance de ces normes elles-mêmes, de l’assurance et des moyens que confère une identité suffisamment constituée pour intégrer des éléments hétérogènes à un jeu qui lui soit propre. Une telle identité marquerait alors sa différence par la façon dont elle ne se contente pas de s’affaisser sous le choc de catégories imposées, mais parvient à les plier à sa propre logique. Il faudrait alors lire, dans le devenir-chrétien de la fidjianité, moins un réaménagement, sur fond d’identité ouverte, que le signe d’une traductibilité, sur fond de cohérence maintenue.
L’oscillation entre ces deux pôles est particulièrement marquée dans la démarche de M. Sahlins. D’un côté, celui-ci en appelle à un « tournant historique » de l’anthropologie, et entend adosser sa propre œuvre à l’étude des revendications territoriales à Hawaï au XIXe siècle, l’anthropologue se faisant avant tout archiviste d’une confrontation. De l’autre, il affirme que cette histoire ne peut être comprise qu’à partir de la manière dont « les schèmes culturels hawaïens ont considérablement ordonné cette histoire, alors même qu’ils étaient modifiés par son déroulement [5] ». Cette oscillation entre (pour aller très vite) une version faible et une version forte de la référence aux identités culturelles est, chez Sahlins, doublement motivée. Motivée, en amont, par son opposition résolue à ce qu’il considère comme deux travers postcoloniaux : d’un côté, l’essentialisation des cultures, de l’autre, l’idée misérabiliste selon laquelle les schèmes culturels auraient été balayés comme fétus de paille par l’expansion de l’Occident. Le refus épistémologique de trancher vaut ici manifeste politique : « nous haïssons tous les multiples fléaux que les conquêtes planétaires du capitalisme ont fait s’abattre sur les peuples ; mais se complaire […] dans ce que Stephen Greenblatt appelle le pessimisme sentimental, où leurs vies se dissolvent dans une vision globale de domination, rend ces conquêtes plus écrasantes encore [6] ». D’autre part, la démarche de Sahlins est justifiée, en aval, par la subtilité extraordinaire avec laquelle il décrit, par exemple, l’introduction du mousquet dans les guerres fidjiennes, ou la façon dont le capitalisme a été pris dans des « cosmologies » chinoise, américaine ou océanienne qui donnaient chaque fois aux échanges un sens profondément différent. Reste que, du point de vue conceptuel, cette approche à la fois forte politiquement et féconde descriptivement, conserve quelque chose de problématique. Entre la mise en question critique des identités, au nom de leur usage, et la réaffirmation des identités comme matrices d’usages, quelles limites, quelles articulations, quelles transitions ?
Ouverture
13La trajectoire de cette hésitation dépasse sans doute l’œuvre de M. Sahlins : on en trouverait un écho assez direct dans la façon dont se confrontent et se répondent, dans l’anthropologie française contemporaine, les travaux d’A. Bensa et P. Descola, qui circonscrivent depuis leurs divergences mêmes un espace problématique relativement commun, et inédit [7]. On se contentera ici d’en esquisser très brièvement les contours, en indiquant trois questions susceptibles de constituer autant de directions de lecture.
141. Partons du plus simple. Parler d’identité culturelle, affirmer que l’individu doit une part de ce qu’il est et se sait être aux pratiques, représentations, institutions propres à son groupe social, suppose d’employer des notions telles qu’« individu », « culture », et de statuer sur leur rapport. De là, une série de difficultés bien connues : est-il pertinent d’identifier des entités telles que les cultures, à la fois dotées d’une cohérence forte et témoignant d’une diversité réelle ? Quelle pesée ces ensembles sont-ils susceptibles d’exercer sur les représentations et les conduites individuelles (en particulier, réflexivement, sur la saisie par chacun de sa propre individualité) ? Réciproquement, dans quelle mesure l’unité et l’individualité de chaque culture est-elle mise en question par les comportements de ses membres, et par les relations entre membres de différentes cultures ?
15À cet égard, à supposer que le concept de culture ait jamais pu faire l’objet d’un usage serein, il faut remarquer qu’il connaît aujourd’hui une forme de mise en cause qui en inquiète l’identité. Cette mise en cause est perceptible dans la manière dont A. Bensa appelle à se méfier de notre tendance à voir dans « la culture » une réalité indûment hypostasiée, érigée en principe capable de gouverner du dessus l’action des individus. Une mise en cause, d’un style différent, insiste dans la façon dont P. Descola ramène l’opposition entre nature et culture à un trait caractéristique de l’ontologie « naturaliste » propre à la sphère occidentale – ce qui revient à conférer à l’idée de culture, autrefois partie intégrante du discours anthropologique, le statut d’un élément particulier dont l’anthropologie doit rendre compte : ce n’est pas tant que les cultures sont différentes, d’un peuple à l’autre, c’est bien davantage que « la culture » procède d’une découpe variable du monde, et ne peut donc rendre compte entièrement de cette variabilité dont elle procède. Pour n’être pas équivalentes, ces mises en question de l’objet canonique de l’anthropologie sont l’une et l’autre radicales.
162. Ce soupçon envers l’identité culturelle, comme terme dernier et insécable de l’analyse, va étrangement de pair avec une promotion de l’identification, comme opération centrale à laquelle l’anthropologie doit consacrer toute son attention. À cet égard, les approches proposées par A. Bensa et P. Descola tranchent avec le primat longtemps accordé dans cette discipline au jeu de la différence, primat auquel l’anthropologie structurale nous avait habitués – se dessinent ici deux voies très différentes de sortie du structuralisme et de discussion avec son héritage.
17Ainsi, A. Bensa souligne fréquemment comment le repérage des différences entre cultures s’opère sur le fond d’une identification première, par l’anthropologue, de ses objets d’étude : pratiques de l’écriture et de la transcription, abstraction d’un modèle, totalisation des comportements adoptés par les individus dans des ensembles dont on suppose qu’ils sont dotés d’une forte cohérence. Dans le même temps, il ne cesse de souligner la traductibilité réciproque des expériences, posant que nul fait humain n’a lieu dans un univers de sens si radicalement étranger à l’horizon herméneutique de l’observateur, qu’il serait voué à lui demeurer inintelligible, comme encapsulé dans son contexte propre ou sa mentalité spécifique [8]. La critique de l’idée selon laquelle chaque culture vouerait ses membres à un système de représentations et d’actions différent et intangible s’opère donc, chez A. Bensa, sur le fond d’un postulat, et sur le fil d’une critique : postulat de l’identité foncière des problèmes rencontrés par les hommes quelles que soient les sociétés ; critique de l’identité que l’anthropologue confère au matériau de son étude, dès lors qu’il oublie les opérations que lui-même effectue, hypostasiant d’autant plus ses objets qu’il entend faire abstraction de sa propre présence, dans la quête d’une introuvable neutralité observationnelle.
18Chez P. Descola, la critique du jeu de la différence prend un tour évidemment différent, mais tout aussi fondamental : le déplacement vis-à-vis du structuralisme consiste ici à inverser le postulat selon lequel le sens des éléments qu’une culture reconnaît, dépendrait des relations qui lient ces éléments entre eux. Contre le primat conféré par Lévi-Strauss à la dimension diacritique des signes, Descola confère une « préséance logique aux modes d’identification sur les modes de relation [9] ». Cela revient à poser que les ontologies reconnues et constituées par les différentes cultures, c’est-à-dire les modes de caractérisation des différentes classes d’existants et de leurs propriétés, priment sur l’établissement de relations entre ces existants et les contraint.
3. Mise en question de l’identité à soi des cultures, insistance sur les procédures d’identification par lesquelles l’anthropologue (chez Bensa), ou les peuples qu’il étudie (chez Descola), se donnent leurs objets. Sur ce fond, se dessinent évidemment chez l’un et l’autre des approches très différentes de la manière dont les individus s’identifient à partir et en fonction de l’arrière-plan collectif où ils s’inscrivent, et des confrontations où ils sont pris. Dans cette divergence, on reconnaîtra quelque chose de l’hésitation signalée plus haut, chez M. Sahlins, puisque P. Descola centre son approche sur les schèmes sous-jacents qui règlent de manière dynamique l’appréhension par chacun de soi-même et du monde, cependant qu’A. Bensa insiste sur les réaménagements radicaux que la conjoncture historique, politique et économique du moment induit chez les individus, les exigences de la lutte définissant en partie la manière dont ceux-ci se définissent et se déterminent. Se dessine de ce fait une accentuation très différente dans l’importance donnée chez l’un à la nature, chez l’autre au monde social : là où P. Descola examine comment les diverses ontologies catégorisent humains et non-humains, défait ainsi la frontière supposée intangible du naturel et du social, et entend in fine nouer un dialogue avec les sciences cognitives, A. Bensa immerge l’anthropologie dans le vif des confrontations politiques où se rejouent, ici et maintenant et au gré des stratégies d’acteurs, des objets supposés aussi invariants que les relations familiales, l’identité personnelle ou le rapport des individus aux collectifs dans lesquels ils se reconnaissent.
Il est possible cependant que cette bifurcation, qui situe l’appréhension des identités culturelles sous l’horizon là de la science, ici de la politique, ait encore à voir avec l’inflexion qu’on a signalée, d’une anthropologie de la différence vers une pensée de l’identification. Là où C. Lévi-Strauss trouvait, dans le concept de structure et l’établissement des oppositions significatives, un levier permettant d’appréhender d’un même trait les cadres logiques de l’appréhension du monde, et les règles sociales incarnées dans les institutions, A. Bensa et P. Descola brisent de manière symétrique et inverse cette unité du sociologique : l’un se propose de délivrer la plasticité stratégique du social de toute raideur structurale, l’autre entend libérer l’étude des représentations de l’être de ce qu’il nomme un « préjugé sociocentrique ». Telle est peut-être l’ironie contemporaine : que l’anthropologie, après avoir longtemps fait de la différence le ressort d’un discours unitaire sur l’homme, soit vouée à se diffracter du fait même de l’attention qu’elle porte désormais à l’identité.
Notes
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[1]
Ce texte reprend le propos liminaire de la rencontre organisée par le Ciph, le 31 janvier 2009, autour du thème « Identité culturelle : quelles leçons de l’anthropologie contemporaine ? » ; rencontre réunissant MM. les Professeurs Alban Bensa et Philippe Descola.
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[2]
Marshall Sahlins, La Découverte du vrai Sauvage et autres essais, traduction française, 2007, Paris, Éditions Gallimard, p. 320.
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[3]
Ibid.
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[4]
L’auteur cite M. Jolly, « Specters of inauthenticity » in Contemporary Pacific, 4, p. 3-27.
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[5]
Op. cit., p. 35.
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[6]
Op. cit., p. 274.
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[7]
On s’appuiera, dans les remarques qui suivent, essentiellement sur Alban Bensa, La Fin de l’exotisme, essais d’anthropologie critique, 2006, Toulouse, Anacharsis ; et Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005, Paris, Gallimard.
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[8]
Sur ces deux points, cf également Alban Bensa,« L’anthropologie autrement », in J. Bazin, Des clous dans la Joconde, l’anthropologie autrement, 2008, Toulouse, Anacharsis.
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[9]
Philippe Descola, op.cit., p. 165.