La tension des identités mémorielles

1Le point de départ de cette rencontre [1] est la question des tensions entre les identités mémorielles auxquelles se rattachent les groupes communautaires, ethniques, politiques et sociaux (ces qualités n’étant pas exclusives les unes des autres). Le terme « tension » permet de se démarquer d’une tendance générale qui, en France comme en Belgique, donne prioritairement à ces situations une lisibilité en termes de conflit, de compétition, de concurrence [2], voire de « guerres », pour reprendre le titre tapageur d’un recueil dirigé par Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson [3]. Ces expressions sont devenues de véritables lieux communs qui n’aident pas à penser ce qui a lieu et en limitent l’approche à une certaine actualité, celle des faits divers ou des débats d’opinion. Cependant, si l’on s’est si facilement emparé de ces expressions, c’est probablement qu’elles indiquent la nouveauté du phénomène. En effet, en peu de temps, des revendications mémorielles se sont fait entendre de la part des Arméniens, des Vendéens, des Harkis, à propos de la colonisation et de l’esclavage, à propos des anciens de l’OAS qui ont dressé un mur à Perpignan ou de l’injustice de l’exécution des mutins de 1917. Mais pourquoi ces mémoires devraient-elles s’opposer ou rivaliser entre elles ? Pourquoi ces tensions ne sont-elles pas qu’une phase mineure, mais nécessaire, d’un mouvement plus général ?

2Sans se limiter donc à une vision polémique des dynamiques collectives de la mémoire, il s’agit d’interroger ici les rapports qu’entretiennent différents groupes à partir de leur mémoire et des discours qu’ils produisent sur celle-ci en vue de sa reconnaissance et, ce faisant, en vue de leur propre reconnaissance en tant que groupe ayant subi des préjudices, des injustices et, plus généralement, des violences politiques.

3Que signifie l’émergence de ces mémoires pour l’identité de ces groupes ? Jusqu’à quel degré ces mémoires participent-elles, elles-mêmes, d’une construction répondant au besoin d’affirmer son identité dans l’espace public ? En quoi cela permet-il une prise de conscience de l’histoire qui a frappé ces groupes et, de façon plus générale, de l’histoire qui a frappé les sociétés ou le monde ? Ce phénomène qui s’est accéléré depuis une quinzaine d’années est-il un indicateur pertinent du rapport entre civilisation et violence radicale (barbarie) ? – c’est bien pour cela qu’il faut parvenir à dépasser une vision polémiste de la situation. Autrement dit, l’émergence et la mise en tension de ces mémoires participent-elles d’un procès plus général d’intégration des violences radicales à la civilisation ? Pour ouvrir la réflexion, il me semble nécessaire de poser ou rappeler un certain nombre de repères qui permettent de situer les phénomènes mémoriels dans les contextes et situations qui les ont rendu possibles et où ils ont pris leur sens actuel.

1 – Une prise de conscience élargie

4Pour ne pas adopter une perspective anthropologique trop vaste, je voudrais porter l’attention sur le tournant des années soixante-dix avec la prise de conscience de la spécificité du génocide des juifs qui s’est progressivement instituée dans la culture. À partir de ce phénomène s’effectue une reconfiguration des enjeux mémoriaux polarisés après-guerre par les discours des résistants appartenant aux principaux partis politiques tels que les communistes et les gaullistes. Ces discours pouvaient d’ailleurs tout à fait compter des juifs, engagés, militants, parmi leurs agents, sans pour autant que ceux-ci véhiculent des thèmes communautaires ou fassent entendre une volonté de reconnaissance de la spécificité juive du génocide dont ils avaient été la cible. Mais ce n’est pas pour autant que la conscience que les juifs avaient été victimes d’un génocide n’existait pas. Elle était au contraire bien présente, mais sous des formes plus diffuses. On en trouve des marques évidentes dès la fin de la guerre et, surtout, durant la guerre d’Algérie où la référence à ce que les nazis avaient fait aux juifs était très fréquente chez les intellectuels français, d’Edgar Morin à Claude Lanzmann, de Jean Rouch à Dionys Mascolo [4].

5Ce qui change avec les années soixante-dix, c’est l’émergence de discours qui mettent en évidence la spécificité idéologique et technique du génocide des juifs – en s’appuyant sur les travaux des historiens américains, israéliens, allemands, anglais – ; ce faisant, ces discours affirment avec plus ou moins de véhémence l’identité juive. Un des grands moments de cette émergence est la sortie, en 1985, du film de Claude Lanzmann, Shoah, et l’adoption du terme de « Shoah » (de même que le terme Holocaust appartenait à la culture anglo-saxonne). Auparavant, Holocauste, la série de Marvin Chomsky, diffusée en 1979, avait déjà amplement souligné que la volonté des nazis de détruire peuple et culture juives n’avait pas d’équivalent parmi les autres types de violences extrêmes qu’ils exerçaient sur les populations. Ces deux films, bien que radicalement différents sur les plans tant du projet que des partis pris esthétiques de leur auteur respectif, ont concouru tous deux au même phénomène, quelles que soient les polémiques qui les ont opposés. On pourrait prolonger cette remarque en rappelant les débats déclenchés par La Liste de Schindler de Steven Spielberg, sept ans après la sortie de Shoah.

6Le passage de la conscience du génocide des juifs à celle de la Shoah, porté par de nombreux discours insistant sur la singularité, voire, pour certains, sur l’unicité du crime, déclenche en différé de nombreux discours de reconnaissance mémorielle, même si, à l’évidence, la conscience des violences subies sur lesquelles se fondent ces mémoires existait tout à fait avant. La production de ces discours est dynamisée et, la plupart du temps, impulsée par cette prise de conscience de la Shoah. La mémoire devient un argument fort qui circule dans l’espace public véhiculé par les discours de groupes sociaux, et bientôt repris par les acteurs politiques comme s’il s’était imposé à eux. Ainsi, on peut considérer que si la prise de conscience des spécificités de la Shoah est un indicateur de la reconfiguration de l’identité juive avec de nouvelles formes de représentativité dans l’espace public, et, dans certaines circonstances, une tendance à des replis identitaires ou communautaristes, elle est assez rapidement un facteur décisif pour une conscience élargie concernant d’autres mémoires référant à d’autres violences subies ou transmises par d’autres groupes, non juifs. Si dans certains cas, lors des premiers moments d’affirmation dans l’espace public pour leur reconnaissance, certains groupes ont pu adopter des positions et des discours polémiques, s’arrêter à cette phase reviendrait à nier toute possibilité de régulation avec la reconnaissance qui lui est nécessaire.
Remarque : Il faut ajouter à cela que ce mouvement enregistre également les ondes de choc d’événements historiques objectifs tels que la décolonisation et la fin de la guerre du Viêt Nam, la déstabilisation du Moyen-Orient avec les guerres contre Israël de 1967 et de 1973 [5], puis la guerre du Liban (1982) et les Intifadas. On peut alors remarquer qu’il y a des conflits qui, tout en présentant des arguments mémoriels, sont surdéterminés par des intentions politiques fortement ancrées dans le présent. Autre événement décisif : la chute du mur de Berlin en novembre 1989. Mais c’est le rapport entre ces événements, ce qu’ils déclenchent et la lente élaboration des mémoires qu’il s’agira d’interroger sans céder devant une interprétation causaliste.

2 – Représentations des victimes

7Un autre mouvement de cette même époque et avec lequel le phénomène mémoriel entre en pleine convergence correspond à ce qui s’institue avec la représentation et la reconnaissance des victimes civiles de violences d’actualité. Dans les années quatre-vingt, les humanitaires deviennent un des opérateurs majeurs de ce vaste mouvement dans lequel nous sommes toujours de plain-pied. À partir de ce mouvement se produit une idéologie des droits de l’homme dans laquelle le thème (politique) de l’« opprimé » cède sa place à celui (moral) de la vulnérabilité civile. « La transformation de la scène démocratique en scène humanitaire peut s’illustrer par l’impossibilité d’un mode d’énonciation [6] », constate Jacques Rancière. Alors que les figures de la victime étaient indexées sur l’héroïsme et l’action politiques, alors que la résistance (antifasciste, anti-impérialiste) était l’un des grands pourvoyeurs d’images salvatrices et rédemptrices, un déplacement des valeurs s’opère. La victime est alors liée à l’idée de l’être sans défense (tels que les juifs déportés en deviennent les figures exemplaires) et c’est l’humanitaire qui pourvoit alors en sauveurs (de même que le Juste devient un acteur primordial du sauvetage des juifs persécutés durant la Seconde Guerre mondiale). L’humanitaire ne désigne pas seulement ici l’ensemble des organisations non gouvernementales qui travaillent sur le terrain de la misère et des malheurs du monde, il est tout autant un opérateur idéologique par lequel sont produits et ordonnés des discours et des visuels jusqu’à constituer une véritable vision du monde en crise et, à la fois, au bord de la crise en permanence. « Le règne de l’“humanitaire” commence […] là où les droits de l’homme sont coupés de toute capacité de singularisation polémique de leur universalité […]. Les droits de l’homme ne s’éprouvent plus comme capacité politique [7]. »

8Une véritable révolution culturelle. Non qu’il s’agisse de l’émergence de figures inédites, mais d’un nouvel ordonnancement et de nouvelles affectations des repères et des pôles à partir desquels deviennent intelligibles les violences qui mettent en péril l’humanité et la civilisation qui visent à canaliser et contenir ces violences. Le déplacement de la constellation des figures de l’action qui rendaient possibles les grands récits – dont Jean-François Lyotard a constaté la fin – correspond à un déplacement des valeurs et des délimitations entre politique et moral. Ce faisant, si l’on ne peut aujourd’hui parler de mémoire sans se référer directement ou indirectement à la violence, le phénomène mémoriel est lui-même à mettre en rapport avec cette resémantisation qui concerne notamment la victime érigeant sa « vulnérabilité revisitée » en centre de gravité éthique. Et c’est sur la base de cette resémantisation que se réarticule d’une part notre conception historique du présent et d’autre part le passé. Peut-être est-ce moins la disparition des grands récits qui marque ce tournant que la métamorphose de ses agents d’énonciation qui, se démultipliant, prennent notamment pour noms et positions les agents mémoriels (de façon quasi mécanique, les violences d’aujourd’hui se parent des connotations mémorielles qui vont les caractériser dès qu’elles seront d’hier).
Remarque : Le déplacement sémantique vers d’autres figures victimaires qui ne sont pas caractérisées par l’action qu’elles ont menée, mais par celles qu’elles ont subies a une autre conséquence importante dans la culture, parmi la constellation où se rangent les figures de victimes. Certes, cela a entraîné la mise en avant, comme nous l’avons dit, de nouveaux héroïsmes (l’humanitaire, le Juste). Mais – conséquence perverse – on assiste, au sens propre du spectacle, à de nouvelles et récurrentes mises en scène de criminels qui viennent s’interposer entre témoins, sauveteurs et héros. La figure du bourreau est réinvestie et, par là même, dotée d’une mémoire. Ce n’est plus tant (ou plus seulement) le général de la Wehrmacht comme le cinéma hollywoodien nous en a construit la postérité, du Renard du désert de Henry Hathaway [8] (1951) à Croix de fer de Sam Peckinpah (1977), mais l’officier SS (le Max Aue des Bienveillantes de Jonathan Littell [2006]), le dignitaire nazi ou Hitler en personne qui n’a jamais eu tant de succès depuis une dizaine d’années.

3 – Pathos sans fin

9Une des caractéristiques dominantes de cette resémantisation est l’accroissement de la charge émotionnelle dans l’économie subjective. Si l’on reprend l’expression « régime du sensible » (Jacques Rancière), alors celui-ci se définit par l’excès de pathos dépassant sa fonction comme moyen (lorsque l’émotion ouvre des possibilités de compréhension à laquelle une objectivation rationnelle ne saurait faire accéder) pour devenir comme une véritable fin, répondant à une logique immersive où le sujet abandonne son souci d’intelligibilité pour un souci d’empathie. Empathie avec l’inaccessible de la disparition, du tort irrémédiable, de la perte sans fond, repris tous ensemble comme argument dans les nombreux discours publics de la mémoire (reste à savoir à quel niveau, ou jusqu’à quel niveau ces discours construisent un simulacre d’empathie – ou l’empathie comme simulacre ?).

10Je voudrais présenter maintenant un exemple flagrant qui a pour avantage de se situer sur la scène allemande, non pas française, et par là même montrer l’étendue de ce régime pathique sous lequel, par-delà les frontières, nous sommes placés.
On est conduit à emprunter en février 2009 la Deutsche Bahn (les chemins de fer allemands), plus précisément la ligne Francfort sur le Main-Erfurt. Comme habituellement, le voyageur trouve à sa place un dépliant le renseignant sur les horaires de la ligne que couvre le train dans lequel il est monté et les connexions qui lui sont proposées aux arrêts de certaines gares. Bien sûr, le dépliant comporte certains espaces libres occupés généralement par de la publicité ou, accessoirement, par des campagnes de communication à but non lucratif. Ce qui, en l’occurrence, est le cas. Ici, c’est de mémoire dont il est question, avec pour promoteur une association (Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge de Kassel) créée après la Première Guerre mondiale, pour identifier les disparus au combat, et qui continue d’œuvrer après la Seconde dans le même but. Sur la photo, une petite fille d’une dizaine d’années qui, la main lui soutenant le bas du visage, est manifestement pensive et triste. En haut, au-dessus de sa tête, on peut lire : Wo ist mein Uropa ? [Où est mon arrière-grand-père]. En y réfléchissant bien, la question est la suivante : de quoi peut être affectée cette enfant pour qui il est impossible d’avoir connu son arrière-grand-père avant qu’il ne disparaisse durant une des batailles qui ont eu lieu entre 1939 et 1945. Ainsi, de même que le pathos est sans fond lorsqu’une logique immersive l’impose, de même cette quête est irrémédiable lorsqu’il s’agit non seulement d’un passé ou d’une expérience, mais d’un être que le sujet n’a pas pu connaître, pour être né bien après sa mort. Il y a là un très bon indicateur de ce régime émotionnel sous lequel sont placés les discours mémoriels – et par lequel les individus sont désormais requis à se porter présents dans l’espace de la mémoire publique. Engager une critique de la mémoire devrait non pas se focaliser sur les conflits épisodiques de certains groupes entre eux, mais plutôt se porter sur l’économie entre pathos et rationalité et sur les logiques de subjectivation qui animent cette conscience spécifique du passé qui a pour nom aujourd’hui la mémoire.

4 – Lectures extérieures

11Pour clore cette brève relecture de quelques questions que recèlent les rapports entre identité et mémoire, je voudrais mentionner les travaux de deux chercheurs (Arjun Appadurai, professeur d’anthropologie à l’université de Chicago, et Michael Rothberg, professeur de littératures comparées et d’études juives à l’université d’Urbana-Champaign) qui n’appartiennent pas au champ intellectuel français (ni européen) et dont les analyses peuvent indiquer d’autres lectures possibles.

12Anthropologue, auteur notamment d’Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Arjun Appadurai a beaucoup travaillé à partir de Benedict Anderson et de son étude sur l’imaginaire national [9]. Sa lecture de la globalisation sort des chemins tracés par la critique du spectacle pour interroger les modes de reconstruction d’un imaginaire postnational à travers les flux culturels (dont participent les mémoires) correspondant aux mouvements des groupes de populations à travers le monde. Les nouvelles technologies apparaissent comme un moyen, non plus (ou non seulement) d’aliénation, mais de recomposition d’identité et de rencontre entre des acteurs collectifs qui autrement n’auraient jamais eu de contact (on sort d’une critique radicale de l’ultralibéralisme – sans pour autant le cautionner). Sa thèse est qu’« il existe une relation analogue entre le travail de l’imagination et l’apparition d’un univers politique postnational [10]. » Or, les questions de mémoire telles qu’elles s’imposent aujourd’hui sont un des caractères les plus pertinents de l’histoire postnationale qui se construit depuis les années quatre-vingt et à la construction de laquelle nous participons – sans forcément en avoir une conscience précise. Je voudrais citer deux passages qui, même s’il n’y est pas explicitement question de mémoire, peuvent être facilement déplacés et reproblématisés en termes mémoriels :

13

La nouvelle économie culturelle globale doit être vue comme un ordre complexe, à la fois disjonctif et possédant des points de superposition, qui ne peut plus être compris dans les termes des modèles centre-périphérie existants (même ceux qui peuvent rendre compte de centres et de périphéries multiples)[11].

14

Dans la mesure où l’État nation entre dans sa phase terminale […], nous pouvons déjà nous attendre à découvrir autour de nous des matériaux pour reconstruire un imaginaire postnational. Sur ce point, je pense que nous devons prêter une attention particulière à la relation entre les moyens de communication de masse et les mouvements migratoires, deux faits sur lesquels repose la signification que j’accorde à la politique culturelle qui se développe dans le monde global moderne. Nous devons notamment étudier de près la variété de ce qui est apparu sous la forme de diasporas de publics enfermés dans leur bulle [12].

15Reprenons ici deux propositions seulement pour les commenter. Lisant « l’État nation entre dans sa phase terminale », on peut effectivement se dire que les mémoires portées par des figures résistantes telles qu’elles le furent après-guerre (cf. supra) étaient contemporaines d’une double configuration de l’État et des partis politiques auxquels étaient étroitement associés une conception de l’engagement et de la patrie. Cet ensemble a en partie évolué, en partie disparu, et c’est au moment de cette mutation qui se réalise progressivement entre les années soixante-dix et quatre-vingt (marquée symboliquement par la chute du mur de Berlin) que se déclare le phénomène mémoriel et qu’il s’institue comme tel (conjointement au phénomène humanitaire) dans l’espace public. Et à la mention qu’il fait des « mouvements migratoires », on peut associer, en contiguïté, l’affirmation et la reconnaissance du phénomène communautaire (version statique des flux migratoires) qui s’est accru dans les années quatre-vingt-dix.
Portant sur la France d’après-guerre et ce qu’il nomme les « prétendus conflits de mémoire entre génocide, esclavage et colonialisme », les derniers travaux de Michael Rothberg présentent une nouvelle réflexion qui vient bousculer les théories et opinions courantes sur la mémoire publique et l’identité collective [13]. En rendant visible une contre-tradition mémorielle où s’articulent, se répondent et interagissent génocide des Juifs et colonialisme, il fait se rencontrer les études sur le génocide des juifs et sur le postcolonialisme. Il conteste les discours unilatéraux qui, construisant eux-mêmes une vision des mémoires en compétition, considèrent que les relations entre mémoire et identité ont pour conséquence une sorte de logique d’annulation ou de crispation par laquelle l’histoire d’un groupe est supposée bloquer les histoires d’autres groupes. À cela, il oppose une théorie de la mémoire multidirectionnelle qui, dans la sphère publique, insiste sur le fonctionnement en interaction des mémoires les unes avec les autres, produisant, selon lui, des possibilités nouvelles et inattendues. La rencontre publique des mémoires collectives fournit ainsi des ressources à d’autres groupes leur permettant de faire émerger leur propre revendication de compréhension et de reconnaissance des torts subis dans l’histoire. Si d’un côté, il s’attache à souligner l’importance du génocide des juifs dans la prise de conscience des violences politiques et historiques, de l’autre, il fait apparaître que la mémoire du génocide des juifs a en partie émergé grâce aux processus de la décolonisation et aux mouvements de lutte pour les droits civils dans les Caraïbes, en Afrique, en Europe et aux États-Unis.

Notes

  • [1]
    Cette rencontre était intitulée : « Identités et mémoires. La tension des identités mémorielles », organisée par Philippe Mesnard qui invitait Sophie Ernst. Elle a eu lieu à la Maison Heinrich Heine, le samedi 7 mars 2009.
  • [2]
    Jean-Michel Chaumont,La Concurrence des victimes : génocide, identité et reconnaissance, 1997, Paris, La Découverte.
  • [3]
    Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.),Les Guerres de mémoires. La France et son histoire, préface de Benjamin Stora, 2008, Paris, La Découverte. D’autre part, il est important de souligner que ce recueil contient de nombreuses études de grand intérêt.
  • [4]
    Cf. on se reportera également à : Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah. Critiques des discours et des représentations, 2000, Paris, Éditions Kimé, p. 26-28.
  • [5]
    Pour la situation aux États-Unis, on se reportera à Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine [1999], 2001, Paris, Éditions Gallimard ; et pour Israël, à Tom Segev, Le Septième million [1991], 1993, Liana Levi.
  • [6]
    Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, 1995, Paris, Galilée, p. 172.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Cf. Jacqueline Nacache, « Rommel à Hollywood », Témoigner entre histoire et mémoire, Fondation Auschwitz (Bruxelles) et Éditions Kimé (Paris), n° 103, avril-juin 2009, p. 27-41 ; ainsi que les détournements de photogrammes de Piotr Uklanski, The Nazis (1998).
  • [9]
    Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], 1996, Paris, La Découverte.
  • [10]
    Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation [1996], préface de Marc Abélès, 2001, Paris, Payot, p. 55.
  • [11]
    Ibid., p. 68.
  • [12]
    Ibid., souligné par l’auteur.
  • [13]
    Michael Rothberg, Multidirectionnal Memory, 2009, Stanford University Press, Palo Alto.