Sujet événementiel et événement-sujet. Les défis d'une politique de la métamorphose
1Une figure post-substantielle du sujet – un post-sujet ? – se fraye le chemin dans la foulée de la critique radicale du sujet métaphysique. Le prétendant alternatif pour le lieu vide du sujet moderne « fondateur » est un sujet non-substantiel, occasionnel, oscillant, discontinu : un sujet en devenir, aléatoire, rare ou précaire [1]. Appelons cette nouvelle figure – qui s’impose depuis quelques décennies sur la scène de la pensée politique contemporaine et de la philosophie radicale et qui, après la confirmation du constat de la mort du sujet métaphysique et par conséquent du sujet souverain, substantiel de la politique, est la seule qui nous intéresse ici – sujet événementiel.
2L’axiome du sujet événementiel est loin d’être philosophiquement accompli ; toute une série de problèmes, dont l’enjeu n’est rien moins que décisif pour la pensée et la pratique politique, s’ouvre avec elle. Tentons de faire face à ces problèmes, respectivement à ces nécessités critiques :
31) La nécessité de contourner l’idée d’un assujettissement quasi-substantiel.
42) La nécessité d’assurer la possibilité d’émancipation du sujet ainsi que la continuité de son émancipation, c’est-à-dire de la lutte et du devenir-sujet dans et par la lutte. Comment son devenir face à la justice et l’exigence de la lutte est-il possible ? Faudrait-il céder au scepticisme résigné de la thèse que la liberté ne serait au bout du compte rien d’autre qu’un épiphénomène des mécanismes du pouvoir ?
53) Comment le commun est-il possible s’il ne relève que de configurations précaires ?
64) Plus généralement, l’exigence de la praxis de la transformation reste ouverte. Comment la transformation d’une situation d’origine s’effectue-t-elle par un sujet non seulement inconstant mais même constitutivement opportuniste, dans la mesure où son actualisation « en réseau » rend possible des processus de désubjectivation et de resubjectivation, de changement de position par rapport aux configurations du pouvoir mais sans qu’une transformation de la condition d’origine soit nécessairement effectuée ? Comment le monde peut-il être transformé – ce qui exige toujours une action disruptive – par un opérateur réactif ?
7Ainsi l’affirmation d’un sujet événementiel devrait faire face au préalable à quelques problèmes constitutifs, d’ordre ontologique donc, concernant la condition de possibilité d’un tel sujet. Ce court texte se propose de les présenter sous la forme d’une série de questions critiques, en lançant à la fin de chaque question une hypothèse respective.
Une remarque préliminaire s’impose. Pourquoi avoir recours à des catégories ontologiques en parlant du sujet politique ? Ne serait-ce pas une confusion fâcheuse ? Ne faudrait-il pas détacher de manière décisive et définitive le champ ontologique du champ politique de même que la question du sujet de l’appareil catégoriel de l’ontologique ? Cette question semble être cruciale pour notre problématique et elle demande sans aucun doute un développement extensif. Ici, je ne peux qu’émettre une hypothèse de plus : refaire le lien entre ontologique et politique – tout autre chose que réaffirmer le dispositif ontopolitique stabilisé dans la lignée platonicienne – semble être une exigence critique brûlante devant la pensée philosophique. Articuler à nouveaux frais les catégories majeures pour repenser le politique et le sujet politique – la singularité, l’universel, la praxis, la puissance, le travail, la résistance, la lutte, l’événement, la transformation, le commun, la justice, le monde – ne veut dire rien de moins que rouvrir leurs enjeux ontologiques.
1 – La compétence du sujet événementiel
8D’où vient la compétence d’un sujet aléatoire ? Ou bien : le sujet événementiel est-il un sujet performatif [2] ? En d’autres termes, est-il possible de ne pas supposer une « idéologie » présubjective et par conséquent une compétence subjective qui préfigure l’émergence du sujet dans et par son action libre ? Si le sujet n’émerge que dans une situation ou un moment critique déterminés, la question de ce qui déclenche le processus de son émergence et de sa matière reste ouverte. Quelle serait la compétence du sujet événementiel – compétence de s’émanciper de sa situation d’origine, compétence de participer au commun, compétence d’imaginer un monde et de transformer le monde donné en conséquence – compétence de l’action transformatrice ? Un sujet précaire pourrait-il être qualifié ou compétent pour s’orienter dans le monde, pour agir, pour résister, pour transformer et se transformer, pour construire le commun – et comment ?
(H) Or, même un sujet précaire, événementiel, discontinu suppose nécessairement une sorte de « qualification » ou de « compétence ». Un sujet non-qualifié, sans qualités, « pur et simple » ne peut subsister en tant que sujet événementiel, c’est-à-dire résister et persister dans son affirmation. Mais alors son événement ne pourrait être et n’est jamais « pur ». Telle est l’aporie du sujet événementiel.
2 – Le champ pré-subjectif
9L’aporie du sujet événementiel engage ainsi la question de son origine. Le motif de l’origine étant un élément central de la logique de la substance et par conséquent de l’individu, du grand sujet individuel, la scène d’origine du sujet événementiel fait défaut. Quelle est l’origine du sujet événementiel ? D’où vient-il au monde?
10Tournons-nous donc « en arrière » – réfléchissons – pour faire face à la situation de l’émergence du sujet (pour ne plus parler de généalogie). Il faut d’abord insister sur le fait que la situation « pré-subjective » de l’émergence du sujet n’implique pas une détermination par des facteurs extérieurs, à la fois au sens sociologique et psychanalytique entendus vulgairement. Évidemment le sujet émerge dans un milieu pré-subjectif : « milieu » qui est en effet un flux, c’est-à-dire non pas un courant homogène – substance, énergie, force vitale, souveraineté, loi, configuration sociale ou politique figée, scène d’origine – mais une dynamique compositionnelle. Cette dynamique ne suppose ni une harmonie pré-établie ni une homogénéité construite ; au contraire, la dynamique compositionnelle devrait être pensée comme un champ de forces polémiques. Ce qu’on appelle « milieu pré-subjectif », en partant apparemment d’une logique de l’individu, est en effet un espace où s’effectuent des pulsions, des tensions – des intensités et des forces subjectivantes. Étant traversé par des forces et des processus de subjectivation, l’espace pré-subjectif est donc déjà subjectif en soi. Le « pouvoir » est lui-même un conglomérat de forces subjectives, et par conséquent les rapports de pouvoir sont toujours englobés dans des tensions subjectives : le champ du pouvoir est un champ tensif subjectif. Par conséquent l’émergence du sujet n’est que le processus de transformation d’un espace ou d’un champ subjectif [3].
(H) Le sujet est à la fois une navette subjective et une toile tissée par celle-ci. De ce fait, même si le sujet politique est précaire et instable (ou plutôt méta-stable), il ne pourrait pas être dit purement occasionnel ou aléatoire. La chance du sujet est portée par des nécessités tensives. La nécessité de la liberté est tout autre chose que la prédestination de l’événement messianique.
3 – Constitution hybride du sujet
11À la suite de Gilbert Simondon, dans sa Grammaire de la multitude, Paolo Virno trace une « généalogie » politique du « sujet amphibie ». Il traite le processus d’individuation comme constitutivement inachevé et considère le sujet comme « mélange » d’éléments préindividuels et de parties singularisées. Il dégage trois grands domaines – ressources pré – individuelles du sujet : la perception, la langue et les rapports de production [4]. À cet égard, il faudrait d’abord noter la promiscuité constitutive de ces trois domaines (pas de production et donc de pouvoir sans discours et politiques du sensible, et vice versa), ainsi qu’un manque important dans la distinction établie par Virno, notamment ce qu’on désigne comme sphère prothétique.
12La notion de sphère prothétique a la tâche de désigner le nombre infini des tekhnai (savoirs-faire, voire modes d’agir) et des « prothèses » ou des modes prothétiques qui leur correspondent. Ici, par prothèse on ne comprend pas seulement les outils fonctionnels, les outils techniques ou les technologies. Les « prothèses » sont des modes de subjectivation : des « canaux » des devenirs subjectifs. Le vêtement, depuis qu’il existe, est un mode constitutif du devenir du sujet : en fait, le morceau de tissu se transforme en vêtement seulement en tant que prothèse subjective. Chaque prothèse correspond donc à des tekhnai, respectivement à des pratiques culturelles qui se cultivent historiquement, mais également à des tekhnai singulières et souvent innommables. De leur côté, ces tekhnai engagent toujours des processus matériels et des intensités sensibles ; elles participent au devenir-sensible du sensible comme une force immanente. Parlons donc de tekhnai aisthétiques et des processus tekhno-aisthétiques. La sphère prothétique désigne donc l’ensemble des pratiques (trans-)individuelles, tekhno-aisthétiques, de subjectivation. De ce fait, le concept de sphère prothétique pourrait bien englober les trois domaines déduits par Virno : tous les systèmes de fonctionnement, de signification et de communication « trans-organiques », du langage à l’art et aux médias, mais aussi les comportements, les pratiques sociales et les institutions, en commençant par la super-prothèse de la « société » (et sans oublier la perception, qui est loin d’être une capacité naturelle « sauvage », mais qui est formée et conditionnée par nombre de tekhnai), pourraient être conçus comme prothèses au sens que l’on propose ici. Or les rapports de production-pouvoir sont toujours saisis dans la transformation de la matière sensible par ces tekhnai.
4 – Désorganisation du corps, biopolitique et tekhno-aisthétique
13L’affirmation sur la constitution hybride du sujet a des conséquences importantes sur une des thèses marquantes de la pensée politique, la thèse biopolitique. Dans la mesure où la puissance du sujet est puissance des multiples modes du devenir, qui sont toujours des modes tekhno-aisthétiques, on ne peut parler de puissance pure du sujet. La puissance est toujours modale. À cette affirmation répond une vision du corps : le corps n’est pas une unité organique ou machinique homogène ; il est toujours pris dans un mouvement de dés-organisation qui n’est autre chose que le mouvement immanent au corps, excédant l’opposition entre organique et inorganique [5]. Or le noyau tensif de la construction de la puissance du commun est immanent au mouvement du corps-événement ou du corps-sujet en tant que devenir-multiple des singularités, en tant que leur composition. Alors, la tentative de s’emparer de la puissance de la vie du corps – l’essence de la biopolitique – représente en premier lieu un geste de réduction totalisante, de production de substance. Seule la substance pourrait être possédée et dominée, et non pas la puissance ; or la puissance doit être réduite à la substance sous la forme d’une puissance homogène et totale, donc saisissable [6]. La production capitaliste rend la domination possible en produisant, avant tout produit, (la fiction de) la substance – la fiction de la substance en tant que productibilité pure, en tant que condition de possibilité de la production. Mais cette substance-productibilité n’est autre chose que la réduction des puissances singulières des corps. Pourtant toute puissance comporte un moment immanent de résistance (cf. infra, 6.) et c’est la raison pour laquelle le corps-sujet ne peut jamais être dominé totalement. Il est en excès sur toute totalité et par conséquent la puissance de la lutte et de la liberté sont irréductibles.
14(H) L’emprise biopolitique sur les corps-sujets ne peut jamais être totale, elle n’est qu’un processus totalisant engagé dans une bataille pour s’emparer des champs tekhno-aisthétiques, des champs de l’émergence des modes de subjectivation.
La question décisive pour le sujet-politique aujourd’hui est donc la question tekhno-aisthétique. L’actualité se trouve sous le signe de la transformation capitale des modes de production, d’échange et de pouvoir qui n’a pas tardé à engager la transformation des modes de subjectivation : la marchandisation de la force de travail elle-même, c’est-à-dire l’absorption de la puissance de la vie, l’opération de base de la biopolitique. Désormais, on le sait : on ne peut pas aborder la transformation biocapitaliste sans tenir compte de la transformation des modes de subjectivation qui sont toujours matériels, c’est-à-dire tekhno-aisthétiques. Reformulons donc la thèse sur la transformation ; parlons, au-delà de – ou à même – la biopolitique, d’un processus d’absorption des modes et des tekhnai de subjectivation. Si on périphrase Benjamin, il s’agirait dès lors non pas de bio-esthétiser la politique mais de (re-)politiser la (bio-)aisthétique, ou plutôt de suivre son rythme politique immanent. Une bataille aisthétique en faveur des sujets inimaginables pour tracer l’à-venir.
5 – L’aporie du sujet événementiel
15Maintenant on peut reformuler les questions sur la condition de possibilité d’un sujet politique événementiel, en les recentrant sur deux point cruciaux :
- le point d’émergence du sujet (appelons-le problème du passage qualitatif ou « généalogique ») ;
- le point de passage du sujet « individuel » au sujet collectif (appelons-le problème du passage quantitatif ou du devenir-multiple), qui pourrait se réduire à la question : comment plus d’un sujet-événement est-il possible ? Comment les événements sont-ils compossibles ? Abordons ces questions en détail.
16Chacune de ces deux suppositions, envisageant respectivement une opération immanente à l’ensemble et une opération qui le transcende, se heurte à des problèmes difficiles. Par rapport à la supposition « intra-ensemble » il se pose une question ultérieure, notamment comment saisir le moment de l’émergence : si l’événement est l’effet d’une simple accumulation, en quoi est-il précisément un événement ? Quant à la supposition « extra-ensemble », selon laquelle l’intervention d’une force externe serait à l’origine du sujet-événement, on sera inévitablement amené à conclure que cette force devrait être elle-même d’ordre événementiel. Il s’agirait donc d’une série événementielle gouvernée par l’effet domino. Mais dans ce cas on aboutirait à une vision du flux héraclitéen quasi-mystique qui n’éviterait pas à son tour de se heurter au paradoxe de l’origine ; il s’agirait donc d’un mauvais infini.
17L’aporie du sujet-événement engage ainsi le paradoxe constitutif de l’idée de changement. Les deux côtés de l’aporie se présentent dès lors ainsi. D’une part, on fait face à la question de l’émergence événementielle du sujet, question qui s’attaque à la logique messianique : sans une ressource transcendante d’où l’apparition miraculeuse tire-t-elle sa puissance ? En quoi l’événement-« miracle » est-il un « miracle » et non pas un fait singulier ? D’autre part, concernant le rapport de l’événement du sujet et du fond dynamique duquel il émerge, il se pose la question : comment l’instant de la métamorphose événementielle peut-il avoir lieu si on suppose une constance du changement ? Comment cet instant est-il discernable sur le fond dynamique du champ pré-subjectif ? Si l’événement est la navette du changement, alors dans un monde où tout change y aurait-il possibilité d’événement ?
6 – Puissance, résistance, métamorphose
18Tentons de proposer une réponse à ces apories en les forçant conceptuellement – c’est-à-dire en tentant de les saisir à la hauteur de leur exigence aporétique. Pensons donc la coïncidence du changement et de l’événement, en tant que moment d’événement-métamorphose. Cette affirmation s’appuie sur une thèse ontologique, notamment l’immanence de l’événement à la métamorphose, la seule substance du monde. L’événement est ce qui empêche la clôture de la substance, ce qui affirme la persistance du changement. C’est par l’événement que le mouvement n’est jamais une actualité parfaite et c’est par lui qu’il préserve toujours une partie de puissance non-actualisée – non-soumise. Mais comment l’événement émerge-t-il dès lors en tant que force disruptive – c’est-à-dire en tant que résistance à l’actualisation complète ? Comment imaginer cette émergence immanente du sujet à même le mouvement ?
19Posons d’abord ceci. L’événement ou le passage à l’acte ne devrait pas être pensé sous la logique de l’actualisation, à moins que ce ne soit une actualisation paradoxale, actualisation qui excède la logique de l’actualisation. Car il s’agit d’un moment immanent à la puissance qui résiste à l’actualisation, d’une contre-actualité : une force qui s’oppose donc à la logique de la substance, de la souveraineté et de l’individu. Or Aristote a essayé de penser la possibilité de la possibilité, la dunamis, de se manifester en tant que contre-puissance (d’après la formulation de Dimka Gicheva-Gocheva qui parle de « contre-possibilité [7] »). En d’autres termes, Aristote est le premier à introduire une notion de contre-puissance, qui anticipe celle qu’on identifie ici sous le nom de résistance. Dans la Métaphysique, Aristote distingue quatre significations [8] de la catégorie de puissance (dunamis), et c’est la quatrième qui est d’un intérêt tout à fait particulier pour nous. Il s’agit du point le plus sous-estimé de la définition aristotélicienne de la puissance, notamment du fonctionnement de la puissance en tant que contre-puissance, une résistance intrinsèque qui garde la chose d’un développement indésirable, d’un déclin, d’une dégénération, c’est-à-dire qui garantit son mouvement vers le mieux (1019a 26-30 ; 1046a). Ce terme n’a même pas de traduction particulière en latin, les trois premiers aspects étant traduits respectivement par potentia, possibilitas et potestas.
20C’est un point capital de la pensée d’Aristote qui semble être resté méconnu, obscur même, surtout en ce qui concerne son potentiel explosif en vue de la pensée politique radicale. Aristote a postulé la résistance – la résistance contre l’actualisation, la résistibilité – en tant que qualité intrinsèque de la puissance. C’est une force « démoniaque » donc, dans le sens où elle sera opposée au premier moteur – « Dieu » (ou le Sujet souverain), cette actualité pure sans aucun résidu de puissance. Pourtant elle semble absolument nécessaire pour Aristote : sans résistance, il n’y aurait pas de puissance ; sans puissance, il n’y aurait pas d’actualisation. L’ontologie de la puissance est impossible donc sans la pensée de la résistance ; la pensée de la résistance – sans la pensée de l’événement-métamorphose [9].
21Or le passage à l’acte, le moment « miraculeux » du déclenchement du mouvement, est immanent à la puissance même – sa partie non-actualisable qui l’immunise contre la saturation de l’actualité –, et, sans qu’il soit un moment tautologique, il est son opérateur immanent de recomposition, la métamorphose par laquelle le devenir persiste.
22Parlons donc de la métamorphose de l’événement. La métamorphose tranche l’opposition entre les instants comme entités discrètes, discontinues, et la durée en tant que continuum. La métamorphose n’est pas la relève de cette opposition ; elle n’est pas la synthèse de l’instant et de la durée, de discontinu et de continu. Elle brise cette opposition : elle est la durée de l’événement, ou bien sa persistance. Par conséquent l’événement est le mouvement de la métamorphose elle-même : il est le mouvement du mouvement, en dépit de l’affirmation aristotélicienne dans la Métaphysique selon laquelle il n’y a pas de mouvement du mouvement.
(H) Pensons donc le sujet en tant que ce point de passage – le point de la résistance immanent à la puissance, à partir duquel se déclenche le passage à l’acte ou l’événement.
7 – Du sujet « individuel » au sujet collectif
23Si notre deuxième question était : comment plus d’un sujet-événement est-il possible ? – il paraît que nous disposons maintenant des instruments conceptuels nécessaires pour articuler une réponse possible. La métamorphose est ce qui ouvre la possibilité de l’événement comme composition d’événements. L’événement est une composition de forces, d’intensités événementielles ; il n’est pas le devenir-déterminé d’un ensemble potentiel mais un devenir-indéterminé, qui dé-actualise les ordres factuels, qui les contamine de la puissance événementielle. L’événement n’est rien d’autre que l’opération de re-configuration de la surface événementielle : il n’est qu’une grandeur compositionnelle et tensive et nullement absolu ou substantiel ; par conséquent l’émergence d’un événement singulier est possible seulement dans un champ d’intensité événementielle, et donc par rapport à une multitude indéfinie d’autres singularités.
24(H) Par conséquent un sujet « individuel » est déjà, par définition, collectif. L’émergence du sujet est toujours un devenir-multiple [10] : l’expression d’une singularité est une altération [11]. Il n’y pas de passage quantitatif mais seulement passage qualitatif – recomposition-transformation du champ des forces.
8 – La persistance. Conclusion
25(H) Le sujet est donc le nom du point de passage – point de résistance et, désormais, point de persistance : la co-ïncidence de l’événement et de la métamorphose.
26Le sujet est le point de persistance de l’événement, la courbe du front événementiel qui est à concevoir comme front météorologique. Le sujet est dans ce sens la durée de l’événement ou l’opérateur de la métamorphose : d’une part il est continuum métamorphique, devenir permanent, d’autre part il est force disruptive – événement (de la justice). Toute affirmation singulière est un acte juste ; toute justice est disruptive.
27Ainsi, la pensée de la persistance – et du sujet en tant qu’événement persistant – tranche l’aporie politique du sujet, l’aporie de son action. La pensée de la persistance pose aporétiquement (compose) la force disruptive de l’événement-justice – cet universel disruptif, et la continuité persistance de la lutte.
28On peut donc résumer le parcours conceptuel effectué ainsi :
291. Le sujet n’est ni trop-plein (figure substantielle : individu, souverain) ni creux (pur opérateur formel).
302. Le sujet n’est ni puissance (y compris puissance de se réduire à une unité réfléchissante) ni actualité. En termes linguistiques générativistes, le sujet n’est ni compétence ni performance.
313. Le sujet ne relève ni d’une constitution aporétique, d’un geste aporétique constitutif, ni d’un mouvement d’actualisation. Son événement n’est pas le résultat d’un devenir progressif, d’une accumulation quantitative ni d’une irruption ex nihilo.
324. Le sujet est opérateur de la résistance immanente à la puissance : de la persistance métamorphique-événementielle. Le sujet est opérateur de transformation. Le sujet est l’opérateur de la transformation par laquelle la crise immanente du politique persiste et sa saturation est toujours différée. Or le sujet est un mode – un modus operandi : le sujet est d’ordre modal.
9 – Post-Scriptum. Sur la transformation actuelle
33Les questions théoriques soulevées dans ce texte se formulent selon l’exigence – et dans l’urgence – critique de l’actualité. Or la question décisive dans cette situation de transformation irréversible – d’absorption non seulement des puissances de la vie mais du potentiel de résistance et de la transformation des sujets politiques – se présente comme ceci : comment persister dans le flux totalisant, dans la fluidité biopolitique et techno-esthétique, comment résister à l’absorption de la transformabilité de la vie sans abolir la possibilité d’émergence de l’événement-sujet ?
34Persister dans la réponse donc. Affirmer la persistance des formes de vie à travers la transformation, affirmer la métamorphose des sujets-politique contre la fluidité quasi-substantielle des nouveaux pouvoirs totalisants, ré-ouvrir et re-mobiliser la puissance transformatrice de la praxis politique, non pour poser de nouveau l’exigence de transformer le monde mais pour transformer sa transformation. On ne persistera dans l’événement-sujet que si on lui fait face à la hauteur de sa propre exigence : celle de la révolution permanente de la métamorphose qui n’est pas une interruption quasi-messianique mais une immanence anarchique – une immanence transformatrice qui persiste, (se) creusant toujours plus loin dans le vide de la krisis, de l’inimaginable d’une justice sans commune mesure, de la liberté tout court.
Notes
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[1]
Pour n’évoquer ici que les formules d’Alain Badiou et de Jacques Rancière : « Le sujet est rare. » (Alain Badiou, L’Être et l’événement, 1988, Paris, Seuil, Méditation Trente-Cinq : « Théorie du sujet ») ; « La manifestation politique est ainsi toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires. » (Jacques Rancière, « Dix thèses sur la politique », Aux bords du politique, 1998, Paris, La Fabrique-Éditions, p. 245).
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[2]
Ici il s’agit évidemment d’une reprise libre de l’opposition, problématique en soi, de la linguistique générative entre compétence et performance, qui correspond dans ses grandes lignes à la dichotomie aristotélicienne de la puissance et de l’acte.
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[3]
Dans son texte programmatique, « Dix thèses sur la politique », Jacques Rancière postule la non-substantialité du sujet politique à sa propre manière : « La politique ne peut se définir par aucun sujet qui lui pré-existerait. C’est dans la forme de sa relation que doit être cherchée la “différence” politique qui permet de penser son sujet. […] S’il y a un propre de la politique, il se tient tout entier dans cette relation qui n’est pas une relation entre les sujets, mais une relation entre deux termes contradictoires par laquelle se définit un sujet. La politique s’évanouit dès que l’on défait ce nœud d’un sujet et d’une relation. » (« Dix thèses sur la politique », in Aux bords du politique, op. cit., p. 226). La question qui se pose à cet égard est la suivante : si le sujet est constitutivement « double », impliquant une relation agonale, comment l’agon politique (le « litige ») – et par conséquent la reconfiguration du champ – sont-ils dès lors possibles? Ne court-on pas le risque d’une quasi-substantialisation de la relation agonale qui invaliderait la possibilité de polemos ?
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[4]
Cf. Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, trad. de l’italien par Véronique Dassas, 2002, Paris, Éditions de l’éclat & Conjonctures, p. 81.
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[5]
Pour une élaboration plus ample de ce concept, cf. Boyan Manchev, La Métamorphose et l’instant – Désorganisation de la vie, 2009, Strasbourg, Éditions de la Phocide.
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[6]
Cf. à cet égard l’affirmation de Virno : « la biopolitique n’est qu’un effet, un reflet, ou justement une articulation, de ce fait primordial – à la fois historique et philosophique – qui consiste en l’achat et la vente de la puissance en tant que puissance ». (Paolo Virno, op. cit., p. 93-94).
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[7]
Cf. Dimka Gicheva-Gocheva, Novi opiti vyrhu aristotelovia teleologizym [Nouveaux essais sur le téléologisme aristotélicien], 1998, Sofia, LIK, p. 74-77.
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[8]
En effet, dans le Livre Théta, elles sont quatre, dans le Livre Delta, plutôt cinq (1019a 15-32).
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[9]
Cette thèse pourrait ouvrir la voie à un rapprochement possible des enjeux des ontologies de la puissance et de celles de la résistance, tout en assurant le terrain ontologique de l’affirmation paradoxale de Deleuze « La résistance est première ».
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[10]
C’est la raison pour laquelle le sujet-politique, le sujet-événement-métamorphose peut porter aussi le nom de multitude. La définition spinozienne de la multitude en tant que pluralité qui persiste comme telle serait également la définition exemplaire du sujet. Une pluralité qui persiste dans la métamorphose en tant que métamorphose, ajouterons-nous.
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[11]
Pour le développement de cette thèse je me permets de renvoyer à la première partie du livre L’Altération du monde. Pour une esthétique radicale (2009, Paris, Nouvelles Éditions Lignes).