Sujet du politique, politiquement sujet

1Nous sommes ici invités à décliner la notion de « sujet » en tenant pour acquises les critiques du sujet qui se sont exprimées dans la philosophie contemporaine. Cela fait déjà longtemps, en effet, que notre époque a fait la critique des apriorismes transcendantaux qui faisaient du sujet une contrepartie a priori de l’objet, et de l’expérience un domaine d’objectivité, perçu comme un face-à-face sujet-objet, au lieu d’un vécu entremêlant constitutivement sujet, monde et autrui. Le sujet dit postmoderne, si on peut faire usage de ce raccourci, n’est pas le pendant du monde ni d’autrui, car il est déjà dans le monde et avec les autres de manière telle qu’il en résulte intrinsèquement affecté et conditionné. Son caractère impur et décentré, mêlé à des structures hétérogènes et au monde environnant, a été dégagé non seulement dans la déconstruction philosophique du sujet moderne, mais aussi dans les disciplines avoisinantes : la psychanalyse, l’anthropologie, l’ethnologie, la linguistique, les sciences sociales. L’expression foucaldienne « mort de l’homme », corollaire logique d’une « mort de Dieu » qui a répandu son effet corrosif au-delà du Dieu transcendant de la théologie, pour atteindre à son tour l’homme divinisé et destiné à le remplacer dans l’idéologie humaniste de la sécularisation européenne, exprime cette coupure épistémique et ontologique de notre contemporanéité. La mort de Dieu, la mort de l’homme et la fin des métarécits sont comme les trois schibbolets d’une postmodernité qui n’a pu se reconnaître tout d’abord que négativement, comme porte de sortie de la modernité. Ce qui se profile alors comme enjeu ici est la possibilité de penser le sujet du politique au-delà du « sujet » et le politique au-delà du « sens ».

1 – Sujet et subjectivités : un tournant affirmatif

2Mais si la critique du sujet moderne est admise et si son chantier philosophique ne semble promettre rien de neuf aujourd’hui, quel serait alors l’intérêt de revenir ici sur la question du sujet ? Quel serait l’intérêt de garder pour le champ du politique un terme miné – celui de subjectum – que les sciences humaines ont contextualisé, en éclairant sa dépendance à l’égard de structures plus originaires du comportement humain, comme le langage et la sexualité ? De quel tour de prestidigitation ne risque-t-on pas de nous créditer à vouloir restaurer une catégorie que la philosophie contemporaine au sens large, et la philosophie postmoderne en particulier, ont déconstruit radicalement, en rendant explicite son ressourcement dans des catégories métaphysiques, voire théologiques ? Est-ce par le geste de rouvrir le chantier philosophique du sujet qu’on peut s’attendre à interroger le politique en opposition au fond mythique et chosiste d’une civilisation moderne qui semble avoir exclu les mots émancipation et révolution de son lexique politique ? N’y aurait-t-il pas cependant en attente une autre notion du sujet, non inscrite dans la perspective seulement négative ou debole du penser postmoderne ? Et cette notion du sujet n’est-elle pas appelée dans la question même des sujets du politique qui traverse l’argumentaire de cette rencontre, et qui serait expectante d’un tournant politique sur la question même du sujet, le libérant des hypothèques philosophiques pesant sur le subjectum ?

3Cela nous mène peut-être à la notion de subjectivité. Elle est ce qui reste une fois qu’on a passé la question du sujet au crible de la critique contemporaine : généalogie, psychanalyse, post-structuralisme, déconstruction. Du sujet, il nous reste alors ce résidu faible mais cependant en excès sur ses conditions structurelles. Mais qu’est-ce au juste que la subjectivité vue du lieu d’une certaine déconstruction du sujet ? Si le subjectum renvoyait à un substrat clos de l’expérience, au vis-à-vis substantiel du flux temporel, à une maitrise sur une expérience externe qui lui était opposée terme à terme dans la dualité sujet-objet, la subjectivité nous apparaît, quant à elle, comme un lieu de mélanges ; n’étant alors ni pure ni originaire et excédant toujours l’ordre et la structure par qui d’ailleurs elle se révèle strictement conditionnée, elle n’existe qu’au prix des scissions, des manques et des impuretés : assaillie par l’inconscient, portée par le langage, toujours mêlée au monde, aux corps et à autrui d’une manière constitutive, la subjectivité n’existe que faible : scindée, particulière, contingente, agonale. Elle excède toujours cependant les structures qui la rendent possible, en dégageant une dialectique qui retourne au politique : il n’y a de subjectivité politique, voire de subjectivité tous azimuts que par une politique du sujet. Dans cette dernière expression, l’article partitif n’indique plus que le politique est l’instrument du sujet et celui-ci son substrat, qui le précède, le possède ou le transcende, mais signale au contraire que le sujet n’est qu’au prix d’une subjectivation qui renvoie à une politique sinon au politique.
Le politique, en effet, est le mode de cette ipséité – certes faible et non essentialiste – qui nous rend politiquement sujets – pour donner ici une expression qui retourne, en le réinterprétant, le motif de cette rencontre. C’est en effet par le concept d’une politique du sujet que le motif du sujet du politique nous semble pouvoir être dégagé sans sombrer dans les hypothèques du subjectum. Tant que le sujet demeure en amont du politique, comme subjectum ou comme souverain, il en est la substance essentialisée, achevée et fermée, mais dans le cas contraire, on le pressent comme le possible du politique, au sens où il peut être à la fois son expression et sa possibilité plus radicale, certes contingente, ouverte, scindée et agonale. Le sujet faible est radicalement politique, n’ayant pas de garde-fou en amont du politique qui fonde son identité. Ce n’est donc que sur fond d’une certaine différence ontologique, si on nous permet ici de nous servir de cette expression bien connue d’Heidegger, entre la politique, comprise comme Gestell, dispositif, administration de l’État, et le politique, enveloppant des formes d’auto-compréhension du sujet politique, que peut s’éclaircir le motif du sujet du politique, si toutefois la forme sujet est passée au crible d’une dés-essentialisation. Le titre même de cette rencontre, sujet du politique, semble d’ailleurs nous inviter à assumer cette différence ontologique. Nous verrons cependant que cette idée d’une différence ontologique partageant le domaine politique, entre, d’une part, la politique (au sens ontique) et, d’autre part, le politique (au sens ontologique), n’est pas libre à son tour du risque d’une certaine essentialisation. Le risque est grand en effet de voir se substituer une certaine essentialisation romantique du politique à l’essentialisation moderne du sujet, substitution d’autant plus périlleuse qu’elle nous ferait retomber dans une glorification traditionaliste d’une origine perdue, nous faisant perdre de vue les conditions empiriques contemporaines dans lesquelles une politique du sujet et un sujet du politique peuvent être dialectisés radicalement. Or, c’est précisément au prix de cette essentialisation du politique que nous voyons apparaître dans la pensée politique du XXe siècle (aussi bien chez Heidegger, Schmitt, Freund et certains aspects de la première pensée d’Hannah Arendt) le thème de cette différence ontologique. C’est alors en nous en distanciant, non sans appeler paradoxalement aux possibilités radicales qu’enferme le dernier retour d’Hannah Arendt sur le jugement esthétique kantien, que nous pourrons, nous semble-t-il, indiquer une direction vidée de tout essentialisme. Mais nous devrons d’abord parcourir brièvement la redécouverte contemporaine de cette différence ontologique dans la politique : la distinction entre la politique et le politique.

2 – Le politique et la politique

4Si nous devons à la pensée du XXe siècle la critique du sujet sur fond d’explicitation de la subjectivité, nous lui devons aussi la critique de la politique (die Politik) sur fond d’explicitation du politique (das Politische). C’est Carl Schmitt qui, le premier, a utilisé cette expression, le politique (das Politische), certes en rapport avec sa propre conception de l’essence du politique à partir de la notion de la bipolarité ami-ennemi, mais d’une manière qui produit une distinction radicale entre la politique, en tant que système d’administration de l’État, et le politique, en tant que champ agonal, donnant lieu à un mode de subjectivation. S’appuyant sur sa conception du politique, Schmitt a pu reformuler ainsi les thèses sur la dépolitisation de la société séculière moderne, déjà ébauchées dans sa Théologie Politique (1922) dans des termes qui les rapprochent de la critique wébérienne de la bureaucratisation de l’État, à savoir, l’atrophie de la décision politique produite, paradoxalement, par la dynamique même de la sécularisation et de la rationalisation, qui a rendu possible la souveraineté moderne, mais qui s’assortit à terme d’une immanentisation de la transcendance, vidant le politique de tout contenu, et finissant par l’identifier à une machine légale-administrative et auto-réglée, dont la prévisibilité et la rationalité dissimulent l’exceptionnalité existentielle du politique et sa contingence radicale.

5On voit que l’idée même d’une compréhension du politique sous la forme existentielle d’une subjectivation, c’est-à-dire d’une différenciation agonale du sujet, ne fait pas du politique une propriété inerte ou ontique du sujet mais, inversement, fait du sujet une expression du politique. Cette idée est inséparable de la facticité radicale du politique en tant que trésor susceptible de se perdre, d`être abandonné ou oublié sous l’ontification écrasante de la machine administrative moderne. Cette tonalité wébérienne, un brin romantique, fera son chemin chez des penseurs aussi divers que Schmitt, Freund et Arendt. Ce qui nous importe, c’est que le politique cesse d’être une détermination instrumentale du rapport ontique de l’homme au monde, pour devenir, sur le plan de l’existence finie de l’homme, une essence pleine de signification, qui pourrait néanmoins se perdre sous les rouages bureaucratiques de l’État moderne et de la société des masses. De cette manière, le sujet devient un porteur faillible du politique, comme porteur d’une signification et d’une destinée bien particulière. Or cette évocation d’une matrice distinctive et essentielle du phénomène politique, au-delà de ses manifestations historiques contingentes qui se combinent, aussi bien chez Schmitt que chez Arendt, avec la thèse d’une déchéance moderne du politique, non sans rapport avec l’idée heideggerienne de l’origine (Ursprung) abandonnée et de l’inauthenticité (Uneigentlichkeit), est redevable d’une tonalité romantique porteuse d’un certain essentialisme. Ce n’est plus seulement ici le motif wébérien bien connu de la cage de fer bureaucratique (Weber) en opposition à laquelle le chef charismatique devient le seul capable de rouvrir le politique, mais c’est déjà cette tonalité de l’authenticité (Eigentlichkeit) coutumière du langage heideggerien.

6En ouvrant, en effet, sa perspective herméneutique du politique par l’idée même du monde commun et de l’espace public d’apparition (Arendt, 1958), Arendt reformule implicitement le thème de la différence ontologique, à savoir, d’une part le plan ontique de la science politique, en tant que science du gouvernement (ensemble de savoirs déductifs, prédictifs, à caractère instrumental, portant sur l’administration et la gouvernance de l’État) et, d’autre part le politique, en tant qu’espace d’apparition, compris comme domaine de praxis, de pluralisme et de différenciation. Le politique n’est donc pas chez Arendt de l’ordre de l’économie (oikos), de l’instrumentalité (comprenant les dispositifs de la violence), du zoé (la vie en tant que travail et reproduction), mais de l’ordre du souci du monde commun puisé dans la source de la praxis aristotélicienne. Le politique n’est donc pas finalisé en vue d’un but extrinsèque pour lequel il ne serait que l’instrument et le moyen, au sens d’une lutte stratégique ou simplement d’une ingénierie sociale, mais il est bien plutôt un mode d’existence ayant sa fin en lui-même. En dévoilant ainsi le politique comme domaine de l’agir en commun, se dévoile en même temps chez Arendt le sujet faillible du politique comme celui qui à chaque fois se différencie dans la praxis à travers l’espace public. Ce sujet du politique n’a dès lors rien à voir avec un subjectum essentialisé qui préexisterait au politique en le maîtrisant à la manière d’un instrument de domination qui est transcendé par le sujet. Car le sujet se différencie lui-même comme porteur fini, fragile et faillible du politique. En ce sens Arendt oppose de manière très suggestive la violence, comme notion si l’on peut dire ontique, portant sur les dispositifs de la domination et régie par la logique instrumentale de la nécessité, et le pouvoir, comme notion si l’on peut dire ontologique, portant sur la capacité des hommes d’agir ensemble dans le souci d’un monde commun.
Ceci dit, en déclinant la différence ontologique sur le plan d’une phénoménologie politique Arendt pousse son ontologie politique au bord d’un précipice, où le politique, réduit à une herméneutique de la différenciation intersubjective dans l’espace d’apparences, se tient au bord d’une esthétisation narrative et d’une essentialisation qui le soustrait de la nécessité sociale et de la lutte pour l’égalité et la liberté, voire de la lutte pour la justice, manquant ainsi les combats émancipateurs pour l’accès à une citoyenneté active et pour un monde plus juste. Ce risque nous semble en effet conditionner les catégories arendtiennes elles-mêmes dès lors que la frontière qu’Arendt établit entre le politique et le social, enferme le politique dans un espace aristocratisant, à distance des besoins sociaux, en une sorte de dépuration conceptuelle du politique qu’Arendt place de manière très explicite dans l’héritage de l’iségoria et de la liberté grecques. Les dichotomies qui en résultent sont redevables d’une exigence extrême, inspirée de la tradition aristotélicienne et de sa réappropriation heideggérienne dans lesquelles Arendt puise ses distinctions ontologiques entre l’oikos et le politique, voire entre le social et le politique. Nous retrouvons ainsi chez Arendt, au niveau propre de la phénoménologie politique qui est la sienne, mais déclinée d’une manière bien différente, la perspective de l’authenticité et de l’inauthenticité qu’Heidegger avait introduite à propos du Dasein[1]. Si l’herméneutique politique du sujet selon ce décentrement vectorisé par l’espace d’apparition permet de conjurer la dérive logocentrique et monologique qui découle d’une politique vue comme lutte stratégique des sujets politiques pour la domination et l’hégémonie dans le corps social, d’autre part, elle semble réduire le politique à un registre de témoignages et de traces biographiques sans prise sur un monde dont nous ressentons l’oppression et l’injustice. Arendt montre très explicitement que la transformation politique de la société, qui relève d’une politique conçue comme lutte pour l’émancipation et dont les luttes anticoloniales ont été quelques-unes des expressions essentielles du siècle dernier, n’est pas le fait de son idée de l’isegoria, pensée toujours, à la manière grecque, au-delà de la nécessité, à partir d’un seuil de liberté et d’égalité partagées. Arendt présuppose donc la distinction entre les processus de libération et d’émancipation, qui relèvent du social pré-politique, et l’exercice du politique proprement dit, puisant sa possibilité au-delà d’un seuil acquis – et thésaurisé – de liberté et d’égalité.

3 – Politiquement sujet

7Arendt a pourtant élaboré, dans la dernière période de sa vie, et en laissant cette réflexion inachevée, la notion de jugement, selon le traitement kantien du jugement réfléchissant. Cela lui a permis de revenir sur le politique en prenant de fait une distance avec le noyau premier de sa réflexion. Elle reformule le politique à partir de la capacité humaine de jugement, en tant qu’interaction entre un singulier toujours radicalement nouveau et un universel qui se pense à partir de l’exemple de celui-ci. Certes, nous ne pouvons pas reconstruire ici cette doctrine du jugement ni l’usage qu’en fait Arendt, mais nous pouvons l’indiquer comme l’expression d’une autre perspective du politique, à l’écart de tout essentialisme, et permettant une dialectisation entre les plans de la liberté et de la nécessité qui se trouvent absents de son ébauche du politique que nous avons esquissée précédemment. Le jugement esthétique kantien permet en effet à Arendt de relier d’une manière radicalement nouvelle la production de signification politique et l’espace d’interaction. En effet, ce n’est plus sur la tradition, au sens aristotélicien de la philia politiké et de la Koinonia, qu’est fondée à présent l’intervention politique mais sur le sensus communis, tel que Kant l’élabore dans sa troisième Critique à partir du jugement esthétique, et qui rend possible le jugement en situation, en tant que dialectisation entre un singulier radicalement nouveau et un universel manquant, mais tout de même produit à partir de ce singulier, considéré comme exemplaire. Du coup, il y a ici comme une deuxième perspective, où le fond herméneutique qui oriente la pensée arendtienne s’assortit à présent d’une dialectique permettant de repenser politiquement la relation du politique à la violence et à la nécessité du lieu du politique, dans un sens plus ouvert que précédemment. Certes Arendt n’a pas eu le temps d’élaborer toutes les potentialités qu’enfermait cette intrusion du jugement esthétique kantien au sein de sa conception du politique, mais nous pouvons le reprendre comme base d’une ouverture de ses propres catégories, permettant d’inscrire à présent ses notions d’action et de pouvoir sur une pragmatique ouverte de médiations, en les libérant des contraintes essentialistes et dichotomiques qui dominaient sa première pensée politique. Du coup, les notions qu’Hannah Arendt a pensées au bord du politique, telles que sa notion de désobéissance civile (Arendt, 1972) ou sa notion de révolution (Arendt, 1963) se réarticulent avec le politique à l’aide de sa notion de jugement. Le jugement permet en effet de réinscrire les frontières du politique dans l’espace de la politique, d’une façon semblable à ce que Walter Benjamin appelle la dialectique à l’arrêt – « dialektik im Stillstand », (Benjamin, 1991), Lyotard le différend (1983) et Rancière la mésentente (1995). En d’autres termes, ce que le politique a de propre c’est sa capacité à juger du nouveau, de l’hétérogène, du singulier, en lui permettant de faire irruption, d’apparaître, d’arrêter, de suspendre un cours des choses donné, en rendant alors possible une ouverture contrefactuelle du monde qui dit « justice ». Il s’agit de la véritable exceptionnalité du politique, qui n’est pas de l’ordre de l’« état d’exception » (Ausnahmezustand) contrôlé par le souverain (Schmitt, 1922), mais de l’ouverture exceptionnelle qui relève d’un contre-mouvement par lequel le jugement fait irruption et apparaît au bord de la politique et la refocalise en ouvrant une nouvelle possibilité du monde commun.

8À ce stade de la réflexion, deux nouvelles questions se posent : si le jeu du politique relève de sa capacité à résister au monde de la factualité en lui opposant, en marge du système politique, un pouvoir qui est un contremouvement d’ouverture du monde et par lequel s’ouvre aussi le sujet du politique dans son être commun, en tant que résistance à la normalisation du sujet aussi bien qu’à celle du monde, le politique se limite-t-il comme la violence pure (reine Gewalt) de Benjamin (1921) seulement à sa capacité de pur démontage (déconstruction) du monde institué, ou bien a-t-il une capacité d’instituer, sans se nier, c’est-à-dire de « faire monde contre le monde » tout en laissant ouvert le politique ? Et, si tel était le cas, si le politique « fait monde » au-delà du fait de démonter le monde, ne retombe-t-il pas nécessairement dans le phénomène de l’hégémonie qui ressort de la différence entre le « je » de l’énonciation et le « nous » de l’énoncé ? Et ne fige-t-il pas ce « nous » dans ce que Sartre appelle le « serment » (1985), c’est-à-dire le moment de clôture des révolutions face à la figure de l’ennemi extérieur ? Nous serions alors devant le paradoxe d’une apparition du politique qui n’apparaîtrait que pour mieux se soustraire au nom du sujet souverain, de l’ennemi, de la volonté générale ou de l’universel. L’institué semble ainsi faire violence à la liberté qu’exprime le politique comme ouverture du monde.
Il semblerait alors que le politique comme ouverture du sujet et du monde n’aurait d’espace que dans la dés-institution. Mais, du coup, cela condamnerait le politique à une Gewalt négative sans continuité et sans enracinement dans un monde. C’est pour contrer cet effet qu’Arendt a pensé d’emblée le politique dans un jeu agonal de citoyens égaux et libres exprimant dans l’agir commun leur être au monde, et permettant avant tout de privilégier la continuité de la tradition du politique. Mais, en conséquence, la première pensée d’Arendt, encadrée dans l’herméneutique, évacue du politique la transformation politique du monde social qui est appelée par la justice. Arendt restreint ainsi la politique à un miroitement public des ipséités en marge de toute transformation efficace du monde social. À cela, nous semble s’opposer son appropriation politique du jugement esthétique kantien, qui rouvre le politique sur le jugement, en permettant de dialectiser le singulier et l’universel sur une base nouvelle. Si on peut démonter une domination en parlant d’une injustice singulière qui interpelle les autres (Antigone), on ne peut instituer un ordre quelconque qu’en parlant au nom de tous (du commun), bien que ce soit toujours un « je » qui parle. Cet écart violent peut être franchi par le jugement politique. Si dans la première figure, s’exprime la lutte politique pour la justice comme excès sur le droit (Derrida, 2005) et comme demande de reconnaissance de soi-même qui fait irruption dans la politique, dans la deuxième figure s’exprime le jugement politique qui tient lieu de décision collective. Le politique est traversé par la dialectique entre ces deux figures de la parole publique. Le jeu proprement politique puise sa propre force dans cette dialectique. La suspension du cours du monde qu’inaugure la reine Gewalt destructrice de Benjamin doit pouvoir franchir le seuil de la terre promise et faire monde avec les autres dans l’espace du commun. Mais alors, une violence sémantique est inévitable. Le sujet se tient entre ces deux espaces du politique en dialectisant le montage et le démontage, sur la base du jugement réfléchissant. La subjectivité du politique est proprement cet espace de frontière, cette capacité d’habiter les bords, entre l’institution et la dés-institution.

Notes

  • [1]
    Certes ce n’est pas la même chose : alors que Heidegger centre son Eigentlichkeit sur une idée du propre à soi (Selbstständigkeit) en opposition à l’impropre (Uneigentlichkeit), qui est celui de la publicité liée à l’impersonnel « on » (DasMan) (Heidegger, 1927), Arendt ouvre au contraire le politique comme pluralité sur la sphère publique, en tant qu’espace ouvert d’apparences (the public), seul à même de conduire la signification politique, en devenant le véritable vecteur de sens et de différenciation plurielle. Mais d’autre part, il faut reconnaître que ce public est sillonné chez Arendt par des standards sélectifs plaçant trop haut la cote d’une politique qui se veut au-delà de la violence et de la nécessité.