Répliques
ÉRIC MÉCHOULAN, Peur et peuple. À partir de Marc Crépon, La Culture de la peur, I. Démocratie, identité, sécurité, 2008, Paris, Galilée, et Gérard Bras, Les Ambiguïtés du peuple, 2008, Nantes, Éditions Pleins Feux
1Terreur et peur semblent être les modes usuels des régimes totalitaires. Une fois le pouvoir pris, ces régimes n’assurent leur puissance de durer (en quoi consiste essentiellement tout pouvoir) qu’en faisant endurer aux sujets une peur continuelle. Lointainement, on peut y retrouver le propos de Machiavel qui reconnaissait que, pour le prince, il valait encore mieux se faire craindre que se faire aimer. Cependant, si les grands entendaient ainsi exercer leur domination, le propre du peuple, de son côté, est de ne pas vouloir être dominé. Pour le lui faire accepter, il devient alors nécessaire de sortir du pur exercice de la force, de l’immédiate terreur de la contrainte, pour fabriquer des situations imaginaires à même de relayer l’immédiateté de la peur. La peur doit être soigneusement cultivée. Marc Crépon montre très bien comment cette culture de la peur ordonne en fait les démocraties à l’instar des régimes totalitaires. En analysant de près, dans un remarquable souci du détail significatif, quelques textes lumineux (en particulier la lettre ouverte de Vaclav Havel à Gustav Husak, alors premier secrétaire du parti communiste tchécoslovaque ou quelques textes de Levinas dont « les villes-refuges »), il nous fait mesurer de quelle façon cette culture de la peur conduit à une désindividuation des sujets qui y sont soumis.
2Affect qui rend apathique, la peur se nourrit d’une perte de confiance généralisée qui ne trouve plus que dans les cibles d’ennemis désignés de quoi alimenter encore ses révoltes. Or, l’État se donne comme l’instance à même de comprendre d’où viennent les dangers. Pour élargir historiquement l’analyse contemporaine de Marc Crépon et en saisir d’autant mieux l’urgence, la culture de la peur est liée à l’affirmation juridique de la souveraineté, à la caractérisation ontologique des êtres humains comme désirant avant tout conserver leur existence et à la décision politique du règne incontournable des nécessités dont seul le prince peut connaître les éléments. L’État moderne, depuis les XVIe et XVIIe siècles, sort de ces schèmes culturels. C’est bien pourquoi la différence très réelle entre régimes totalitaires et régimes démocratiques ne peut se faire sur la question de la peur.
3Dirigeant l’attention sur des ennemis choisis, la culture de la peur rend les sujets inattentifs, elle les engage à une consommation de biens imaginaires et de protections rêvées en un cycle où jamais leur singularité ne trouve à se déployer de façon imprévisible. Nous pourrions faire le parallèle suivant : alors que les impôts réclamés pour résoudre une nécessité urgente (en général une guerre) relevaient encore au XVIIe siècle de « l’extraordinaire », ils sont, peu à peu, devenus la règle ; de même, la sédimentation du pire dans une société régie par la peur prend la figure terrible du quotidien. C’est dès lors l’inacceptable qui est imposé : soit par confiscation ou contrôle des possibilités de mise en public des discours, soit par production d’un prêt-à-penser facilement consommable.
4Opposant une consistance politique qui repose sur la variabilité des modes de subjectivation, où l’on devrait reconnaître un trait spécifique des démocraties, et une consistance impliquant des « identités réduites et uniformes », Marc Crépon souligne que nous vivons plutôt dans cette police de l’identité collective. Cette police ramène ainsi la sécurité de ses citoyens à la sûreté de l’État, produisant en fait du même mouvement une insécurité imaginaire par l’importance accordée aux ennemis désignés par l’État et une réelle insécurité générée par les gardiens eux-mêmes. Le rapport de la Commission sur la sécurité humaine présidée par Amartya Sen et Sadako Ogata tâchait de poser ces problèmes au niveau international, sans pourtant articuler nettement les responsabilités et les habilitations à décider entre ces trois nécessaires partenaires : les organisations internationales, les États et les êtres humains.
5Où saisir cette « sédimentation de l’inacceptable » ? Sans doute, au sein de nos régimes démocratiques, dans la manière même de faire de l’immigration un problème d’une paralysante évidence et une source intarissable de peurs (à ce sujet, Marc Crépon note avec justesse le lien médiatique tressé entre culture de la peur et culture du fait divers, qui forment une identique « culture de la diversion »). Il y a là ce que Ronald Reagan avait appelé de ses vœux en donnant, en 1983, le mandat à la CIA de créer un « management des perceptions » dont le potentiel assommoir des médias constituait un des organes privilégiés.
6Le règne des nécessités permet deux choses aux hommes qui gèrent la police collective : exiger de chacun une adaptation aux nouvelles conditions de production telles qu’elles ont été désignées par le seul jugement de l’État, exonérer l’État de toute réponse à des productions que lui seul aura déterminé comme dépassant ses capacités. Ainsi, pendant des décennies, le royaume de la finance internationale et des multinationales paraissait hors de portée des actions politiques. Il a suffi d’une crise financière (dans laquelle le capitalisme industriel tout autant que financier trouve un nouveau ressort, par élimination des « plus faibles » et généralisation de la peur de ne plus trouver de travail) pour qu’une action massive des gouvernements puisse non seulement apparaître nécessaire, mais surtout devenir possible. Marc Crépon met en relief le fait que l’État, dans ses décisions, hiérarchise toujours les menaces et abandonne donc les individus à celles qu’il estime ne pouvoir prendre en charge. Plus encore, il affiche d’autant plus ouvertement certaines « menaces » (délinquants, sans-papiers, etc.) qu’elles permettent de faire oublier toutes celles qu’il abandonne. La culture de la peur appartient ainsi à « la stratégie de ces déplacements » (La Culture de la peur, p. 81) ; c’est une pratique de la diversion et du divertissement.
7La peur ainsi disséminée provoque dans des populations de plus en plus larges un malaise ontologique : cependant, à la suite des analyses de Heidegger sur la peur et l’angoisse, ce qui est souligné est surtout la nature politique de cette connexion entre peur immédiate de mourir et angoisse de la possibilité même de l’être-au-monde. En effet, l’être-au-monde est, plus encore que par la mort, affecté par le fait de se trouver exposé à un monde littéralement invivable, un monde dans lequel « l’expression être-au-monde n’a plus de sens » (La Culture de la peur, p. 96). Entre les peurs toujours locales et l’angoisse qui se retourne sur les questions mêmes touchant l’être-au-monde, nos peurs en fait nous détournent de l’angoisse même si elles y trouvent leur fondement justement en tant qu’elles nous en détournent. Cette proposition de Marc Crépon permet de donner au motif du détournement une puissance beaucoup plus effective que s’il s’agissait uniquement d’une affaire de stratégie politicienne, d’une sorte de complot machiavélique (plutôt que machiavélien). Du coup, « toute la difficulté est de savoir comment, par quels moyens, s’opère ce détournement. Nul doute qu’il s’agit là d’une question éminemment politique, sinon de la question de la politique comme telle. » (La Culture de la peur, p. 99).
8D’où l’importance d’examiner cette culture de la peur puisqu’elle détourne justement de cette angoisse qui ouvre au monde comme question. La culture de la peur nous fournit, en même temps que des cibles trop évidentes, des réponses trop faciles.
9Une des façons de détourner l’angoisse consiste non seulement à pointer du doigt des individus et des groupes, mais aussi à les nommer : sous le terme d’étrangers (qu’ils se pressent à nos frontières géographiques ou qu’ils habitent les banlieues de nos villes policées, cela montre que les frontières, en fait, passent à l’intérieur de nos pays et de nos cultures). Le choix d’un nom engage déjà beaucoup. Ainsi du nom de « peuple », dont on pourrait faire l’antonyme heureux de tous ces étrangers. Même lorsqu’on qualifie tel potentat d’extrême droite, faisant fond sur le caractère national, de populiste : à quel peuple pense-t-on ?
10L’enquête minutieuse et dense de Gérard Bras nous oblige à y réfléchir soigneusement. Trois grandes manières d’utiliser le terme apparaissent : juridique (l’ensemble des citoyens possédant des droits communs) ; ethnique (les membres d’une même nation réunis par une souche naturelle [un genos] ou des mœurs et coutumes communes [un ethnos]) ; sociale (fraction dépourvue des biens et des pouvoirs qui s’oppose à la fraction « dominante », ce qu’on appelle souvent le « petit peuple »). Or, chacune de ces façons construit aussi ses propres exclusions, tantôt revendiquée, tantôt occultée : « le peuple juridique se distingue de cet autre qu’est l’étranger, ennemi potentiel, et s’oppose à son autre qu’est la multitude. Le peuple ethnique se distingue de l’autre communauté (ou de l’autre culture), et s’oppose à son autre qu’est le barbare ou le sauvage. Enfin, le peuple social se distingue des Grands (nobles, bourgeois, etc.), et s’oppose à son autre qu’est la populace » (Les Ambiguïtés du peuple, p. 12).
11L’avantage consiste à pouvoir structurer selon les besoins du moment la notion de peuple pour mieux la revendiquer ou s’y opposer. Car, aucune de ces postures ne peut à elle seule offrir des points d’appui suffisants. La personne fictive qu’est le peuple juridique demeure en deçà de ce qui joue le rôle de peuple dans un régime de souveraineté pendant que le peuple ethnique ne peut prendre forme hors de la représentation d’une puissance du collectif irréductible à la somme des volontés particulières. Ces deux notions forment une antinomie, un système oscillatoire où, d’un côté, le peuple, muet, obéit, et, de l’autre côté, le peuple acclame le chef qui l’incarne : tantôt le silence respectueux, tantôt le bruit joyeux, jamais la parole. Face à ces totalités, le petit peuple occupe la place d’une fraction ; cependant, elle tend à rechercher une universalité même dans ses révoltes et ses « humeurs » tout en s’opposant à une autre fraction (par en haut celle des dominants, bien sûr, mais par en bas aussi, celle de la « populace », par définition privée du sens de sa collectivité, de son rassemble ment conscient et ordonné). Selon les occasions, le discours de l’homme politique tente de parler au nom d’un peuple, pour mieux en combattre un autre et en disqualifier un troisième. La culture de la peur oriente ainsi ses cibles en fonction de ce que l’on entend par peuple.
C’est cette habilitation à décider, cette possibilité de devenir responsable qui, ici, rejette le peuple du côté de la populace et de la foule ou bien, là, l’exhibe sous l’autorité du droit ou de la nation. Ce sont autant de façons d’« escamoter ce qui, dans la modernité, est apparu comme surgissement de cette multiplicité comptée pour rien, et qui a revendiqué d’être tout » (Les Ambiguïtés du peuple, p. 54). Or, un tel surgissement implique de sortir d’une logique substantialiste pour supposer une fabrique historique du peuple. Si le nom « peuple » est susceptible d’engendrer un effet de subjectivation, nous ne trouvons plus à sa source la détermination d’une identité, « mais au contraire le mouvement d’une désidentification par laquelle ceux qui ne sont pas ce qu’ils disent être proclament l’impossibilité à être comme avant, expriment l’impératif d’avoir à mettre en cause la loi en vigueur. Politiquement, “peuple” nomme la manifestation d’un dissensus essentiel » (Les Ambiguïtés du peuple, p. 59). Le tort et le litige occupent, dès lors, des positions clefs, puisque le peuple est ramené à sa signification la plus élémentaire : l’égalité de chacun avec chacun du fait même d’être (du) peuple. En dépliant ses ambiguïtés, il devient un concept polémique, une idée de combat, et non le signe d’un impeccable consensus. Gérard Bras propose ainsi que « “Peuple” ne nomme donc pas un groupe contre un autre, mais l’activité par laquelle une multitude s’affirme, à égalité chacun avec chacun de tous ceux qui la constitue, en acte, dans un agir en commun. L’unification du peuple n’est donc jamais une unité réalisée, mais un processus traversé de son contraire » (Les Ambiguïtés du peuple, p. 62).
On peut souligner ainsi que cette traversée des contraires est incessante, que les frontières ne sont pas où les hommes politiques les installent d’habitude. Les frontières ne délimitent pas les identités contraires de groupes ou les exclusions selon un dedans et un dehors qui fonctionneraient comme autant d’appareils de subjectivation politique. À l’instar de la culture, l’instance du politique opère sur les chemins de traverse. Comme l’exprime parfaitement un penseur qu’on ne lit pas assez dans cette optique, Mikhaïl Bakhtine, « il ne faut pas imaginer le domaine culturel comme une entité spatiale ayant des frontières et un territoire intérieur. Il n’a aucun territoire, il est entièrement situé sur des frontières qui passent partout, traversant chacun de ses aspects [1]. » La culture de la peur, qui permet d’assigner des identités et de définir des exclus, est elle-même tissée de frontières mouvantes. Il ne faudrait pas oublier que l’idée même de culture a une histoire et que, si elle prend le relais, en quelque sorte, de la tradition à l’âge moderne, elle est aussi le produit d’une division sociale qui oppose la culture du monde et la culture populaire [2]. En fait, la culture est toujours celle d’une élite, de « mondains », qui disent ce que c’est que « d’être au monde » tout comme ce qu’il est nécessaire de rejeter. La condition invivable du peuple donné comme foule ou barbares tient justement à ce que ce monde, le monde, n’est pas pour eux. Ce n’est pas un déni d’appartenance, mais plus fondamentalement la négation du processus de subjectivation lui-même. Puisqu’il s’est agi, ici, à de nombreuses reprises d’étudier les différents emplois de certains noms, il serait bon de faire confiance à des personnes qui ont acquis une longue familiarité de ces multiples chemins de traverse qui font une langue, ceux que l’on nomme des « écrivains ». Ainsi, Julien Gracq notait-il que « ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi des mots, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n’est contenu [3]. » Ce sont ces litiges qu’il faudrait pouvoir suivre de près, ces frontières que l’on devrait épouser pour qu’un véritable tact politique ait cours. Le tact est, par excellence, le sens des mondains, celui que les gens du peuple sont censés ne jamais posséder. La tactique consisterait à le revendiquer, car un sujet se construit à partir de ses sens et le caractère vivable du monde se joue d’abord à ce niveau-là. Un sujet du politique apparaît lorsqu’il devient possible de toucher : c’est peut-être là le sens politique par excellence. On comprend d’autant mieux les détournements de la subjectivation vers la peur des barbares et l’importance d’en repérer les mécanismes.
Notes
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[1]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, 1987, Paris, Gallimard, p. 40.
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[2]
Sur ce point que je ne peux développer, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le Livre avalé : de la littérature entre mémoire et culture (XVIe-XVIIIe siècle), 2004, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
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[3]
Julien Gracq, En lisant en écrivant dans Œuvres complètes, éd. Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, 1995, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », II, p. 736.