Inventer un autre terme ?
Ann Veronica Janssens, première installation de brouillard en blanc au Muhka,1997, puis à la 48th Venice Biennale, Belgian Pavilion, French Community of Belgium, Espace 251 Nord, Venice, Italy. Courtesy Air de Paris, Paris, Galerie Esther Schipper, Berlin, et Galerie Micheline Szwajcer, Anvers
Ann Veronica Janssens, première installation de brouillard en blanc au Muhka,1997, puis à la 48th Venice Biennale, Belgian Pavilion, French Community of Belgium, Espace 251 Nord, Venice, Italy. Courtesy Air de Paris, Paris, Galerie Esther Schipper, Berlin, et Galerie Micheline Szwajcer, Anvers
1Natalia SMOLIANSKAÏA: Sur la scène française de l’art contemporain, le nom de Daniel Buren se trouve parmi les premiers à revendiquer les avant-gardes de l’après-guerre, ou plus précisément, les « néo-avant-gardes ». Le Buren de la période de BMPT serait le représentant des néo-avant-gardes françaises par excellence. Cependant, dans votre interview pour L’Humanité, vous dites « J’ai fait partie sans doute de la première génération qui a mis l’idée d’avant-garde en cause. Elles ont été extraordinaires et nécessaires, mais quand j’ai commencé à 18 ans à y réfléchir, ce qui en restait, à mon sens, c’était des caricatures. L’idée d’avant-garde au sens révolutionnaire du terme, avait vécu. »Cette affirmation de la « fin des avant-gardes » me conduit à vous poser les deux questions suivantes : a) Qu’est-ce, pour vous, que «l’idée d’avant-garde au sens révolutionnaire du terme»?
2Daniel BUREN : Je pense que ce que j’ai voulu dire par là, c’est une référence aux avant-gardes qui ont véritablement changé le cours de l’histoire de l’art, celles qui permettent de dire dès qu’elles apparaissent ou plus sûrement et le plus souvent, après coup, qu’elles définissent clairement un avant et un après. Elles sont généralement le fait d’une nouvelle sensibilité partagée par de nombreux individus et symbolisée par une ou deux personnalités qui font ensuite référence. Malevich par exemple. Cela dit, le terme « révolutionnaire » est assez ambigu et je n’aurais pas dû l’employer dans ce contexte.
3J’aurais dû employer des termes comme « avant-garde », au sens « transformateur et questionnant du terme », ou bien encore au sens « radical ou profond du terme ». «Avant-garde » dans le sens où ceux qui en font partie sont les premiers à penser différemment par rapport aux prédécesseurs, par rapport à l’environnement et/ou par rapport aux différents pouvoirs dominants. «Avantgarde révolutionnaire », en voulant bien excuser le terme inapproprié, devait s’entendre par rapport à une remise en question profonde de tout un système et non par des effets de surface ou de mode avec quelques variations formelles.
4N. SMOLIANSKAÏA : Dans quel contexte se conjugue-t-elle avec l’idée de l’avant-garde politiquement engagée ?
5D. BUREN: Dans mon esprit, il n’y a pas forcément concomitance. Le meilleur exemple et le pire à la fois quand on voit ce qui est advenu, c’est l’avant-garde russe directement liée à la Révolution du même nom. En revanche, si on prend l’exemple d’un artiste comme Cézanne qui représenta en son temps et, à lui seul, la tête d’une avant-garde artistique qui a bouleversé la suite des événements, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’était pas politiquement engagé, qu’il était même sur le plan politique plutôt réactionnaire et n’était lié à aucun groupe politique de l’époque, si ce n’est – ce ne fut pas sa prise de position la plus brillante !– en prenant fait et cause avec la classe la plus bourgeoise et la plus réactionnaire de l’époque, contre Dreyfus dans l’Affaire du même nom.
6En revanche, prendre fait et cause pour une révolution fut-elle aussi importante que la Révolution russe, ne peut être que catastrophique pour tout artiste épris de liberté. Il est évident qu’un jour ou l’autre, la révolution en question passera de l’avant-garde à l’installation d’un régime qui ne pourra exister que dans une sorte d’ossification des règles, d’obligations, de répression et qu’à partir de ce moment-là, les artistes en question deviendront bien encombrants. On fera tout alors pour les éliminer, car ils refuseront de devenir les objets du pouvoir même s’ils se sont respectivement servis dans un premier temps, l’un de l’autre. Le régime ne pourra supporter longtemps la production d’un art dont le but ne serait pas de le servir, quoi qu’il fasse. L’avant-garde artistique, d’autre part, serait en pleine contradiction avec elle-même si elle se mettait longtemps au service d’une idéologie quelconque. La rencontre entre une idéologie politique d’avant-garde, tout aussi enthousiasmante qu’elle puisse avoir été, et l’avant-garde artistique, est une osmose extraordinaire et rare (je ne vois que l’avant-garde russe et les muralistes mexicains dans le XXe siècle comme avantgardes ayant fonctionné un certain temps main dans la main avec l’avant-garde politique). Très vite, l’avant-garde artistique échappera au politique, à moins d’en devenir le bras armé propagandiste et de perdre dans le même moment son caractère avant-gardiste.
7On sera tous d’accord pour ne pas inclure dans les avant-gardes artistiques historiques du XXesiècle, les artistes soviétiques connus sous la bannière de cette école intitulée le « réalisme socialiste » ; or ils furent bien les artistes créés de toutes pièces par le régime de Staline pour porter aussi loin que possible la bonne parole du régime communiste, et ce, au détriment de tous ceux qui avaient cru un instant que la « bonne parole » c’était eux qui la possédaient, avec la volonté parallèle à la Révolution soviétique de changer radicalement la société et le monde réel, en même temps qu’ils transformaient en profondeur le monde de l’art tel qu’on le connaissait et l’imaginait jusque là.
8N. SMOLIANSKAÏA : Ma deuxième question prolonge l’interrogation précédente : peut-on considérer votre protestation contre le sens « caricatural » de l’idée d’avant-garde comme une continuité des pratiques avant-gardistes non-conformistes ? D’autre part, cette démarcation de l’idée d’avant-garde ne signifie-t-elle pas la nécessité de vous situer dans un rapport assez déterminé avec les avant-gardes et leur expérience historique?
9D. BUREN: Si on considère avec intérêt ce que j’ai pu faire (avec quelques autres bien entendu) paradoxalement et contre l’opinion que j’en avais moi-même à l’époque, on peut répondre oui à la première partie de votre question. C’est peut-être inconsciemment pour défendre ce que nous considérions comme les vraies avancées, les véritables avant-gardes du siècle, que nous attaquions avec une certaine violence, les avant-gardes autoproclamées qui se bousculaient de façon de plus en plus rapprochée au moment où nous avions pris ces positions. Il était clair pour nous à cette époque que de la gloire et la fortune payées parfois très cher, attachées au terme d’avant-garde, il ne restait plus, accroché à ce mot, que son relent sulfureux utilisé afin de promouvoir la dernière mode ou la dernière vogue, sans se préoccuper de ce qu’elle recouvrait exactement. La vitesse à laquelle chacune de ces dites avant-gardes était fêtée, acceptée et digérée, prouvait déjà à elle seule la perte totale de signification qu’un tel mot avait pris. Ce mot d’« avant-garde », à l’époque où il signifiait une véritable menace contre la classe bourgeoise dominante, et que cette classe se méfiait à juste titre de tout ce qu’il pouvait recouvrir en mettant tout en œuvre afin de combattre ceux et celles qui en faisaient partie, tentant ainsi de faire reculer ceux qui mettaient en doute la plupart de leurs certitudes mentales et culturelles, ce mot disais-je, était devenu le meilleur passeport langagier, le mot magique indispensable, pour que cette même classe, une cinquantaine d’années plus tard, accepte tout ce qui se présentait sous ce vocable et ce, le plus rapidement possible. Cette rapidité d’absorption visible bien entendu à la puissance dix aujourd’hui grâce à l’argent que la classe dominante actuelle accepte de mettre dans ces pseudo avant-gardes, les annihile aujourd’hui de cette façon, avec encore beaucoup plus de chance de succès et de rapidité que lorsqu’elle essayait de les repousser en les combattant ou en les ignorant, au moins pendant un certain temps. La stratégie d’aujourd’hui est beaucoup plus subtile, car en payant des prix fous les avant-gardes, elle leur retire, à peine nées, toute substance (si toutefois elles en avaient ?) Mais, peut-on même parler d’avant-garde ? Je ne le pense absolument pas. Ce processus, très clair aujourd’hui jusqu’à la nausée tant nous sommes en face de véritables caricatures, artistes comme acheteurs, était déjà à l’œuvre et sensible à partir du milieu des années soixante, même si l’arme de l’argent n’était pas encore utilisée pour l’art qui se faisait. C’est cette fin grotesque des avant-gardes que nous avions essayé de signaler et vis-à-vis de quoi nous prenions position. Cette position était en effet, en montrant combien le mot « avant-garde » était galvaudé, une façon indirecte de défendre ceux qui en écrivirent dans le passé, les plus glorieuses pages.
10N. SMOLIANSKAÏA : Les avant-gardes historiques ont contribué aux transformations actuelles de l’art dans leurs enjeux pour changer le statut du «beau» au profit du «réél», d’où leur critique de «l’illusion». Nicolas Pounine, le théoricien du constructivisme russe, a écrit « le futur appartient à ceux qui ne sont pas capables de produire le beau», il attaque ainsi une version française des avant-gardes historiques, celle du cubisme. Il continue en disant que la vision des artistes français est limitée par des sentiments « esthétiques », qu’il faudrait restituer la vision selon l’effacement de l’élément émotionnel et imprévisible pour constituer le «réél» sous le rapport aux relations « objectives » des formes (Nicolas Pounine « Tatline contre le cubisme »,1921). Ne voyez-vous pas ainsi une continuité entre la critique du cubisme par Pounine et votre contestation de l’École de Paris lors de vos démarches personnelles en peinture?
11D. BUREN: Bien que je ne sois pas un spécialiste de Pounine, je pense que le cubisme dont il parle était celui quelque peu essoufflé pratiqué par les suiveurs de Picasso et de Braque, à un moment où ce mouvement s’était déjà complètement académisé et où Picasso l’avait abandonné depuis quelque temps déjà. Il en est de même pour l’École de Paris dans le début des années soixante. Ce n’était plus devenu qu’une espèce de label à résonance économique que l’École de New York allait s’évertuer à détruire définitivement en s’emparant pour son propre compte, du même flambeau. D’autre part, Pounine voulait sans doute « laver » Tatlin de ses influences de jeunesse qui le portèrent à admirer avant tout la peinture française, Matisse et le cubisme, influences dont son œuvre garde les traces au moins jusqu’en 1915.Quant à l’attaque contre le « beau » au profit du « réel » je ne peux qu’être d’accord bien que je croie que cette attaque en reprend d’autres à son propre compte, beaucoup plus anciennes. Même si, avec le temps, on se demande comment cela a-t-il pu être possible, les impressionnistes eux-mêmes, posaient déjà cette question ! C’est d’ailleurs l’un des paradoxes du XXe siècle et pas des moindres, que d’avoir posé le problème de la beauté comme un problème sans plus d’intérêt et obsolète et d’avoir finalement créé des centaines d’objets (peintures, sculptures…) parmi les plus beaux qui soient, créant ainsi sans l’intention d’en faire, sans le vouloir et avec des critères autres, voire contradictoires, de la beauté ! Comment d’ailleurs ne pas voir aujourd’hui, la fulgurante beauté du Monument de Tatlin par exemple, utopie magistrale devenue complètement contradictoire par rapport à ces intentions initiales et dont l’esthétique a sans doute plus marqué les esprits que la réalité que cette construction était censée incarner, puisqu’elle n’a jamais été construite ? La force des mots et des convictions écrites, souvent inscrites dans des manifestes propres aux avant-gardes, se trouve souvent contredite par les faits. La distance entre les intentions initiales et la réalité des faits est alors aussi éclairante que les uns ou les autres pris séparément. Ce conflit est également l’un de ceux que soulèvent les avant-gardes historiques. «L’avenir appartient à ceux qui ne sont pas capables de produire le beau » fait complètement partie de ces phrases propagandistes et réductionnistes qui ne tiennent debout, ni à l’analyse et encore moins à l’étude comparative des objets qu’elles étaient censées pousser en avant et annonçaient comme nouveaux. Si nouveaux ils le furent bien, incapables de produire du beau, ils ne le furent certainement pas.
12N. SMOLIANSKAÏA : Quand vous vous identifiez en tant qu’artiste en affirmant « si la peinture c’est parler de sa sensibilité, d’érotisme, si c’est ceci, raconter des histoires, nous ne sommes pas peintres », ne vous situez-vous pas ainsi dans la continuité avant-gardiste ? Et si oui, aviez-vous pensé vous identifier à la lignée des avantgardes historiques au moment où vous vous êtes exprimé ainsi ?
13D. BUREN: Je crains que ma réponse précédente ne donne le ton de ce que je pourrais répondre à la présente question ! L’une des caractéristiques des avantgardes historiques a toujours été d’exprimer clairement ce qu’elles refusaient, ce qu’elles voulaient abolir, le type de « tabula rasa » qu’elles voulaient effectuer. En ce sens vous avez raison, notre positionnement y faisait évidemment penser. Reste à étudier, bien entendu, si la production induite a, oui ou non, atteint certains de ces buts et si les œuvres en questions sont vraiment exemptes des « défauts » que les mots énuméraient ?
14N. SMOLIANSKAÏA : L’autre enjeu avant-gardiste que je distingue dans vos réflexions sur la peinture serait votre rapport à l’individualisme, ce qui n’est pas évidemment tout à fait l’enjeu des constructivistes, mais j’y vois des rapprochements. Pour citer encore l’article de Pounine, les anciennes catégories esthétiques s’associaient au beau (goût) et au plaisir provoqué (individualisme). Au beau et au plaisir, les constructivistes (il en va de même pour les suprématistes) ont opposé les formes objectives. Cette création « objective » opère par excellence des formes de réduction, ou ce que nous appelons maintenant des formes «minimalistes ». Quand vous considérez votre travail de peintre dans le sens de « faire » sans progression, quel est alors votre rapport à ce procédé de réduction et d’«objectivation»?
15D. BUREN: Lorsque j’ai décidé pendant plus de deux années de n’offrir aucun changement notable, visuellement parlant, d’un travail à l’autre et de refaire sans cesse et chaque jour, la même œuvre, je pense que je réduisais alors l’acte de peindre à son minimum absolu. Non seulement le travail fait était proche, voire atteignait, le degré zéro de la peinture, mais le suivant, répétant le même degré zéro, l’amenuisait encore et ce, théoriquement, à l’infini. On poussait ainsi cette réduction à la fois créative et visuelle dans ses derniers retranchements. Contrairement à toute attente, ce travail bien que répétitif et a priori connu d’avance, ne permettait pas de s’endormir mais forçait au contraire à la réflexion.
16Cette répétition de fait, disait quelque chose qui dépassait la raison pour laquelle elle avait été introduite, pour laquelle je dirais elle s’était imposée. La fin de l’individualisme (ou sa mise en question), de l’émotion, de l’expression personnelle, de la progression, etc…Cette volonté d’épuiser la forme–celle-ci étant déjà la plus réduite possible– jusqu’à ce qu’elle ne dise plus rien, fit apparaître quelque chose d’autre qui n’avait pas été deviné, bien qu’il en fut la révélation logique. Elle vint alors bousculer tous les problèmes précédemment envisagés (la peinture, la sculpture, l’objet sous toutes ses formes) et s’imposa comme un champ tout neuf, ouvert, je veux dire celui du lieu.
17N. SMOLIANSKAÏA : Les avant-gardes historiques ont beaucoup opéré avec des projets et des « projections » (je parle ainsi de projets de villes cosmiques et de projections de mouvements dans la vie du travail chez les projectionnistes russes), votre projet d’écriture du niveau «zéro» se réalise dans des événements de 1968 et se déploie déjà dans vos démarches dans des espaces différents : y voyez-vous le projet et ses réalisations ou s’agit-il chaque fois de nouveau d’une projection, sans être définitivement attaché à sa réalisation?
18D. BUREN: Étant toujours attaché à la réalité des choses, j’aime réaliser les projets dans la mesure du possible. Je pense également qu’un projet non réalisé n’existe pas ou bien, à tout le moins change de but et de définition.
19N. SMOLIANSKAÏA: Y a-t-il, selon vous, une place pour l’idée d’avant-garde dans l’art d’aujourd’hui ?
20D. BUREN: Je crois qu’il aurait bien besoin d’une nouvelle pensée, radicalement différente de celle qui domine aujourd’hui la production générale. Je pense également qu’il faudrait à ceux qui s’en chargeraient, inventer un autre terme que celui d’« avant-garde » tant celui-ci me semble éculé et totalement, hors d’usage.
21N. SMOLIANSKAÏA : Voyez-vous une différence entre l’idée d’avant-garde des avant-gardes historiques et ses rénovations à l’époque de la néo-avant-garde?
22D. BUREN: Toutes mes réponses précédentes semblent aller dans ce sens il me semble.
23N. SMOLIANSKAÏA: Dans sa critique de l’illusion, l’avant-garde effectue une critique radicale de l’art dans le sens d’invoquer « l’imaginaire », dans le sens de créer d’une façon originale, etc. Que pensez-vous de ce propos dont l’enjeu est de voir séparément le concept d’avant-garde et le concept de l’art ? Et si c’est faux, en quel point l’impossibilité de définir l’art aujourd’hui est-elle liée, à votre avis, à l’intention d’analyser le phénomène de l’avant-garde?
24D. BUREN: J’avoue ne pas comprendre très bien votre question. Je préfère donc ne pas y répondre.
25Yale, Connecticut, le 18 avril 2010