L'œuvre d'art d'avant-garde

Arséniy Zhilyaév, Le temps travaille pour le communisme, dimensions variables, cadres et photos trouvés, 2010, Expositions « Utopies russes » et « Futurologie » au Centre de culture contemporaine Garage, Moscou, 2010

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Arséniy Zhilyaév, Le temps travaille pour le communisme, dimensions variables, cadres et photos trouvés, 2010, Expositions « Utopies russes » et « Futurologie » au Centre de culture contemporaine Garage, Moscou, 2010

1 – Sur la catégorie d’«œuvre»

1L’utilisation du concept d’ «œuvre d’art», lorsqu’on l’applique aux productions de l’avant-garde, pose toutes sortes de problèmes. On pourrait lui objecter que la crise du concept d’œuvre, rejeté par les mouvements d’avant-garde, est devenue obscure et qu’en conséquence la discussion repose sur des prémisses fausses. «On peut montrer que la dissolution de l’unité traditionnelle de l’œuvre constitue de manière parfaitement formelle la caractéristique commune du modernisme. La cohérence et l’autonomie de l’œuvre sont expressément mises en question, et même méthodiquement détruites [2].» On ne peut que souscrire à ce commentaire de Bubner. Faut-il toutefois en conclure que l’esthétique d’aujourd’hui doit faire une croix sur le concept d’œuvre? Car c’est ainsi que Bubner justifie son abandon de l’esthétique kantienne comme la seule pertinente aujourd’hui [3]. En premier lieu, il nous faut nous interroger sur la nature de ce qui est entré en crise: s’agit-il de la catégorie d’«œuvre» ou d’une forme historique particulière de cette catégorie? «Aujourd’hui, les seules œuvres qui comptent réellement sont celles qui ne sont plus du tout des œuvres [4].» Cette sentence énigmatique d’Adorno fait encore appel au concept d’œuvre en un double sens : au sens général (et en ce sens-là, l’art moderne possède encore le caractère de l’œuvre), et au sens de l’œuvre d’art organique (Adorno parle d’«œuvre close», et ce dernier concept limité de l’œuvre a été effectivement détruit par l’avant-garde. Il nous faut donc distinguer entre une signification générale du concept d’œuvre et différentes occurrences historiques. Généralement parlant, l’œuvre d’art doit être définie comme l’unité de l’universel et du particulier. Bien que l’œuvre d’art ne soit pas concevable là où cette unité fait défaut, cette unité s’est présentée sous des formes très largement variables aux différentes époques de l’histoire de l’art. Dans l’œuvre d’art organique (symbolique), l’unité de l’universel et du particulier est postulée sans médiation aucune; dans l’œuvre d’art non organique (allégorique), à laquelle appartiennent les œuvres de l’avant-garde, l’unité est le produit d’une médiation. L’élément de l’unité est pour ainsi dire étiré à l’infini. Dans les cas extrêmes, c’est le récepteur qui crée cette unité. Adorno souligne légitimement que «même dans les œuvres les plus désorganisées et les plus éloignées de la répétition, il existe des analogies, de nombreuses parties correspondent à d’autres sous certains aspects et la non-identité recherchée ne se réalise que par référence à ses élements identiques [5].» L’œuvre avant-gardiste ne nie pas l’unité comme telle (même si les dadaïstes étaient animés par une telle intention), mais une espèce particulière d’unité, la relation entre la partie et le tout qui caractérise l’œuvre d’art organique.

2Les théoriciens qui considèrent la catégorie «œuvre» comme nulle et non avenue pourraient opposer à cet argument que les mouvements d’avant-garde historiques ont donné lieu à des formes d’activité auxquelles la catégorie d’«œuvre» ne pouvait pas être appliquée correctement : par exemple, les manifestations dadaïstes qui ont fait de la provocation du public leur but déclaré. Mais ces manifestations impliquent bien plus que la liquidation de la catégorie d’œuvre; ce qu’elles visent, c’est la liquidation de l’art en tant qu’activité coupée de la vie. On doit cependant observer que même dans leurs manifestations extrêmes, les mouvements d’avant-garde se réfèrent négativement à la catégorie d’œuvre. C’est seulement par référence à la catégorie d’œuvre d’art, par exemple, que les ready mades de Marcel Duchamp ont un sens. Lorsque Duchamp appose sa signature sur des productions de masse, au hasard de ses choix, et qu’il les envoie dans des expositions d’art, la provocation à laquelle il se livre présuppose un concept préalable de ce que l’art est : le fait de signer les ready mades contient une allusion claire à la catégorie d’œuvre. La signature qui atteste que l’œuvre est à la fois individuelle et unique est ici apposée sur l’objet de la production de masse. L’idée de ce qui constitue la nature de l’art, telle qu’elle a été développée depuis la Renaissance – la création individuelle d’œuvres uniques– est ainsi mise en question de manière provocante. L’acte de provocation lui-même se substitue à l’œuvre. Cela toutefois ne rend-il pas la catégorie d’«œuvre» superflue? La provocation duchampienne s’adresse à l’art comme institution sociale. Pour autant que l’œuvre appartient à l’institution, l’attaque est dirigée contre elle. Historiquement, pourtant, c’est un fait que les mouvements d’avant-garde n’ont pas mis un terme à la production d’œuvres d’art, et que cette institution sociale qu’est l’art a réussi à résister aux attaques de l’avant-garde.

3Une esthétique contemporaine ne peut pas plus négliger les changements incisifs opérés dans le domaine de l’art par les mouvements de l’avantgarde historique qu’elle ne peut ignorer que l’art est entré depuis longtemps dans une phase post avant-gardiste. Cette phase se caractérise en ce qu’elle a redonné vie à la catégorie d’œuvre, et en ce que les procédures inventées par l’avant-garde avec une intention anti-artistique sont utilisées à des fins artistiques. Il ne faut pas y voir une « trahison» des fins poursuivies par les mouvements d’avant-garde (un dépassement de l’art comme institution sociale, unifiant l’art et la vie), mais le résultat d’un processus historique pouvant être décrit dans ces termes généraux comme tels : maintenant que l’attaque menée par les mouvements d’avant-garde historiques sur l’art comme institution ont échoué, et que l’art n’a pas été intégré à la pratique de la vie, l’art comme institution continue de survivre comme quelque chose qui en est séparé. Ces attaques ont cependant eu pour effet de montrer dans l’art une institution, et elles en ont également révélé la (relative) inefficacité dans la société bourgeoise comme son principe. Tout art d’origine postérieure aux mouvements d’avant-garde historiques doit se réconcilier avec ce fait au sein de la société bourgeoise. Il peut soit se résigner à son statut autonome, soit encore « organiser des happenings» s’il veut entamer ce statut. À défaut, toutefois, de renoncer à sa prétention à la vérité, l’art ne peut nier son statut autonome et prétendre exercer une action directe.

4La catégorie d’«œuvre» ne s’est pas simplement accordée un nouveau bail après l’échec de la tentative avant-gardiste de réintroduire l’art dans la pratique de la vie; en fait, elle a connu une extension. L’objet trouvé est totalement aux antipodes du résultat d’un processus de production individuelle; une possibilité qui a permis au projet avant-gardiste d’unifier l’art et la pratique de la vie de prendre forme n’en est pas moins aujourd’hui reconnue comme œuvre d’art. L’objet trouvé a ainsi perdu son caractère anti-artistique pour devenir, au musée, une œuvre d’art autonome parmi d’autres [6].

5La renaissance de l’art comme institution et la renaissance de la catégorie d’œuvre indiquent qu’aujourd’hui l’avant-garde appartient à l’histoire. Certes, on assiste encore à des tentatives pour maintenir la tradition des mouvements d’avantgarde (le fait que cette expression puisse être prononcée sans apparaître comme un oxymoron montre bien, encore une fois, que l’avant-garde appartient désormais à l’histoire), mais ces tentatives, comme les happenings, par exemple, qu’on pourrait appeler néo avant-gardistes, ne peuvent plus avoir la valeur de protestation des manifestations dadaïstes, même si elles bénéficient d’une préparation et d’une exécution très supérieures à celles qui ont marqué la première période [7]. La raison en est due en partie à ceci que les effets avant-gardistes ont perdu leur pouvoir de choc, et encore plus probablement à ce que le dépassement de l’art que visaient les avant-gardistes, son retour dans la pratique de la vie, est resté lettre morte. Dans un contexte qui a changé, la reprise des intentions de l’avant-garde avec les moyens de l’avant-gardisme ne peut même plus avoir les effets limités dont pouvaient se prévaloir les avantgardes historiques. Dans la mesure où les moyens grâce auxquels les avant-gardes espéraient aboutir au dépassement de l’art possèdent aujourd’hui le statut d’œuvres d’art, l’ambition de renouveler la pratique de la vie ne peut plus légitimement faire appel à ces mêmes moyens. Pour dire les choses plus précisément, la néo avant-garde institutionnalise l’avant-garde comme art, et nie ainsi proprement les intentions des avant-gardes. La vérité de cette proposition ne dépend pas de la conscience que les artistes ont de leur propre activité, laquelle peut parfaitement être avant-gardiste [8]. C’est le statut de leur production, et non pas la conscience que les artistes ont de leur activité, qui définit l’effet social des œuvres. L’art néo avant-gardiste est un art autonome au plein sens du terme, ce qui signifie qu’il nie le projet même de ramener l’art à la pratique de la vie. Les efforts entrepris pour surmonter l’art deviennent des manifestations artistiques qui, en dépit des intentions de leurs producteurs, prennent le caractère d’œuvres.

6Parler de la renaissance de la catégorie d’«œuvre», après l’échec des mouvements historiques de l’avant-garde pose bien des problèmes. On pour rait avoir l’impression que les mouvements d’avant-garde n’ont aucune importance décisive pour les développements ultérieurs de l’art dans la société bourgeoise. C’est exactement l’opposé. Bien que les intentions politiques des mouvements d’avant-garde (la réorganisation de la pratique de la vie par l’art) n’ont jamais abouti, leur impact sur l’art peut difficilement être sous-estimé. Ici, l’avant-garde a bel et bien eu des conséquences révolutionnaires, en particulier en ce qu’elle a détruit le concept traditionnel d’œuvre d’art organique en le remplaçant par un autre, ce qu’il nous faut maintenant essayer de comprendre [9].

2 – Le nouveau

7La Théorie esthétique d’Adorno n’est pas conçue comme une théorie de l’avant garde; elle prétend à une plus grande généralité. Toutefois, le point de départ d’Adorno réside dans l’idée que l’art du passé ne peut être compris qu’à la lumière de l’art moderne. Il est donc légitime d’examiner l’importante section sur le modernisme [10] et d’essayer de voir si les catégories utilisées peuvent nous aider à comprendre l’œuvre d’art d’avant-garde [11].

8La catégorie du « nouveau » est centrale dans la théorie adornienne de l’art moderne. Adorno est parfaitement conscient, bien sûr, que l’utilisation de cette catégorie se prête à des objections, raison pour laquelle il entreprend de les réfuter dès le début : « dans une société essentiellement non traditionnaliste (la société bourgeoise), la tradition esthétique est a priori suspecte. L’autorité du nouveau est celle de l’inéluctabilité « historique. » « Il [le concept du modernisme] ne nie pas les exercices artistiques antérieurs comme les styles l’ont toujours fait ; il nie la tradition comme telle. Dans cette mesure, il ratifie le principe bourgeois en art. Son abstraction est liée au caractère marchand de l’art [12]. » Adorno considère le nouveau, en tant que catégorie de l’art moderne, comme quelque chose de différent du renouvellement des thèmes, des motifs et des techniques artistiques qui ont également marqué le développement de l’art avant l’advenue du modernisme. Car il comprend que cette dernière catégorie est fondée sur l’hostilité à la tradition caractéristique de la société bourgeoise capitaliste. Adorno s’en est expliqué ailleurs : « Toute la société bourgeoise est dominée par la loi de l’échange, du “donnant donnant”, des calculs sans reste. Mais sa véritable nature, l’échange est quelque chose d’intemporel, comme la raison elle-même […] Cela ne signifie rien de moins que la mémoire, le temps et le souvenir sont liquidés comme formes de survivance irrationelle [13]. »

9Pour commencer, nous clarifierons la pensée d’Adorno en tant que telle au moyen de quelques exemples. La nouveauté, comme catégorie esthétique, est bien plus ancienne que le modernisme, y compris comme programme. Le ménestrel de la cour se présentait déjà en prétendant que sa chanson était « nouvelle » ; les auteurs de la tragi-comédie française soutenaient qu’ils répondaient au besoin de nouveauté[14] du public. Toutefois, dans les deux cas, nous avons affaire à quelque chose de différent de la prétention au nouveau qui caractérise l’art moderne. Dans le cas du poète de cour et de sa « nouvelle chanson », ce n’est pas seulement le thème, mais aussi un très grand nombre de motifs individuels qui préexistaient. Par nouveauté, il fallait entendre une variation à l’intérieur des limites très étroites d’un genre. Dans la tragi-comédie française, les thèmes peuvent être inventés, mais il existe une intrigue typique qui fait des revirements soudains de l’action (par exemple, une personne que l’on croyait morte se révèle tout à coup vivante) la caractéristique du genre. La tragi-comédie qui se rapproche de ce qu’on appellera plus tard la littérature populaire, accommode déjà à un niveau structurel le désir du public pour les effets de surprise. La nouveauté y est un effet calculé.

10Il y a finalement une troisième forme de nouveauté que les formalistes russes ont proposé d’élever au rang de loi de développement de la littérature : le renouveau des techniques littéraires au sein d’une série d’œuvres d’un genre donné. La technique «mécanique », c’est-à-dire la technique qui a cessé d’être perçue comme forme, et qui, par conséquent, ne véhicule plus une nouvelle vision de la réalité, est remplacée par une nouvelle qui peut remplir ce rôle, jusqu’à ce qu’elle devienne «mécanique » à son tour et demande à être remplacée [15]. Dans ces trois cas, ce qu’on appelle nouveauté diffère fondamentalement de ce qu’Adorno a en vue lorsqu’il utilise ce concept pour caractériser le modernisme. Car nous n’avons affaire ici ni à une variation au sein des limites d’un genre (la « nouvelle » chanson), ni à un schéma qui garantit des effets de surprise (la tragi-comédie), ni au renouveau des techniques littéraires dans un genre donné. Nous n’avons pas affaire à un développelent mais à une rupture avec la tradition. Ce qui distingue la catégorie du nouveau dans le modernisme des formes antérieures parfaitement légitimes d’usages de la même catégorie, c’est la radicalité de la rupture avec ce qui avait prévalu jusqu’alors. Il ne s’agit plus de rompre avec des techniques artistiques ou des principes stylistiques qui étaient tenus pour valides jusqu’alors, mais de nier la tradition de l’art tout entière.

11Tel est précisément le point où l’usage adornien de la catégorie du nouveau doit être examiné. Adorno tend à faire de la rupture historiquement unique avec la tradition ce qui est défini par les mouvements d’avant-garde historiques le principe de développement de l’art moderne comme tel. « L’accélération dans le remplacement des programmes et des écoles esthétiques dont se moque le philistin parce qu’il les considère comme des modes vient de la compulsion d’intensité croissante à rejeter que Valéry fut le premier à observer. » Adorno sait bien, naturellement, que la nouveauté est ce qui marque la consommation éternellement identique des biens offerts par le marchand. Son argument devient toutefois discutable lorsqu’il prétend que l’art est imprégné de ce qui caractérise les biens consommables. « Ce n’est qu’en intégrant son imagerie à l’autonomie de sa poésie que Baudelaire parvient à surmonter le marché, réalité qui lui est hétéronome. L’art est moderne grâce à la mimesis de ce qui est durci et aliéné [16]. Adorno paye ici son échec à historiciser précisément la catégorie du « nouveau ». À défaut de l’avoir fait, il lui faut la déduire de la société marchande. Pour Adorno, la catégorie du « nouveau » en art est une duplication nécessaire de ce qui domine la société marchande. Puisque cette société ne peut survivre que si les biens produits sont également vendus, elle renferme la nécessité de leurrer en permanence l’acheteur grâce à l’attrait qui s’attache à la nouveauté des produits. Selon Adorno, l’art cède aussi à cette compulsion, et dans un renversement dialectique, il en vient à reconnaître une expression de la résistance à la société dans l’adaptation même à la loi qui la gouverne. Il convient toutefois de garder à l’esprit que dans la société marchande, la catégorie du « nouveau » n’est pas quelque chose de substantiel mais d’apparent. Car loin de concerner la nature des biens, c’est leur apparence artificiellement imposée qui est ici impliquée. (ce qui est nouveau dans les biens, c’est leur emballage). À supposer que l’art s’adapte à ce que la société marchande renferme de plus superficiel, comment une telle adaptation lui permettrait-elle de résister ? La résistance qu’Adorno croit avoir découvert dans l’art, laquelle l’engage à produire des formes toujours nouvelles se laisse difficilement apercevoir. Reste le postulat d’un sujet critique qui, parce qu’il pense dialectiquement, peut percevoir le positif dans le négatif. On doit se souvenir que là où l’art cède à la compulsion du nouveau, il est difficile de le distinguer de la mode. Ce qu’Adorno appelle « la mimesis de ce qui est durci et aliéné » a probablement été réalisé par Warhol : la peinture des cent boîtes Campbell ne renferme une résistance à la société marchande que pour ceux qui veulent bien l’y voir. La néo avant-garde qui remet en scène la rupture avec la tradition se vide de son sens et permet de poser n’importe quel sens. La «mimesis de ce qui est durci » n’est pas simplement de l’ordre d’une mimesis ; elle consiste aussi à montrer ce qui est le cas. Aussi Adorno associe-t-il à une description qui n’aurait pas subi la déformation du concept l’espoir d’une reconnaissance de ce qui, sans cela, demeurerait inaperçu. Il a bien vu ce que comportait d’aporétique l’idée de surmonter l’art : « généralement, il n’y a pas à juger si celui qui fait table rase de toute expression est le porte-parole de la conscience réifiée ou bien l’expression inexpressive et muette qui dénonce celle-ci [17]. »

12Voilà qui montre les limites de l’utilité propre à la catégorie du nouveau dans toute tentative visant à comprendre les mouvements d’avantgarde historiques. S’il ne s’agissait que des changements affectant les moyens de représentation artistiques, on pourrait avoir recours à la catégorie du nouveau. Mais, dans la mesure où les mouvements d’avant-garde historiques sont à l’origine d’une rupture avec la tradition, et de ce fait d’un changement dans le système de la représentation, la catégorie en question n’est pas adaptée à la description de la situation. Et elle le devient encore moins si l’on considère que les mouvements d’avant-garde historiques n’entendaient pas seulement rompre avec le système traditionnel de la représentation, mais visaient l’abolition totale de cette institution qu’est l’art. Il s’agit sans nul doute de quelque chose de « nouveau », mais cette nouveauté est qualitativement différente aussi bien de quelque changement que ce soit dans les techniques artistiques que de toute transformation dans le système de la représentation. Le concept du « nouveau » n’est certes pas faux, mais il est trop général et insuffisamment propre à rendre compte de ce qu’il y a de décisif dans une telle rupture. On ne peut même pas le tenir pour pertinent pour décrire les œuvres avant-gardistes, non pas seulement parce qu’il est trop général et insuffisamment spécifique, mais – ce qui est beaucoup plus important – parce qu’il ne fournit aucun critère permettant de distinguer entre ce qui relève d’une mode passagère (arbitraire) et ce qui est historiquement nécessaire. La conception adornienne selon laquelle l’accélération constante des écoles est historiquement nécessaire est également discutable. L’interprétation dialectique de l’adaptation à la société marchande comme une résistance qui lui est opposée ignore le problème de la congruence irritante entre les modes de consommation et ce qu’il faudrait probablement appeler la consommation artistique.

13On reconnaît ici un autre théorème d’Adorno dans ce qu’il a d’historiquement conditionné ; il s’agit de la conception selon laquelle l’art issu de l’avant-garde correspond au niveau historique de développement des techniques artistiques. L’idée que la rupture avec la tradition sur laquelle les mouvements d’avant-garde historiques ont débouché n’a pas privé de pertinence tout discours sur le niveau historique des techniques artistiques pratiquées aujourd’hui est une chose dont il convient de se méfier. Le fait que les techniques artistiques du passé aient été à la disposition des mouvements d’avant-garde et qu’ils les aient maîtrisées (la technique des maîtres anciens dans certains tableaux de Magritte, par exemple) rend virtuellement impossible de déterminer un niveau historique des procédures artistiques. Sous l’effet des mouvements d’avant-garde, la succession historique des techniques et des styles a été transformée en une simultanéité d’un hétérogénéité radicale. La conséquence en est qu’aucun mouvement propre aux arts d’aujourd’hui ne peut légitimement prétendre être historiquement plus avancé, en tant qu’art, que n’importe quel autre. Le temps n’est plus où l’on pouvait s’insurger contre l’usage de techniques réalistes parce que le développement historique les avaient rendues caduques. Là où il s’y emploie, Adorno adopte une position historique qui est partie prenante des mouvements de l’époque des avant-gardes historiques. Le fait que les mouvements d’avant-garde ne possèdent pas à ses yeux un caractère historique, mais qu’il les considère comme encore vivants dans le présent plaide en faveur de la même conclusion [18].

14Traduction de Jean-Pierre Cometti

Vladimir Tatline, Couverture de la brochure de N. Pounine Monument de la III Internationale de Tatline, 1920, avec le dessin du projet du Monument de la III Internationale de Tatline

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Vladimir Tatline, Couverture de la brochure de N. Pounine Monument de la III Internationale de Tatline, 1920, avec le dessin du projet du Monument de la III Internationale de Tatline

Notes

  • [1]
    Traduction partielle du chapitre IV de Theorie der Avantgarde (© Suhrkamp Verlag, Frankfurt-am-Main, 1974).
  • [2]
    R. Bubner, «Über einige Bedingungen gegenwärtiger Ästhetik», in Neue Hefte für Philosophie, 5, 1973, p. 49.
  • [3]
    Le point de départ de l’esthétique de Kant n’est pas la définition de l’ûäuvre d’art, mais celle du jugement esthétique. Pour une telle théorie, la catégorie d’ «ûäuvre» n’est pas centrale; au contraire, Kant peut aussi inclure dans ses réflexions le beau naturel qui, n’ayant pas été produit par l’homme, n’a pas le caractère d’une ûäuvre.
  • [4]
    Th. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad.,1962, Paris, Gallimard, p. 42.
  • [5]
    Th. Adorno, Théorie esthétique, tr. fr., M. Jimenez, Paris, 1989, Klincksieck, p.184.
  • [6]
    Voir M. Damus, Funktionen der bildenden Kunst im Spätkapitalismus. Untersucht anhand der «avantgardistischen» Kunst der sechziger Jahre, 1973, Frankfurt, Fischer. L’auteur tente de mettre en relief la fonction affirmative de l’art d’avantgarde. Dans la mesure où il ne dispose pas d’un concept des mouvements d’avant-garde, Damus tend toutefois à négliger ce qui sépare le dadaïsme et le surréalisme, d’un côté, et celle qui oppose ces deux mouvements à l’art de la néo avant-garde des années soixante de l’autre.
  • [7]
    Un exemple de ceci: se référant explicitement au vœu de Breton de mettre la poésie en pratique, Gisela Dischner résume ainsi les intentions de la poésie concrète: «Mais l’œuvre d’art concrète tend vers cet état utopique, sa sublimation dans la réalité concrète», in Konkrete Poesie, Text+Kritik, 25, 1970, p. 41.
  • [8]
    La signification atttribuée ici aux avant-gardes n’est certainement pas à l’abri des controverses. Dans le livre d’Hugo Friedrich, Die Struktur der modernen Lyrik, qui se veut à coup sûr une théorie de la poésie moderne, le dadaïsme n’est pas du tout abordé. Ce n’est que dans la seconde édition, augmentée, que nous trouvons une table chronologique incluant ce commentaire: «1916. Le dadaïsme est fondé à Zürich » (Die Struktur der modernene Lyrik. Von der Mitte des neunzehnten bis zur Mitte des zwanzigsten Jahrhunderts, 1968, Hamburg, Rowohlts deutsche Enzyklopedädie, 25/26/26a, p. 288). Voici ce que le lecteur apprend à propos du surréalisme: «Le seul intérêt que présentent les surréalistes réside dans leur programme, lequel relève de théories pseudo-scientifiques destinées à confirmer une démarche poétique qui vit le jour avec Rimbaud. La conviction que l’homme peut indéfiniment étendre ses expériences dans le chaos de l’inconscient; la conviction que produisant une “super-réalité”, le fou ne montre pas moins de génie que le poète ; le concept de la poésie comme produit d’une dictée sans forme de l’inconscient: tels sont quelques aspects de ce programme qui consiste à confondre le vomisssement –le vomissement artificiellement provoqué– et la création. Aucune poésie de premier rang n’en est issue. Les poètes lyriques de qualité supérieure qui sont comptés parmi les surréalistes, comme Aragonou Eluard, ne doivent rien à ce programme, mais à la contrainte stylistique générale qui, depuis Rimbaud, a fait de la poésie lyrique le langage de l’alogique» (ibid., p.192). Précisons, avant toute chose, que la perspective de la présente étude n’est pas celle de Friedrich. Mon problème est celui de la compréhension de l’importante rupture histotique qui s’est produite dans le développement du phénomène «art» dans la société bourgeoise. Celui de Friedrich concerne la «poésie de qualité». Le point suivant est encore plus important: la thèse concernant l’unité de structure de la poésie de Baudelaire à Benn ne peut pas être examinée à la lumière du concept de structure propre à Friedrich, car ce concept est lui-même problématique. Ce qui est en jeu ici n’est pas le terme de «structure» (dans le passage précédemment cité, Friedrich parle de «contrainte stylistique», par exemple), ni le fait que son usage du terme diffère de celui du structuralisme, lequel ne fut connu en Allemagne que plus tard. Ce qui est en jeu, c’est la méthode scolastique ou scientifique marquée par l’usage que fait Friedrich du concept de structure pour référer à des phénomènes complètement hétérogènes: les techniques poétiques (la technique de la focalisation), les thèmes («solitude» et «peur», par exemple), et les théorèmes poétologiques des poètes (le langage magique, par exemple). L’unité de ces différentes sphères est postulée grâce au concept de structure. Mais on ne peut parler de structure que là où des catégories du même ordre sont rassemblées –ce qui laisse de côté la question de savoir si les démarches et les techniques artistiques de l’avant-garde étaient déjà pleinement en œuvre chez Rimbaud. Cette question touche au problème des «précurseurs». Les explications historiques ayant toujours la forme de récits, les précurseurs ne peuvent être identifés qu’après-coup. Ce n’est qu’après que certaines techniques (pas toutes) utilisées par Rimbaud ont eu cours qu’il put être identifié comme un précurseur de l’avant-garde. En d’autres termes, ce n’est qu’à travers l’avant-garde que Rimbaud a pris la signification qu’on lui attribue justement aujourd’hui.
  • [9]
    Par modernisme, Adorno entend l’art depuis Baudelaire. Le concept s’applique donc à ce qui a directement précédé les mouvements d’avant-garde, à ces mouvements eux-mêmes et à la néo avant-garde. Là où je m’efforce de saisir les mouvements d’avant-garde historiques comme un phénomène définissable historiquement, le point de départ d’Adorno est celui de l’art moderne comme le seul art légitime de notre temps. En construisant une histoire du concept de «moderne» et de ses opposés, H. R. Jauss a esquissé une histoire de l’expérience de la transition époquale de l’antiquité tardive jusqu’à Baudelaire: «Literarische Tradition und gegenwärtiges Bewusstsein der Modernität», in Jauss, Literaturgeschichte als Provokation, 1970, Frankfurt, Suhrkamp, p. 11-66.
  • [10]
    Théorie esthétique, p. 33-68.
  • [11]
    TH. Adorno, «Was bedeutet Aufarbeitung der Vergangenheit», in Adorno, Erziehung zur Mündigkeit, éd. G. Kaderlbach, 1970, Frankfurt, p. 13.
  • [12]
    Théorieesthétique, p.39.
  • [13]
    Sur la nouveauté dans la tragi-comedie, voir P. Bürger, Die frühen Komödien Pierre Corneilles und das französiche Theaterum 1630. Eine wirkungsästhetische Analyse, 1971, Frankfurt, p. 48-56.
  • [14]
    Voir J. Tynianov, Die literarischen Kunstmittel und die Evolution in der Literatur, 1967, Frankfurt, Suhrkamp, p. 7-60.Pour cette référence particulière, voir p. 21.
  • [15]
    TH. Adorno, «Thesen über Tradition», in Adorno, Ohne Leitbilder. Parva Aesthetica, 1967, Frankfurt, Suhrkamp, p. 33.
  • [16]
    Théorie esthétique, p. 40.
  • [17]
    Théorie esthétique, p. 156.
  • [18]
    Par opposition au changement permanent de moyens individuels de représentation qui marque le développement de l’art, le changement de système de représentation (y compris là où il s’étend sur une longue période) constitue un événement historique décisif. P. Francastel a étudié un tel changement de système de représentation (Études de sociologie de l’art, 1970, Paris, bib. Médiations, 74). Durant le cours du XVe siècle, un système représentationnel s’est développé dans la peinture, caractérisé par la perspective linéaire et l’organisation uniforme de l’espace du tableau. Alors que dans la peinture médiévale, les différences de taille des figures renvoyaient à leur importance respective, depuis la Renaissance, elles indiquent leur position dans un espace imaginé selon les principes de la géométrie euclidienne. Ce système représentationnel, qui ne peut être que schématiquement caractérisé ici, a dominé l’art occidental durant cinq cents ans. Il a perdu sa valeur d’obligation au début du XXe siècle. Chez Cézanne, déjà, la perspective linéaire n’a plus l’importance qu’elle avait encore chez les impressionnistes, qui s’y accrochaient tout en procédant à la dissolution des formes et des couleurs. La validité universelle du système traditionnel de représentation avait été cassée.