Bornes et centres dans l'espace commun.
1Loin de se réduire à un art muséal, la sculpture exerce des fonctions politique et anthropologique fortes. Elle intervient dans la structuration de l’espace commun, tant réel que symbolique. Centres, bornes, substituts, les statues ponctuent l’hétérotopie d’une communauté et qualifie son régime spatial.
2S’intéresser à la sculpture, c’est s’intéresser à un art qui résiste par nature à la neutralisation des fonctions politiques et cultuelles des œuvres. Avant de devenir un art muséal, la sculpture est fondamentalement un art public qui opère avec les espaces physique et symbolique de la communauté. C’est un art en prise avec les conditions de vie réelles et quotidiennes. Pour autant, ce n’est pas un agent du nivellement et d’abolition des différences ; les sculptures sont au contraire des artefacts qui soulignent l’hétérogénéité de l’espace humain ainsi que des opérations qui y prennent place.La sculpture est indissolublement un art de l’espace et un art de l’image. Pourquoi porter des images dans l’espace ? Sans naturellement prétendre à une étude exhaustive des formes qu’a pu prendre la sculpture, nous tenterons d’identifier certaines des fonctions principales de cet art public de l’image.
Terminus
3Les réflexions qui suivent sur les fonctions anthropologiques, esthétiques et politiques de la sculpture trouvent leur origine dans l’observation des termes du château de Versailles, sculptés de manière anonyme d’après des dessins de Nicolas Poussin. Trois statues en ronde-bosse figurent un faune, Flore et Pan. Les figures anthropomorphiques glissent avec grâce au niveau des hanches dans une gaine minérale qui remonte du socle. Le vivant se minéralise. L’animal sauvage, la flore, l’humain et le divin se conjuguent et s’articulent sur ces pierres sculptées. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une confusion ni d’une simple intégration de ces éléments en un point de l’espace. Il y va tout autant d’une différenciation, d’une disjonction maintenue et élevée comme point de repère. Ici prennent fin les champs cultivés, à partir d’ici se défont les alliances passées entre le travail des hommes, la puissance de la nature et la faveur des dieux. La première fonction des statues serait une fonction de différenciation des espaces hétérogènes.
4Les termes sont traditionnellement des statues du dieu Terminus, le dieu des bornes. Ce dieu était représenté dans la Rome antique sans bras ni jambes pour bien souligner son incapacité à se mouvoir. D’abord figuré par une pierre quadrangulaire ou une souche, puis par une base pyramidale surmontée d’une tête humaine, ce dieu était le garant des limites entre particuliers ou de celles de l’État. Son culte aurait été créé par Numa Pompilius à l’occasion de la division territoriale des champs à proximité de Rome. Ce culte était joyeux en ce qu’il célébrait la sacralité des bornes, garantes de la paix et de la concorde dans la communauté. La fixité de la statue apparaît à la fois comme le signe et la condition de la stabilité sociale et politique. L’immobilité se fait vertu ; la statuaire incarne et opère le découpage spatial dont la communauté a besoin.
5Avant d’être un art produit pour l’institution muséale, la sculpture est ainsi, comme l’architecture, un art qui structure l’espace commun. Il intervient dans et sur l’espace réel de la communauté, que ce soit dans la sphère intime et familiale ou dans la sphère publique [1]. Cependant à la différence de l’architecture, la sculpture est également un art de l’image. Elle dresse des images fixes et rigides dans l’espace. En nous intéressant aux termes, nous voulons thématiser une des fonctions fondamentales de la sculpture : structurer et délimiter l’hétérogénéité de l’espace humain en élevant une différence à la dignité d’un repère. Certes la sculpture ne crée pas par elle-même cette hétérogénéité qui relève des différentes fonctions sociales et anthropologiques. Les communautés humaines en effet s’instituent traditionnellement en référence à d’autres instances, historiques, naturelles et divines. Elles ne se déploient pas dans l’étendue homogène mais selon des aires différenciées qui renvoient à des topologies à la fois physique et symbolique. Ces différenciations correspondent pour une part à une organisation fonctionnelle interne : la sphère religieuse se distingue de la sphère profane ; celle de la vie militaire de celle de la vie civile ; celle de l’activité économique de celle de l’activité politique ; celle de l’espace privé de celle de l’espace public ; celle de la durée présente de celle de la scène mémorielle ; celle du propre de celle de l’étranger. Chacune de ces sphères se subdivise à nouveau selon son organisation propre et différentes aires peuvent à l’occasion se superposer et cohabiter en une même portion d’étendue. L’espace humain se différencie également en fonction de conditions externes, en investissant les opportunités naturelles en termes d’habitat, de construction, de culture, d’industrie et d’exposition au monde environnant. Dès lors chaque cité, chaque État, chaque Empire se déploie selon des lignes de démarcation, internes et externes. Ces lignes décrivent des limites et des frontières, plus ou moins poreuses ou étanches, qui ne se décident pas seulement à l’endroit de leur tracé mais valent comme l’expression du tout qu’elles découpent ou circonscrivent. L’espace dans lequel la sculpture prend place n’est donc pas une étendue neutre en attente de son remplissement mais un espace de puissances et de gouvernementalité naturelles, divines, politiques qui se disputent des hégémonies terrestres. Encore une fois la sculpture n’a pas en charge la conception de ces limites qui relèvent de l’activité fondatrice et réformatrice de l’État liée à l’urbanisme et à l’architecture. La sculpture, en tant qu’elle est un terme, vient qualifier ces régimes d’espaces, marquer leurs agencements et ordonner leur transition. Elle vient donner une figure reconnaissable et une puissance esthétique à leur instauration. Les sculptures sont placées aux points de rupture des espaces humains, le long de leurs arêtes saillantes ou en leurs centres rayonnants.
6La statue doit pouvoir assumer, sur la base de sa puissance esthétique propre, cet aménagement de l’espace, qu’elle authentifie. Chose parmi les choses, elle ne partage cependant pas le régime ordinaire de la spatialité ; elle opère sur les conditions de possibilité de l’expérience collective de l’espace. De ce fait, elle n’est pas un objet, même éminent. Elle ne se dresse pas devant le sujet comme son complément perceptif ou épistémique ; elle ne se réduit pas à la constitution qu’en feront les facultés du sujet de la perception [2]. Elle participe au contraire à l’agencement des fonctions anthropologiques qui permettent l’activité signifiante du citoyen.
Passer les bornes : le corps, l’image, l’espace
7La borne ne se confond pas avec la limite. La limite peut renvoyer à une détermination idéelle tandis que la borne est une réalité physique, dotée d’une épaisseur et d’une pesanteur. La borne désigne une spatialité de la différence et du changement de régime. Les statues ont une épaisseur et une masse qui jouent, qui déplacent les lignes et portent le signe en l’inscrivant dans un espace en demande d’organisation. Une borne est un corps qui articule autour de son épaisseur deux espaces hétérogènes. Elle n’est donc pas une fin ultime, une clôture définitive mais un passage, une transition. La borne ne dresse pas un mur ou une palissade ; elle se contourne, elle se franchit. Elle nous regarde passer, en nous prévenant.
8Ainsi la sculpture vit-elle sur un paradoxe dans la tension entre la matérialité de l’image et la spatialité qu’elle cristallise : la virtuosité de la sculpture consiste à inscrire une figure dans la matière (que celle-ci soit dure ou malléable, noble ou triviale, durable ou éphémère) tandis que son opération véritable réside dans la séparation et la transition qu’elle parvient à opérer entre deux ou plusieurs espaces. Ainsi la sculpture ne vaut-elle pas par elle-même mais par les espaces qu’elle met en contact. Dans le même temps, elle ne les met en contact que par la matérialité (et la qualité) de son image. Il convient donc à la fois de se concentrer sur l’image et de l’oublier dans la spatialité qu’elle active. Si cette image renvoie à quelque chose d’autre, ce n’est pas comme une représentation renvoie à son référent extérieur ; elle renvoie à ce qui se passe, là, autour d’elle, et qui demeure invisible.
9Cela reste vrai jusque dans l’illusion réaliste la plus virtuose. L’Extase de sainte Thérèse du Bernin nous invite à percevoir, dans les détails de sa sensualité, l’effet du divin sur l’humain. Elle opère sur la frontière humano-divine comme une borne ouverte sur la transcendance. Dans les traits et les plis de la figure de la sainte, nous sommes renvoyés à la puissance de l’invisible qui s’y manifeste. La statue figure la transverbération de Thérèse c’est-à-dire, selon la mystique catholique, la blessure spirituelle (qui engage le corps) que certains fidèles éprouvent en voyant Dieu, un ange ou l’Esprit Saint leur percer le cœur avec une flèche enflammée. C’est donc le toucher humano-divin, le point de contact mystérieux qui est le sujet de la statue et non la dépouille énamourée du corps de la sainte. Certes l’exubérance baroque vient dramatiser cette jonction érotique entre le Dieu et sa fidèle. Ce point de contact n’est cependant pas figurable, il ne s’agit pas d’un point physique de la statue correspondant à une zone physiologique de la sainte. La flèche que tient l’ange n’a pas été représentée enfoncée dans la poitrine de sainte Thérèse. L’espace qui sépare la flèche du corps de la femme mystique est pris dans la force ascensionnelle des rayons qui qualifie cet espace comme espace divin, et non physique. C’est la statue tout entière qui verse de la spatialité des corps à celui de l’efficace divine.
10De la même manière, les sarcophages et les tombeaux – premières occurrences des sculptures immersives – ne sont pas de simples coffres situés dans l’espace quotidien mais fonctionnent à la fois comme des bornes et des véhicules. Des bornes qui séparent les morts des vivants et indiquent le lieu où la vie terrestre prend fin. Des véhicules qui permettent avec leurs reliefs gravés ou sculptés, de protéger et d’orienter le mort dans l’espace symbolique de l’immortalité (en vertu de la conception que s’en fait la communauté qui érige le monument funéraire). L’immobilité physique du tombeau est solidaire d’une intense fonction de communication et de transport dans l’autre espace avec lequel la sculpture opère un contact continu. Le tombeau ne fait pas seulement œuvre de mémoire en recollant les fragments narratifs et les emblèmes de la vie du défunt ; il est simultanément un vaisseau pour se diriger dans la topologie des morts [3]. De chaque côté de la borne funéraire, vivants et morts sont remis à leur spatialité propre.
11De même, lorsque Eduardo Chillida dispose ses Peignes du vent (« Peine del Viento ») ou son Éloge de l’horizon (« Elogio del horizonte »), il situe ses sculptures comme des points de contact entre l’espace des hommes et la vie élémentaire du cosmos. Il les inscrit au bord du monde humain. Chillida organise la rencontre des productions humaines avec la force cosmique des éléments. En peignant le vent, la sculpture opère sur cette frontière entre civilisation et nature et laisse de cette rencontre une trace invisible. L’espace naturel commence au bout de ces bras de métal forgé qui enserrent le vide. La sculpture fait voir la différence et le passage de l’un à l’autre. Fixité sombre du métal, transparence de l’air mobile, la sculpture fonctionne selon ces deux versants ajointés qui instaurent une limite active. De même, en se faisant Éloge de l’horizon, la sculpture se porte aux limites de l’espace ; elle se place comme sentinelle et vigile d’un espace qui s’ouvre à partir de son site. La sculpture postée sur la colline de Santa Catalina à Gilon ouvre une porte sur l’espace du site naturel. Elle tente d’embrasser et de rassembler l’espace entre les deux arcs d’un anneau mais, loin de le clore, elle invite au contraire l’espace à s’échapper sur ce qu’il a d’incommensurable. La sculpture transforme la saisie en déprise, la capture en extase. Ce faisant, elle célèbre l’horizon en le libérant de son inconsistance. L’horizon est en effet une ligne fictive, toujours mouvante, impossible à tracer, relative aux conditions géologiques et physiologiques de la perception humaine. En érigeant son ouverture sur l’horizon, la sculpture institue un point fixe qui devient une borne à partir de laquelle l’espace réduit du monde civilisé s’ouvre sur l’espace cosmique qui l’entoure et donne à ce dernier un lieu où se manifester dans sa différence. La sculpture est la borne qui permet à l’horizon de ne plus reculer indéfiniment mais au contraire d’apparaître en tant que tel dans un cadre solennel. Ces sculptures ne représentent pas des fragments du monde, elles ne sont pas destinées à une exposition muséale ; elles opèrent sur leur site en permettant de clarifier la situation de l’homme sur la terre et de rendre visible le passage du monde humain au cosmos.
Omphalos
12Bien qu’elle soit une borne qui opère une différenciation, la sculpture n’est pas nécessairement portée aux extrémités des espaces qu’elle ajointe ; elle peut aussi être un repère qui instaure une centralité. C’est la seconde fonction de la sculpture : opérer la substitution d’une présence artificielle en lieu et place d’une présence originelle. La sculpture repose sur une logique du substitut, qui permet l’institution d’un centre et le déploiement d’un ordre. La statue n’est pas seulement une image à contempler, elle est également un corps (artificiel) qui tient lieu d’un autre corps (humain, divin ou naturel). Cette opération de substitution n’est pas soustractive, elle est au contraire productrice d’espace. Elle n’amoindrit pas la présence effective, elle la renforce et la rend possible. Il s’agit d’une présence à la fois réelle et artificielle, d’un leurre qui se soumet aux conditions de la réalité pour aménager un champ de forces (à la fois physiques, psychiques et symboliques).
13Cette puissance du substitut a pu engendrer une défiance à l’égard de la statuaire, perceptible dans les tendances (et les mouvements) iconoclastes des monothéismes. Rappelons que le deuxième des dix commandements de l’Ancien Testament porte précisément sur les idoles sculptées (non sur les images peintes) : « Tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est en haut dans le ciel, ou de ce qui est en bas sur la terre, ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre [4]. » L’image taillée a la présence de la chose même et peut devenir l’objet d’un culte. Cette logique du substitut peut en effet prêter à malentendu et laisser penser qu’il s’opère une confusion entre la statue et son référent divin (ou humain). Or il ne s’agit pas d’une identité entre le dieu (ou le référent) et sa statue. La statue n’est pas le dieu mais son représentant (avant même d’en être la représentation) ; elle lui confère une place sur terre et par là même devient un agent intercesseur avec la divinité. Le culte des idoles se concilie tout à fait avec la lucidité quant à l’artificialité de la statue. Sacrée, celle-ci n’a précisément pas à être divine. De même, l’image de César n’est pas César. Pour autant, la statue ne se réduit pas à la fragilité ontologique d’une image sans épaisseur qui n’aurait d’existence que par sa fonction de renvoi à un référent extérieur, seul doué d’une existence tangible, réelle. Elle est une image et un corps. Elle occupe une place au nom d’un autre ; par là, elle a une effectivité qui lui vaut une vénération particulière « à la place » du dieu et en relation avec lui. La vénération des statues n’a de sens que dans un espace investi par des forces polémiques qui s’affrontent et tentent de se neutraliser ou s’engloutir. Les statues n’ont de valeur que dans la guerre des possibles, où chacun lutte pour sa place [5]. La sculpture assume d’être un leurre, elle tient lieu de quelque chose d’autre ; c’est une condition de son effectivité même. Quel que soit son souci de réalisme, elle avoue volontiers son artificialité. Il est possible de multiplier les statues d’un même référent ; on peut même copier les statues sans faire injure au modèle. La reproductibilité technique n’entraîne pas une perte d’aura. Ce qui compte, c’est de tenir sa place.
14La sculpture peut alors apparaître comme un leurre sur lequel repose le centre du monde. Elle est en quelque mesure un omphalos. Selon la légende, Zeus aurait échappé à l’engloutissement par son père Cronos grâce à une ruse de Rhéa qui substitua à l’enfant une pierre enroulée dans un linge (l’omphalos). Plus tard, Zeus obligera Cronos à recracher la pierre ainsi que ses autres enfants engloutis, qui lui permettront de gagner la lutte contre les Titans et d’instaurer le règne des Olympiens. Il aurait décidé de placer la pierre au centre du monde pour marquer son règne. Des deux extrémités orientale et occidentale du cosmos, il aurait lâché deux aigles qui se seraient rencontrés au-dessus de Delphes, par là même désigné comme le centre du monde gouverné par Zeus. Le dieu aurait alors laissé tomber la pierre, dès lors conservée dans l’adyton du temple d’Apollon de Delphes. Si l’omphalos est placé au centre du monde, c’est d’abord parce qu’il a agi comme un coin dans le champ des instances divines ; il a empêché que la gueule de Cronos ne se referme sur Zeus. La borne a d’abord fonctionné comme un coin pour devenir un centre. Il faut un bétyle pour ouvrir une brèche dans la compacité des forces préexistantes. La densité et la résistance d’un matériau (la pierre) sont nécessaires pour libérer une spatialité en tenant à distance les forces naturelles, divines ou historiques qui se pressent pour conquérir (ou recouvrir) l’émergence possible d’un centre. Le centre de l’espace humain est le centre d’une arène qu’il faut conquérir. La sculpture est alors un art de la distance conquise, qui ne remplit pas l’espace mais au contraire le descelle par la compacité de ses images. Elle est comme le pieu central qui permet de déployer une toile spatiale. Une place nue est encore un espace vide qui attend d’être rempli. Une statue centrale aura au contraire la force de contenir les pressions architecturales environnantes ainsi que les appropriations quotidiennes qui recouvriraient bientôt la place. En brisant les statues dans les temples, au fronton des églises ou sur les places publiques, on ne tue pas des dieux ou des principes, on retire la pierre qui leur conférait un espace pour exister parmi les hommes. Ils descendent alors rejoindre les spectres.
15En tant que la statue est un substitut, sa richesse et sa beauté réjouissent le dieu (ou l’instance représentée) car elle est son abri ou son asile. La sculpture manifeste l’offrande qui est faite au dieu pour qu’il obtienne une place de choix. La statue est à la fois le miroir de la puissance de la communauté qui l’institue et une expansion de la puissance représentée. Offrande humaine et plaisir divin, la sculpture est un agalma.
Les trois Athéna de l’Acropole
16Les sculptures d’Athéna sur l’Acropole illustrent bien les fonctions spatiales que l’Antiquité a prêtées aux statues. Le sanctuaire de l’Acropole ne comprenait pas moins de trois statues d’Athéna dont une seule apparemment était dédiée au culte.
17L’Athena Promachos (« qui combat au premier rang ») venait en premier. Elle était située entre les Propylées et l’Érechthéion. Il s’agissait d’une statue de neuf ou dix mètres de hauteur, en bronze. Elle s’élevait au-dessus des Propylées et manifestait très clairement la nature sacrée du sanctuaire, sous le patronage de la déesse de la ville. Cette statue servait de repère urbain pour indiquer la qualité spéciale de cet espace consacré. C’était aussi un repère pour les navigateurs en signalant la cité depuis la mer. Pausanias rapporte que les navigateurs doublant le cap Sounion pouvaient déjà apercevoir la pointe de la lance et l’aigrette du casque. Elle fonctionnait comme un repère géographique marquant la présence spécifique de l’espace de la cité dans le monde.
18L’Athena Polias (« protectrice de la cité »), conservée dans l’Érechthéion, était la statue cultuelle qui était vénérée lors des fêtes des Panathénées – qui avaient lieu tous les ans – et des fêtes des grandes Panathénées célébrées tous les quatre ans. Une procession venait apporter à la statue un peplos tissé dans l’année. Davantage que le Parthénon, l’Érechthéion était le véritable temple dédié à Athéna. C’est sans doute cette statue, en bois, qui assurait la présence artificielle de la déesse dans le sanctuaire et qui articulait l’espace de la présence divine avec celui de la présence humaine. C’est elle qui était investie de la fonction religieuse et par laquelle pouvait s’exercer la faveur divine sur la communauté réunie.
19L’Athena Parthenos, créée par Phidias, prenait place dans le naos du Parthénon. Il s’agissait d’une statue chryséléphantine de douze mètres de haut. Malgré sa renommée, sa fonction reste en partie inconnue. Apparemment elle n’était pas l’objet d’un culte et aucun prêtre ni aucune prêtresse ne lui était attaché. Il semble qu’elle servait de trésor : ses plaques d’or étaient amovibles et pouvaient être fondues ou remplacées sans sacrilège. Elle est cependant à ce point essentielle dans le dispositif d’ensemble du sanctuaire que, loin de s’inscrire dans une spatialité préconçue, elle a la puissance d’obtenir que celle-ci soit remodelée en fonction de ses exigences : Phidias aurait fait reconstruire les fondations du Parthénon en fonction des dimensions de la statue. Entre architecture et sculpture, c’est dans ce cas la sculpture qui a déterminé les proportions de l’ensemble. C’est à partir de la puissance de la sculpture de Phidias que le temple, puis le sanctuaire, puis la cité elle-même déploient leur rayonnement. La sculpture vient ici souligner le centre et l’ancrage spatial de la puissance athénienne ; celui à partir duquel tout l’espace de la cité se recompose.
20Selon cette lecture, les trois Athéna de l’Acropole montreraient bien comment la sculpture, dans son indissociabilité du corps et de l’image, opère dans l’espace à la fois comme borne, substitut et centre.
Décor et propagande
21La sculpture prête donc la puissance de ses figures à la représentation d’un pouvoir que celui-ci soit familial, économique, politique, religieux. Elle adopte une fonction ornementale en venant habiller et embellir l’affirmation d’un ordre. Est-ce à dire que la sculpture soit par nature un art servile et mensonger ? Ne dresse-t-elle qu’un décor au service d’une propagande ?
22Il convient de distinguer. En réalité, il y a loin du décor à la propagande [6]. Ces deux instrumentalisations politiques des puissances de l’art peuvent certes se rencontrer dans un même dispositif, elles demeurent de nature différente. La propagande utilise le système des arts et toutes les techniques de l’image et de la communication pour agir de façon efficace sur une population de manière à contrôler le flux des informations en circulation, organiser un culte du pouvoir en place et diffuser une série de messages qui détermineront la vérité en cours. À ce titre, la propagande se sert du décor pour magnifier, selon ses valeurs, le pouvoir qui la mobilise. La propagande est donc une stratégie d’emprise et un acte de domination.
23Le décor au contraire a pour fonction d’inscrire les actes symboliques dans une culture de l’agir. Il s’agit d’utiliser les arts pour conférer à ces actes le cadre qui convient à leur dignité. Le décor n’agit pas, il instaure l’agir. Il ne concerne pas seulement l’exercice direct du pouvoir mais tous les actes solennels. Le décor n’a pas pour fonction de conférer une puissance qui manquerait au pouvoir, il lui donne la cohérence et la densité qui lui permettent d’inscrire son action dans le temps et dans l’espace. Le décor mesure et tempère le pouvoir en l’accordant à ses propres actes, en le distinguant et le situant au sein d’une tradition, en orchestrant la solennité d’une institution. Là où la propagande est une violence à l’œuvre, le décor est une œuvre qui tente de conjurer la violence.
Video
24Où les regards des statues se perdent-ils ? Leur regard est encore une extension de leur présence. Être sous le regard d’une statue, c’est porter l’espace de sa perception et de ses déambulations sous l’autorité d’un champ symbolique. Les statues peuvent être appréhendées comme un système technique de contrôle social. Elles ne sont pas des blocs de pierre inertes, elles instaurent un régime de visibilité qui opère une sélection des humeurs et des comportements sociaux.
25Les Zanes montrent bien ce lien entre la présence artificielle des statues et le contrôle des comportements : sur le sanctuaire d’Olympie, douze statues de Zeus furent érigées avec l’argent d’amendes infligées à certains athlètes pour avoir corrompu les épreuves olympiques en voulant acheter leur victoire. Ces statues qui dominaient les athlètes étaient à la fois le signe manifeste de la sanction appliquée et une figure intimidante ou culpabilisante. La statuaire sert alors un intérêt civique qui vise au contrôle et à l’orientation des comportements. En même temps qu’elle se donne à voir, la statue nous regarde et nous fait entrer dans le champ de valeur qui a présidé à son érection. Une statue peut inviter à l’amour, à la dévotion, à la droiture morale, à l’héroïsme guerrier…
26La statuaire participe donc d’un régime de visibilité sociale prescripteur de comportement. Cette articulation entre régime de visibilité et contrôle social s’est sensiblement modifiée dans les sociétés contemporaines. Aujourd’hui les archétypes comportementaux ne sont plus produits par la statuaire et ses sources littéraires, mais par le cinéma et les reportages médiatiques. Plus profondément c’est la conjonction entre le regard et l’exposition au regard qui se trouve remise en question. La statue « voit » dans la mesure où elle se donne à voir. Elle appuie son autorité sur sa présence. La sculpture est un art de la présence artificielle. Le régime de visibilité contemporain est au contraire une technique de la circulation de l’image. L’image ne tire pas sa valeur d’une référence à un univers moral, historique ou mythologique, elle vaut comme incitation désinhibante portée par les stratégies de la publicité et de la communication. Ce sont les affiches et les écrans qui portent les figures efficaces au-dessus de la psyché collective. La vertu des images contemporaines, au rebours de celles des sociétés antiques, médiévales et classiques, réside dans leur impermanence, dans leur obsolescence accélérée. Elles encadrent les vagues de stimulation et de satisfaction du désir chargé d’orienter et absorber la production économique. Le réseau de ces images se trouve encore fluidifié et intensifié par les nouvelles technologies – notamment l’enrichissement de l’équipement des téléphones portables. Parallèlement, le regard social ne passe plus par une exposition mais au contraire par une dissimulation. Un système de vidéosurveillance – qui se situe dans le prolongement de ce que Michel Foucault avait identifié dans le dispositif du Panopticon – propose de voir sans être vu et sans être présent. Un dispositif technique de télésurveillance viendrait prendre le relais de la présence artificielle. Le circuit de l’exposition au regard – avec la fascination qu’il engendre, et celui de l’observation des scènes sociales – avec le contrôle qu’il exerce, se déconnectent et cette déconnection modifie le rapport des contemporains au régime de visibilité collectif.
27Ainsi nos sociétés démocratiques et technologiques semblent avoir adopté une autre économie de l’image et d’autres modes de structuration de l’espace, basés sur le flux, le réseau et l’homogénéisation. Parallèlement, la société ne se soucie pas tant de son rapport aux autres instances (naturelles, historiques ou divines) que d’un besoin spéculaire de se voir, de se connaître, de s’apparaître à travers un ensemble de prothèses médiatiques et cognitives. La dynamique des flux de personnes et de marchandises vient éroder l’hétérogénéité des espaces et relativiser la primauté du centre. Est-ce à dire que la sculpture ait perdu sa place dans le monde contemporain ?
28Les figures nues qu’Anthony Gormley dispose sur les toits et au fond des rues de Manhattan dans son projet Event Horizon semblent montrer au contraire que les fonctions de la sculpture demeurent actives, au moins à l’état de questionnement : comment l’individu peut-il inscrire ses proportions dans ce gigantisme urbain et technologique ? Quelle est la place de l’homme dans son propre monde ? Le vertige de ces statues perchées au bord du vide fait vaciller la belle assurance ascensionnelle de la ville pour questionner son organisation. Est-ce une mise en scène du péril que courrait une humanité arrachée à ses lieux traditionnels ? Ou au contraire est-ce une invitation à s’approprier ces espaces de tous les points de vue et sous toutes les distances pour en faire ressortir les potentialités ?
Notes
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[1]
L’art funéraire fournirait un bon exemple de cette présence de la sculpture au cœur de la vie des familles. Chacun d’entre nous est séparé de ses ancêtres par une sculpture.
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[2]
De ce point de vue, nombre d’installations muséales qui interrogent la phénoménologie de l’espace et de la perception semblent avoir une conception abstraite, quoiqu’elles en disent, des puissances de la sculpture.
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[3]
On peut dire que la mémoire vise le futur du mort tout autant que le passé du défunt.
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[4]
Exode, XX, 14.
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[5]
De ce fait, la sculpture ne relève pas de de la logique spatiale ubiquitaire de la théologie monothéiste. Elle retrouve cependant une actualité avec le dogme trinitaire et le mystère de l’Incarnation. Elle a également sa place aux niveaux inférieurs de l’économie divine. On pourrait ainsi interpéter le rôle des saints intercesseurs, non comme la représentation spatiale d’agents intermédiaires, mais comme l’habillage catholique de la permanence d’un culte des statues. On ne sculpterait pas les saints parce qu’ils sont intercesseurs ; ils seraient intercesseurs parce qu’ils sont des statues habillées aux nouvelles couleurs de la religion.
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[6]
Nous renvoyoons pour l’analyse du décor au livre de Pierre Caye, Empire et décor. L’architecture et la question de la technique à l’âge humaniste et classique, Vrin, Paris, 1999, notamment au chapitre VI, p. 140-153.