Utopie et anti-utopie : le cas de Ge Fei

1On assiste aujourd’hui en Chine à l’émergence d’une littérature utopienne abondante, caractérisée par des interrogations post-socialistes reliant l’utopie à la question de la modernité. La profusion de fictions utopiques peut paraître paradoxale compte tenu de la désillusion occasionnée par le délitement de l’idéologie socialiste et par la menace du néo-totalitarisme du marché et des médias [1]. Certains titres se lisent, à juste titre, comme la « contre-utopie », qui dénonce la supercherie du mythe de la perfection. D’autres, cependant, persistent dans l’utopisme, non par tentation de s’adonner à la facilité de l’enchantement, mais par nécessité de concilier utopie et désenchantement. C’est en effet par le soutien et la correction réciproques de ces derniers [2] que certaines de ces œuvres sont construites, à travers un utopisme lucide, inclusif de l’Histoire comme processus social. Un Visage, un pêcher en fleur, la trilogie de Ge Fei révèle ainsi cette « utopie désenchantée », en inscrivant l’ailleurs au cœur de la crise sociale. Ni imagination régressive, ni projection idéaliste, mais interrogation des relations entre utopie et modernité à partir de la mise en fiction de l’histoire de la Chine du xxe siècle.

2La trilogie Un Visage, un pêcher en fleur comprend jusqu’à ce jour deux volets, le premier, éponyme, et le second, intituléEn rêve, monts et rivières, respectivement publiés en 2004 et en 2007 [3]. L’histoire du premier volume, qui se déroule à la fin des Qing, dans la région du Jiangnan, est celle de Xiumi, jeune fiancée que les bandits ont ravie jusque dans une île, en face d’un village isolé et idyllique, Auberge des Hua. Elle part pour le Japon, après l’incendie du village, avant de rentrer au pays s’engager dans les activités révolutionnaires, en fondant le Comité d’Autonomie de Puji et une école, dans un esprit égalitaire et caritatif, fortement influencé par son père Lu Kan, lettré utopiste mystérieusement disparu et de Zhang Jiyuan, révolutionnaire romantique exécuté. Jetée en prison, elle aura donné naissance à un fils, à la veille de l’effondrement de l’empire, avant de recouvrer la liberté. Le second volume a pour protagoniste Tan Gongda, le fils, nommé chef de district à Meixian en 1952, après avoir servi dans la Nouvelle 4e Armée comme commissaire politique. Fervent partisan du projet de collectivisation et de modernisation, il se voit destitué de sa fonction, suite à la rupture de la digue du Réservoir de Puji, ouvrage dont il était l’initiateur. Son séjour contraint à Auberge des Hua, lui fait découvrir une commune populaire, où ses rêves se présentent comme des réalités. Il sera écroué au motif de complicité avec Yao Peipei, son ancienne assistante, elle-même exécutée après le meurtre de son agresseur, un haut dignitaire du Parti. Mais jusqu’à sa mort, il n’a jamais renoncé à ses projets.

3La fiction de Ge Fei s’assimile bien à un univers contre-utopique, qui, pourtant, n’écarte pas l’Espérance. Il met en évidence, notamment dans le deuxième volume, la connivence désastreuse et pernicieuse entre l’idéologie socialiste et le projet de modernisation. Il pointe la dialectique de l’émancipation, non sans souscrire à la vision de « l’École de Francfort ». Mais sans se contenter du schéma du renversement, il se livre à la recherche des « points aveugles » à partir desquels l’utopie s’est inversée en son contraire [4]. De cette représentation plurielle et démythifiée, qui agglutine une multitude de traditions en la matière, occidentales et chinoises, émerge un nouvel esprit utopique [5]. Il s’agit davantage de l’utopie de l’humain. Dans cette optique, le lieu dystopique de la totalité et la raison instrumentale génératrice de la domination sont habités en creux par un humanisme qui se (re)construit, contre l’unité, sur la division du social et sur la démocratie libertaire.

I – Totalité et clôture : Auberge des Hua

4Le roman de Ge Fei est marqué par la récurrence, d’un volume à l’autre, d’un univers contre-utopique, condensé dans la représentation du village Auberge des Hua. Dans En rêve, monts et rivières, le lieu se présente sous forme d’une commune populaire, abritant un peu plus de 1 600 âmes, clin d’œil transparent au phalanstère de Fourier [6]. Monde clos, il tend à la perfection, illustrée par une organisation parfaitement maîtrisée et par l’institution d’une société sans division.

5À l’image des utopies classiques, la commune se trouve à l’écart du monde. Le protagoniste la découvre au bout d’un voyage sur l’eau, après avoir traversé un épais rideau de brouillard. La disposition du village traduit un ordre irréprochable : épousant la colline, les maisons sont alignées, selon un « principe rigoureux de symétrie [7] » (271) et d’uniformité. Portant chacune un numéro précis, elles s’étalent de part et d’autre d’un long corridor couvert qui conduit jusqu’au sommet de la colline.

6L’ordonnancement architectural réfléchit un système qui repose sur une collectivité exclusive et sur la négation de l’individu. Les habitants se fondent dans une foule indifférenciée, dans les activités agricoles comme festives, tels ces paysans sans visage cueillant les feuilles de mûriers et dont on perçoit à peine les bras (268). Ombre silencieuse et laborieuse, elle est mobilisable et parfaitement réceptive aux idéaux du système. Le Nouvel An se célèbre par les pétards collectifs à l’exclusion de toute allégresse individuelle. La massification entraîne Tan Gongda lui-même dans l’abandon du « je » au profit du « nous ».

7L’organisation s’appuie sur une idéologie et un dispositif de surveillance, qui aboutissent à une géométrisation mentale. Il n’est encore nulle question de créer une société sans inégalité et sans classes, mais plutôt de séparer les membres de la commune en deux catégories distinctes : les bons d’un côté et, de l’autre, les mauvais relevant des « cinq catégories noires ». La surveillance porte en vérité sur l’ensemble de la communauté, grâce à l’armée, la milice, les patrouilles, qui éliminent toute déviance, voire tout risque de déviance. La coercition « préventive », ainsi, étouffe dans l’œuf le moindre écart par rapport au message, comme Xiao Shao, envoyée au stage d’étude, non au motif d’une faute commise mais de celui qu’elle a failli commettre, suite à une promenade intime faite en compagnie de Tan Dongda. L’appareil le plus dissuasif revient au « 101 » (276), identifié un temps comme le bureau spécial de surveillance. Plus que la pastiche de la fameuse Salle 101 [8] de l’œuvre de G. Orwell, où s’achève la mise au pas de Winston Smith, le 101 chez Gei Fei s’avère être une organisation diffuse, qui hante tous les villageois. L’efficacité du système s’appuie plutôt sur l’auto-surveillance des membres de la commune. Il existe un Comité d’autodiscipline, qui unit la collectivité à elle-même, en engageant les habitants dans une émulation comparable à celle des athlètes de W ou le souvenir d’enfance de Georges Pérec. Mais la fusion s’opère surtout par la délation, pratique largement favorisée par les boîtes aux lettres mises à la disposition de tous. En l’absence de « décret, de règlement, de direction » (274), la commune s’autorégule, dans une coordination spontanée, à travers laquelle les « parties obéissent au tout », l’objectif unanime étant de répartir harmonieusement les tâches, à la manière de ces millions de briques que chaque individu apporte sans coup férir pour construire la grande muraille. Nulle instruction n’est nécessaire à la réalisation de ce dessein porté par chacun des constructeurs, comme l’affirme le secrétaire du Parti (274). L’inexistence de règles particulières, conforme à la rationalité globale, camoufle l’action d’une loi qui s’applique au groupe tout entier. Sous forme générale et impersonnelle, elle traduit en réalité un acte de volonté souveraine, par le biais d’un « législateur » invisible mais omniprésent. Il s’agit de Guo Congnian, secrétaire du Parti, « fondateur et architecte » de cette commune utopique (293). Son passé révolutionnaire, en qualité de chef de division de la 38e armée, et son statut de fondateur confèrent à son pouvoir une légitimité mythique. Tous les villageois croient en lui et adhèrent à son évidence, tout en avouant ne l’avoir jamais rencontré. Sa seule présence palpable émane du discours annuel qu’il fait diffuser par les haut-parleurs à l’occasion du Nouvel An. Sa retraite, que d’aucuns attribuent à la maladie, même à la mort, assure paradoxalement son ubiquité, qui lui permet de « rester en contact permanent avec les masses » (293). À telle enseigne qu’à la cérémonie célébrant la Fête du printemps, un fauteuil lui est réservé : les micros sont installés devant ce siège vide tandis qu’une employée y repasse toutes les quinze minutes resservir du thé à cet invité de marque imprévisible (313).

8La vénération craintive à l’égard du secrétaire du Parti révèle une figure ambivalente du Père, qui renvoie au Bienfaiteur dans Nous autres de Zamiatine et, davantage encore, à Big Brother dans 1984 d’Orwell [9]. Son passé glorieux et la légende de son existence énigmatique exercent d’autant plus de fascination sur la population qu’il remplit une double fonction protectrice et dominatrice : il surveille et veille sur elle. On ne peut qu’aimer et craindre à la fois ce sauveur et inquisiteur. Mais la fonction dominatrice l’emporte sur la bienveillance, à la faveur d’un regard caché : « le fauteuil et les installations sont comme des yeux silencieux qui balaient toute la salle, comme si ce personnage absent était toujours là en train d’écouter le rapport des responsables de chaque secteur » (313). En regardant ainsi, il force à le regarder. La peur d’être vu sans le savoir, le besoin de regarder le Regard pour court-circuiter le sentiment latent de culpabilité, orientent impérativement les yeux vers cette béance derrière laquelle se cache un visage géant. L’acte de soumission s’accomplit par ce regard offert à l’Inquisiteur qui, désormais, plutôt que de surveiller la conscience des habitants, l’hypostasie. On ne voit plus que lui, on n’entend plus que lui, et on ne parle plus que de lui.

9La projection sur son existence se transforme en intériorisation de sa présence, générant une instance d’auto-normalisation : toute dissidence secrète de l’âme, comme toute déviance, s’évanouissent devant la barrière protectrice dans le for intérieur. Mais le regard caché du chef pousse son pouvoir jusqu’à modeler les habitants qui se sentent surveillés : à force de le regarder, ils finissent par imiter le Maître en redoublant son regard. Le passage de l’épié à l’épieur est celui de la victime à l’allié. Le jeu de mimétisme suscite la délation. « Tout est transparent » (328) dans la commune, à la manière de la « cité de verre » décrite par Zamiatine, d’autant que, comme le suggère la chanson « Le 101 est avec vous », « derrière chaque fenêtre se dissimule une paire d’yeux vigilants » (331). Surveiller les autres pour se débarrasser de la hantise d’être surveillé, c’est au fond s’accorder le sentiment d’être normalisé en normalisant. L’institution de ce regard social, en retour, procure à l’existence du secrétaire du Parti une consistance moins fantomatique que redoutable : sans aucune apparition physique, le voici démultiplié en milliers d’émules : ainsi que le déclare avec fierté un adolescent de la Ligue des enfants, « chaque membre de la commune est un Guo Congnian » (301). La délégation du pouvoir, que les habitants éprouvent le plaisir illusoire de partager, favorise in fine la « servitude volontaire », observée déjà par La Boétie.

2 – Utopie et modernité en question

10On l’aura compris : Auberge des Hua est un univers dystopique, le lieu du mal. La perfection qu’il instaure, à travers la totalité et la clôture, est consubstantielle à la privation radicale de la liberté des habitants. L’admiration de Tan Gongda ne tarde pas d’ailleurs à se transformer en interrogations, suscitées par une série de signes étranges et par sa rencontre avec Guo Congnian, dont l’identité a fini par être dévoilée.

11De la distinction que Tan Gongda parvient à opérer entre la surface d’une société harmonieuse où règne la paix et la nature dictatoriale de l’organisation (331), émergent en effet des réflexions anti-utopiques, inspirées sans doute par la théorie critique de l’École de Francfort [10] et par la critique de l’utopie maoïste [11]. L’idéologie scientiste, la mécanique du développement ainsi que la sacralisation du travail sont mises au compte d’un progrès complice de l’utopie socialiste le plus liberticide. La perception et le vécu de Tan Gongda, avec toute l’ambiguïté caractéristique de son statut d’adepte victime, illustrent le processus paradoxal par lequel l’émancipation s’est renversée en son contraire. La dialectique de l’émancipation émaille ainsi un discours narratif habité par la mise en parallèle entre utopie et modernité et par la critique des rapports de domination.

12La charge contre la rationalité instrumentale porte d’abord sur le parallélisme instauré entre la maîtrise de la nature et celle de l’homme, tel qu’on peut observer à l’intérieur et à l’extérieur d’Auberge des Hua. L’isolement du lieu n’est, de ce point de vue qu’un ailleurs en trompe-l’œil. Dans la suprématie de la science, alliée au pouvoir, il se révèle comme le miroir grossissant de l’ici. Situé au dernier chapitre du roman, il cristallise en vérité les drames produits, délivrant ainsi quelques clefs de déchiffrement pour cette Arcadie paradoxale.

13Les fresques qui ornent le long corridor font ainsi l’objet d’observation : elles frappent par la conjugaison de la fonction décorative et la vulgarisation du savoir scientifique et technologique, sans même omettre le lyrisme révolutionnaire. Le tableau faisant allusion à l’utilisation du méthane est accompagné d’un distique extrait du poème « Shaoshan », que Mao avait composé et calligraphié en 1959 lors de son retour dans son pays natal : « Quelle joie de voir les champs de céréales onduler comme mille vagues, et de partout les héros descendent vers les fumées du soir [12] » (276). Ces tableaux de propagande émerveillent le regard d’un Tan Gongda happé par le souci permanent du progrès. Le modèle soviétique de développement (259) le transforme en homme de projet, qui ne se déplace jamais sans ses plans à la main. De la construction d’un barrage à celle d’un réseau de canalisation, en passant par l’exploration gazifère, l’action prométhéenne de Tan Gongda s’inscrit dans une logique conquérante de la nature. Soldées par des échecs cuisants dans les communes qu’il dirige, couronnées par des succès improbables à Auberge des Hua, les entreprises d’urbanisation de ces « héros », ces Yugong modernes, ne se laissent perturber par aucun fléchissement [13]. La détermination est proportionnelle à la rationalité : l’obsession de planifier scande l’activisme de Tan Gongda, même si elle vire en fanatisme, qui érige la science en religion. Toujours à l’avant-poste de la modernité et à l’affût de la dernière invention, Tan Gongda est, de façon tragique, pris au four et au moulin : il court vers la porcherie où l’on met au point un puits générateur de gaz quand le barrage cède. Mais ici comme ailleurs les travaux visent à entériner la raison triomphante de l’homme auto-rédempteur [14], maître de la nature, capable d’augmenter la productivité en transformant un lac de nénuphars en rizières ou en détournant l’eau du Yangtsé.

14La rationalité utilitaire, qui n’est pas sans contribuer à l’amélioration des conditions matérielles, apportée en l’occurrence par l’électricité qui pare le village d’un spectacle scintillant la nuit, ignore profondément les valeurs et les fins. La lumière éclaire les visages sombres, dénués de toute expression de bonheur. Au dire même du secrétaire du Parti, les habitants se laissent accaparer par la réflexion permanente sur les limites, les frontières, les seuils à ne pas franchir. Son aveu explicite la transposition de l’esprit de géométrie, la méthode mathématique dans l’administration, mécanique et exclusive de toute imprévisibilité.

15Le lieu dystopique s’avère en effet gouverné par la rationalisation intégrale du pouvoir et par une expression idéologique qui révèle le mauvais génie de la modernité. La citation de Mao, qui accompagne la carte de vœux adressée à Tan Gongda, résume la vision spatio-temporelle sous-jacente : « Venus de tous les coins du pays, nous nous retrouvons ici, pour un objectif révolutionnaire commun [15] » (315). La sublimité de l’objectif dicte le développement économique et social, par la conception du temps linéaire. Le processus de la collectivisation progresse selon un parcours rectiligne, de la Coopérative de production primaire à sa forme supérieure pour aboutir à la commune populaire. Dans cette marche vers le communisme, le temps, mesurable et maîtrisable, telle une horloge, témoigne de la puissance de l’homme-machine, mis à l’écart de toute pente du déclin ou de toute incurvation du cycle. Ce temps qui expurge toute dimension organique échappe même à l’histoire, qui est par définition dialectique, pour tendre vers une perfection immuable exempte de tout après.

16Cet absolu temporel est au diapason d’un univers totalitaire, unanime et parfait, où les utopiens sont façonnés selon le moule de l’« homme nouveau » du socialisme, sans passé, sans passion, sans péril. La lecture assidue par le secrétaire du Parti des Mille et une nuits, notamment de l’épisode de la treizième porte interdite [16], éclaire ce légicentrisme intégral, prohibant tout désir spontané. Cette lecture alimente une analyse sceptique de la nature humaine. Celle-ci, aux yeux du législateur, est répréhensible autant pour sa velléité d’appropriation que pour son impulsion irrationnelle, génératrice de dérèglement et perturbatrice de l’accord grégaire. Aucune fatalité, pourtant, n’est décelable dans la foi qu’il accorde à la perfectibilité de l’homme et à la force de l’éducation, quitte à éliminer les cas désespérés, comme Yao Peipei et Tan Gongda. Le dispositif du Parti est conçu pour « transformer l’âme de l’homme », c’est-à-dire transformer le désir en obligation, avec le concours d’un conditionnement efficient, propre à assurer l’unité et l’uniformité. Ainsi les villageois apprennent-ils à éprouver du plaisir en assistant à l’unique spectacle révolutionnaire, tous les ans, sur un tabouret, en ordre de bataille (286). Aux récalcitrants, c’est la rééducation qui s’applique, pour les ramener à la raison et à l’obéissance, avec les moyens appropriés : le stage d’étude pour Xiao Shao et l’internement pour son frère. Le travail, dans ce contexte, est privé de toute valeur libératrice. Le terme de « liberté », en hapax, est réservé à un usage ironique, qui renvoie à la soumission des villageois à la corvée qu’impose la « grande famille socialiste d’Auberge des Hua » (274). Le travail révèle plutôt le paradoxe du système : il montre d’un côté le volontarisme des villageois pour s’affranchir de la nature, pour construire un cadre à leur mesure, mais de l’autre, leur asservissement, voire leur châtiment, qui tirent un trait sur le statut social de l’oisif. Le dogme de l’ « amour du travail » trahit au plus haut point l’emprise du modèle de la production qui valorise l’exploitation de la nature en portant en lui le mécanisme de la domination de l’homme par l’homme. Il confirme par là même les effets pervers de l’aliénation et de la désaliénation.

3 – Nouvel esprit utopique

17Le schéma du renversement n’est pas sans désigner l’utopie comme le berceau de l’expérience totalitaire, en raison d’une modernité pervertie. Le texte de Ge Fei, pourtant, est loin de renoncer à l’utopisme, incitatif de la quête de l’espérance et de la liberté, comme en témoigne un Tan Gongda qui, de son séjour carcéral, n’a jamais cessé d’envoyer ses projets aux autorités centrales et locales (345). Récusant l’essentialisation de l’utopie totalitaire, l’auteur fait de son univers romanesque un lieu d’utopies plurielles et processives, résistant aux nouvelles formes de domination. Ainsi est-il animé par un nouvel esprit utopique, qui puise son inspiration à la fois dans l’héritage national et dans une autre tradition de la modernité européenne, celle de l’humanisme, en conflit avec le scientisme [17]. La compassion bouddhique irrigue une utopie de l’humain, en affinité avec les propositions de E. Bloch, W. Benjamin, M. Buber et E. Levinas. L’éthique se substitue dorénavant au savoir et donc au pouvoir pour inscrire la rencontre et l’altérité au cœur de l’imagination.

18En déplaçant la sphère du Je/Cela à celle du Je/Tu [18], le roman arrache en effet l’utopie à l’objectivation et à la domination. Des éléments oppositionnels émaillent la structure et le travail de symbolisation du roman. Ainsi les astragales de Chine, ces fleurs sauvages violettes qui jonchent les champs, contrastent-elles avec la sécheresse des plans et des cartes. L’évasion de Yao Peipei, dans sa double acception, traduit une forme de liberté, cruellement absente dans la vie fixée, donc emprisonnée de Tan Gongda. Mais la subversion de la géométrie n’émane pas tant d’une antinomie mécanique des mathématiques et de la vie que d’une figuration ironique et ambivalente qui sape la désignation au profit de la signification. Guo Congnian se fourvoie dans ses propres calculs (284). Les projets de développement, incorporés par Tan Gongda, sont aussi parasités par des éléments perturbateurs qui les minent de façon insidieuse. Les chiffres sur la carte administrative, au lieu de servir à la quantification, trahissent l’émoi que le protagoniste éprouve à l’égard de Yao Peipei, sa jeune assistante aussi ingénue que séduisante (2, 208). Ces plans, couverts de tracés affectifs, sont pour ainsi dire « chiffrés » dans la mesure où seul leur concepteur en possède la clé (345). L’irrationalité énigmatique de ces plans est relayée par leur caractère « artistique », lorsque l’étudiant en beaux-arts, à qui Tan Gongda en confie le dessin, a réalisé moins une carte qu’un véritable tableau. Intitulé par ailleurs « promenade printanière à la source des fleurs de pêcher », il montre « une scène de printemps dans la ville future de Meicheng » (196). Acte foncièrement personnel et donc proscrit de l’utopie, l’art s’associe à la rêverie pour affirmer un geste singulier et secret. Du grand-père au petit-fils se tisse ainsi une filiation de grands rêveurs. Lu Kan, dans Un visage, un pêcher en fleur, perd la raison à force de contempler son tableau précieux, qui n’est autre que la « Source des fleurs de pêcher », tandis que Tan Gongda, comme sa mère, s’extasie si facilement devant de telles images qu’ils se voient traités d’« idiots ». Tan Gongda, d’autre part, est assimilé au personnage de Jia Baoyu, né d’une pierre, stupide et pétrifié devant la moindre présence féminine [19], dans Le Rêve dans le pavillon rouge. L’univers onirique, récurrent, constitue dans ces conditions un refuge alternatif à un monde de rets, d’autant que l’érémitisme s’infiltre aisément dans l’utopie, si bien que l’insularité s’éloigne de la construction d’un monde collectif parfait pour offrir la retraite absolue. La situation géographique d’Auberge des Hua, elle-même, se prête à ce jeu ambigu, dans la mesure où la commune, située à la berge d’un lac, fait face à un îlot, où séjourne véritablement Tan Gonda, à l’instar de sa mère (1 : 87-89). Cet espace réduit fut élu domicile par Jiao Xian, ermite de la fin des Ming, calqué sans doute sur le personnage historique de la fin des Han. La tentation anachorétique demeure, d’une génération à l’autre, vidant ainsi de sa substance l’utopie collective. Cependant le désir de la solitude sera marqué, à l’école de lettrés traditionnels, au coin du partage, ainsi que le suggère la volonté de Tan Gongda de se retirer, avec Yao Peipei, dans une île déserte. L’opposition à la normalité s’affirme certes par la singularité et par le secret qu’ils portent en eux [20]. Mais loin de l’atomisation de l’individu, c’est une forme de socialité qui vient à l’encontre du pouvoir d’État.

19L’éthique du roman repose en effet davantage sur l’attitude dualle du Je et du Tu, incarnée notamment par le couple privilégié Tan Gonda et Yao Peipei. Sous couvert de légèreté mélodramatique, les deux personnages s’attachent moins par l’éros que par la philia, plus constructive des relations horizontales contre la verticalité du peuple-un identifié à l’État-Parti [21]. Ils exemplifient l’« être-ensemble des hommes [22] », voire l’« être en commun [23] », en contraste avec un contexte où règne une politique d’exclusion : dans la refondation de la communauté, consécutive à la destruction par la révolution du maillage social, un processus de marginalisation s’engage contre tout élément impur de cette société qui se veut constituée d’« hommes nouveaux ». Si Tan Gongda, coupé de toute paternité, porte l’idéal de ce déracinement, en revanche Yao Peipei, fille d’un père contre-révolutionnaire et d’une mère suicidée, souffre de la malédiction du « péché originel ». Le stigmate de l’hérédité de classe l’assigne aux marges qui l’isolent des masses. Une situation marginale à laquelle prédispose d’ailleurs son statut étranger – elle vient de Shanghai –, la rapprochant ainsi de K du Château de Kafka [24], par l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance de la communauté. Le souci que Tan Gongda manifeste à son égard consiste précisément à mettre fin à sa mise au ban. Le chef de district use de son pouvoir pour l’intégrer à la communauté par l’ignorance délibérée de sa différence, sans doute sous l’impulsion de l’égalitarisme compassionnel [25], qu’illustrent déjà les œuvres caritatives de sa mère : ces dernières ne cristallisent-elles pas, pour elle, les rêves utopiques, par-dessus toutes les entreprises plus ou moins abouties ? (1 : 268). Mais en accordant un emploi et le droit de séjour à ce paria, Tan Gongda lui reconnaît les droits fondamentaux d’existence. Il s’agit d’un geste spontané, qui dessine une communauté sans présupposés, sans condition d’appartenance, sans identité, en substance, une communauté fondée sur des singularités quelconques [26]. Les deux personnages se rejoignent ainsi dans cet « être commun », jusqu’à la complicité criminelle lorsqu’il la suit dans sa fuite, depuis Auberge des Hua, qu’il transforme en poste de commandement. Vivant le sort d’homo sacer[27] l’un comme l’autre, en tant qu’être insacrifiable et offert au meurtre impuni (345), ils partagent ce rêve d’outre-tombe qui n’inspire rien d’autre que la possibilité de vivre en commun. Le communisme imaginé et non prévu pour eux – au son des pétards qui célèbrent l’avènement du communisme au lendemain de la Révolution culturelle, Yao Peipei demande à Tan Gongda de garder les yeux fermés en l’écoutant décrire ce communisme advenu mais invisible – est une société dénuée de « peine », au sens bouddhique du terme, déclinée en condamnation capitale, maladie, humiliation due au « péché originel » (346).

20La compassion devant la vie nue du peuple, devant la zoé de l’exclusion, fait poindre l’espérance biopolitique. Le bios du Peuple, dans son mouvement d’inclusion, fait resurgir ce que le communisme a occulté par l’oubli de sa propre invention : l’existence du commun [28]. Cependant, la rencontre, élément essentiel de l’utopie de l’humain, déjoue le mythe de la communauté fusionnelle par la nécessité de la division. L’« idiotie » atavique de Tan Gongda et la sensibilité imperméable de Yao Peipei recèlent une poésie qui préserve l’altérité dans une texture paradoxale de proximité/séparation [29]. La différenciation dans le monde commun qui rassemble les hommes pose par là même les linéaments d’une démocratie libertaire, dans la mesure où elle annonce l’exode irrévocable de l’État par la division du social. Le roman de Ge Fei se projette dans ce « lieu vide » du pouvoir inlocalisable si ce n’est par les mouvements corrélatifs à la pluralité. Il est significatif que, d’un volume à l’autre, la représentation de « grande unité », recule devant « source des fleurs de pêcher ». S’il y a un partage permanent du regard sur les souffrances humaines, qui fonde le projet utopique de Kang Youwei [30], l’idée de la grande unité se désagrège, en raison sans doute de son darwinisme social daté [31]. L’archétype du paradis chinois est convoqué moins pour une paix gratuite, alimentée par une nostalgie primitiviste, que, à l’instar de Benjamin, pour une imagination qui, délestée du passé immédiat, s’envole dans les airs de la compénétration du Nouveau et de l’Ancien [32]. Dans ce monde loin de la cartographie et de la démarcation, il n’y a aucune communauté constituée, aucune nouvelle utopie : la récurrence des Auberges des Hua réitère leur destin de dissolution. Au milieu des ruines de l’œuvre accomplie, de la totalité harmonieuse, le rêve arraché au sommeil transfigure une communauté qui vient par son propre désœuvrement [33], par son indétermination, par une liberté aussi fugitive et aussi enchanteresse que l’eau écoulée, que la lumière chatoyante, que les fleurs sauvages.

Notes

  • [1]
    Cf. l’ouvrage portant sur le Grand bond en avant de Su Xiaokang et alii, Wutuobang ji (Sacrifice de l’utopie), Beijing, Zhongguo xinwen chubanshe, 1988 ; ou Li Dao (éd.), Gaobie wutuobang (Adieu à l’utopie), 3 vols., Gansu, Renmin chubanshe, 1998, faisant référence à l’ouvrage éponyme (1994) de Günter Schabowski, homme clé de la chute du mur de Berlin.
  • [2]
    Claudio Magris, « Utopie et désenchantement », in Utopie et désenchantement, Gallimard, 1999, p. 18.
  • [3]
    Ge Fei, Un Visage, un pêcher en fleur, Shenyang, Chunfeng wenyi chubanshe, 2004 ; En rêve, monts et rivières, Beijing, Zuojia chubanshe, 2007. Le titre du premier volume est extrait d’un poème de Cui Hu (env. 796).Trad. fr. par Jean-Pierre Diény, Jeux de montagnes et d’eaux, Encre Marine, 2001, p. 73 : « Ce que j’écrivis sur une porte, à la sortie sud de la capitale » : « L’année dernière en ce jour même/Dans cette porte s’encadraient/Un visage, un pêcher en fleur,/Dont se mêlaient les reflets rouges./Mais aujourd’hui/ne puis savoir/Où s’en est allé ce visage,/Fleur de pêcher comme autrefois/Sourit aux souffles du printemps ». De Ge Fei, on trouve en français, Nuée d’oiseaux bruns, trad. Par Chantal Chen, Philippe Picquier, 1996 ; Impressions à la saison de pluies, trad. par Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2003 ; Poèmes à l’idiot, trad. par Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2007 ; Coquillages, trad. par Xiaomin Giafferri-Huang, l’Aube, 2008.
  • [4]
    Miguel Abensour, « L’Homme est un animal utopique », Mouvements, n°45/46 mai-juin-juillet-août 2006, p. 82.
  • [5]
    Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n° 121, 1er semestre, 1997, p. 31.
  • [6]
    « Il faut un peu forcer le nombre dans la phalange d’essai, l’élever à 1900 et 2000, y compris la cohorte salariée, parce qu’elle aura plus de difficultés à surmonter que celles qu’on fondera postérieurement et qu’on réduira d’abord à 1800 et ensuite à 1700 : le nombre fixe étant 1620, qu’il faudra un peu excéder, surtout pendant les premières générations qui manqueront de vigueur ». Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire ou les séries passionnées, Paris, Bossange Père, 1829, p. 119.
  • [7]
    Les chiffres mis entre parenthèses renvoient à la pagination de l’œuvre de Ge Fei, précédée de 1 : pour Un Visage, un pêcher en fleur, de 2, pour En rêve, monts et rivières.
  • [8]
    George Orwell, 1984, Folio, 1950, p. 397.
  • [9]
    Simon Leys a consacré un essai à l’auteur de 1984 : Orwell ou l’horreur de la politique, Bruxelles, Hermann, 1984. Il y a notamment développé la thèse selon laquelle « […] ce qui fonde l’originalité supérieure de l’écrivain politique, c’est qu’il haïssait la politique » (p. 34), thèse dont Miguel Abensour entend se démarquer dans « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », Tumultes, n° 8, 1996, p. 11-44.
  • [10]
    Max Horkheimer, Théorie critique, Payot, 1978 ; Max Horkheimer et Th. W ; Adorno, La Dialectique de la Raison, trad. par Eliane Kaufholz, Gallimard, 1974. Cf. « Le Concept d’ « Aufklärung » », p. 13-57.
  • [11]
    Cf. l’ouvrage de Maurice Meisner, Marxism, Maoism and Utopianism : Eight Essays, traduit récemment en chinois et réimprimé trois fois en un an : Beijing, Zhongguo renmin daxuechubanshe, 2005-2006.
  • [12]
    Traduction légèrement modifiée par rapport à celle de Guy Brossolet, Poésie complètes de Mao Tse-toung, L’Herne, 1969, p. 89 : « Quelle joie de voir les champs de riz et de légumes onduler comme mille vagues. Et partout les braves descendent vers les fumées du soir ».
  • [13]
    La légende « Comment Yugong déplaça les montagnes » se trouve insérée dans le Liezi. Cf. Philosophes taoïstes, trad. par Liou Kia-Hway et Benedykt Grynpas, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 478-479. Mao Zedong a cité, dans son discours de clôture, prononcé le 11 juin 1945 au 7e Congrès du Parti communiste chinois, cette légende, qui deviendra après 1949 l’allégorie officielle de la construction du socialisme.
  • [14]
    Cf. le slogan « L’homme vainc le ciel » (ren ding sheng tian).
  • [15]
    Tiré de Mao Zedong, Servir le peuple, discours prononcé en 1944 en souvenir de Zhang Side, soldat modèle.
  • [16]
    « Histoire de l’homme qui fut réduit à ne plus rire », in Les Mille et une nuits, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. II, p. 608-614.
  • [17]
    Tzvetan Todorov, « Le Totalitarisme, encore une fois », in Enzo Traverso (éd.), Le Totalitarisme. Le xxe siècle en débat, Seuil, 2001, p. 788.
  • [18]
    Martin Buber, Je et Tu, Aubier Montaigne, 1992.
  • [19]
    Cf. le point de vue de l’auteur sur la réversibilité de l’idiotie et de la lucidité dans « La Psychanalyse en Chine. Dialogue avec Ge Fei » (propos recueillis par Xiaomin Giafferri-Huang, in Ge Fei, Poèmes à l’idiot, op. cit., p. 120-121.
  • [20]
    E. Levinas, Totalité et infini, Livre de poche, collection « Biblio essais », 1971, p. 51
  • [21]
    Claude Lefort, « La Question de la démocratie », Essais sur le politique, Seuil, collection « Essais », 1986, p. 23.
  • [22]
    E. Levinas, « Préface » à Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 9.
  • [23]
    Martin Heidegger, L’Être et le Temps (1927), Paris, Gallimard, 1964. cf. p. 144, le chapitre intitulé « Être au monde comme être-avec-autre et être-soi », et p. 159 : « Le distancement caractéristique de l’être-avec-autrui implique que l’être-là se trouve dans son être-en-commun quotidien sous l’emprise d’autrui ».
  • [24]
    Ge Fei a consacré une étude minutieuse à l’œuvre de Kafka, « Chengbao de xushi fenxi » (Analyse narrative du Château), in Sairen de gesheng (Le Chant des Sirènes), Shanghai, Wenyi chubanshe, 2001, p. 135-159.
  • [25]
    Jean Chesneaux, « Les Traditions égalitaires et utopiques en Orient », Diogène, n° 62, avril-juin, 1968, p. 101-105. Ernst Bloch, dans son ouvrage monumental, Le Principe Espérance, a mis l’accent sur le Nirvana, le Salut acosmique, sans aborder la compassion, même s’il a évoqué brièvement le bouddhisme Mahayana. Cf. Le Principe Espérance, III. Les Images-souhaits de l’Instant exaucé, trad. par Françoise Wuilmart, Gallimard, 1991, p. 406-414.
  • [26]
    Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Seuil, collection « La Librairie du xxe siècle », 1990. Voir « Tienanmen », p. 87-94.
  • [27]
    Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 124-125, 191.
  • [28]
    Jean-Luc Nancy, La Communauté affrontée, Galilée, 2001, p. 38.
  • [29]
    Miguel Abensour, « Utopie et démocratie », Raison présente, n°121, 1er semestre, 1997, p. 38-39.
  • [30]
    Dans l’épigraphe du Livre de la grande unité, en 1902, Kang Youwei écrit : « … Mille règnes sont marqués par la peine… ». cf. Tang Zhijun, « préface » au Livre de la Grande unité, Shanghai, Guji chubanshe, 2005, p. 9. Voir aussi le chapitre 1 du Livre de la Grande unité, « S’engager dans le monde en observant les souffrances universelles », p. 1-53.
  • [31]
    Roger Darrobers, « Kang Youwei. Du confucianisme réformé à l’utopie universelle », Études chinoises, vol. XIX, n° 1-2, printemps-automne, 2000, p. 54.
  • [32]
    Miguel Abensour, L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Sens et Tonka, 2000.
  • [33]
    Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois éditeur, 1990.