La thèse complémentaire dans la trajectoire de Foucault
1La thèse complémentaire de Michel Foucault, originellement intitulée Genèse et structure de l’Anthropologie de Kant [1], se distingue par la lecture particulière qu’elle offre du texte kantien. Ancrée dans une approche rigoureuse – génétique et structurelle – de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (désormais, Anthropologie), elle rentre dans la précision des aspects chronologiques de la rédaction du livre, reprend ses liens avec les écrits de la période pré-critique, ses échos vers les autres écrits du dernier Kant, et s’étend jusqu’au sens de l’Anthropologie en rapport à la Critique. Cependant, le caractère rigoureux de cette lecture n’estompe pas l’interprétation singulière que Foucault fait du texte kantien. C’est cette singularité qui nous permettra d’établir des rapprochements entre cette lecture et certains aspects de la pensée foucaldienne développés dans des textes postérieurs [2].
1 – Entre représentation et empiricité
2À l’époque où il fut décidé de ne pas publier la thèse complémentaire, Foucault écrit et publie, « avec l’éclat que l’on sait [3] », Les Mots et les choses [4]. Il est établi, peut-on dire, que le court texte de 1961 deviendra, développé et plus robuste, le livre de 1966, en particulier dans ses chapitres finaux. Nous mettons en évidence certaines considérations extraites de ces chapitres.
3À l’âge classique, quand la vérité de l’homme était logée dans l’espace de la représentation – cogito, substance pensante, anhistorique et immuable –, la finitude pouvait seule être comprise à la lumière d’une métaphysique de l’infini. D’une part, l’idée de l’infini portait et entraînait, nécessairement, son existence réelle ; d’autre part et corrélativement, la finitude humaine ne pouvait être reconnue que comme le négatif de l’infinitude divine – dans les mutations du corps, dans les imperfections de l’empirique, dans les limitations de la raison. L’homme était alors défini comme celui qui est capable d’élaborer des représentations et ce n’est que comme représentation que l’on pouvait le connaître. Quand commence l’époque moderne, à partir de la fin du XVIIIe siècle, ce sont les contenus empiriques qui, détachés de l’espace épistémique de la représentation, fournissent, de manière presque autonome, et indépendants d’une ontologie de l’infini, les contenus positifs de savoirs possibles. C’est aussi l’empiricité qui définit la nature de l’homme, ou sa propre manière d’être.
4Dans la description du passage de l’âge classique à l’époque moderne, Foucault reprend, à la fin des Mots et les choses (MC), sa référence au tableau de Vélasquez, Les Ménines, dont l’analyse attentive est le sujet du premier chapitre du livre. Dans l’avant-dernier chapitre, cependant, la même toile est observée comme par deux regards différents. D’un côté, au regard de l’âge classique : « Toutes les lignes intérieures du tableau, et celles surtout qui viennent du reflet central pointent vers cela même qui est représenté, mais qui est absent. À la fois objet – puisque c’est ce que l’artiste représenté est en train de recopier sur sa toile – et sujet – puisque, ce que le peintre avait devant les yeux, en se représentant dans son travail, c’était lui-même, puisque les regards figurés sur le tableau sont dirigés vers cet emplacement fictif du royal personnage qui est le lieu réel du peintre, puisque finalement l’hôte de cette place ambiguë où alternent comme en un clignotement sans limite le peintre et le souverain, c’est le spectateur dont le regard transforme le tableau en un objet, pure représentation de ce manque essentiel. […] Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de la “représentation en tableau”, – celui-là ne s’y trouve jamais présent lui-même. Avant la fin du XVIIIe siècle, l’homme n’existait pas.» (MC : 319). Et ensuite, au regard de la modernité : l’homme, « souverain soumis, spectateur regardé, il surgit là, en cette place du Roi, que lui assignaient par avance Les Ménines, mais d’où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue. Comme si, en cet espace vacant vers lequel était tourné tout le tableau de Vélasquez, mais qu’il ne reflétait pourtant que par le hasard d’un miroir et comme par effraction, toutes les figures dont on soupçonnait l’alternance, l’exclusion réciproque, l’entrelacs et le papillotement (le modèle, le peintre, le roi, le spectateur) cessaient tout à coup leur imperceptible danse, se figeaient en une figure pleine, et exigeaient que fût enfin rapporté à un regard de chair tout l’espace de la représentation». (MC : 323). C’est le moment où l’homme apparaît dans l’histoire de la pensée comme le « doublet empirico-transcendantal [5] », objet et sujet de connaissance. À partir de ce moment, la finitude deviendra le thème des nouvelles philosophies, et les expériences de la finitude (finitude de la vie, du travail, du langage) produiront de nouveaux objets pour de nouvelles connaissances, celles qui composent ce que l’on appelle les sciences de l’homme.
5Considérons maintenant l’Introduction à l’Anthropologie de Kant (IAK) à la lumière de ces observations. Avec Kant est inaugurée la pensée de la finitude sans référence à une ontologie de l’infini, comme celle qui était établie, par exemple, dans la pensée cartésienne. L’affirmation que Kant rend « inutile l’hypothèse d’un infini actuel » (IAK : 75), est réaffirmée, presque littéralement dans Les Mots et les choses, quand Foucault écrit que « la métaphysique de l’infini devint inutile ». (MC : 328). Cependant, ceci ne signifie pas que Kant ait institué la pensée anthropologique comme fondement de toute connaissance sur l’homme en même temps que comme connaissance des conditions de possibilité de cette connaissance – et, en fin de compte, comme fondement de toute connaissance possible. Ce sont les voies postérieures de la pensée moderne et contemporaine, comme le montre Foucault, qui institueront la finitude comme origine des contenus empiriques des connaissances sur l’homme et comme source de toute connaissance possible. Par là même, l’homme est réduit aux limitations des contenus positifs et empiriques de la connaissance et, en même temps, élevé à la hauteur transcendantale de « sujet constituant », origine et porteur de la vérité de toute connaissance possible. En cela, les voies nouvelles de la pensée moderne se trompent, en « mélangeant », pourrions-nous dire, Locke et Descartes [6]. Au contraire, l’Anthropologie maintient, dans une ambiguïté irréductible, la tension entre l’empirique et le transcendantal, « et c’est cette tension, écrit Ricardo Terra, qui sera défaite dans les anthropologies contemporaines [7] ». Ce qui chez Kant reste tension se retrouvera ensuite mélangé, à un assemblage par ailleurs recouvert par « le double sens du génitif dans l’expression “connaissance de l’homme [8]” ». Là résident les « illusions » (IAK : 77), et selon une expression que Foucault reprendra dans Les Mots et les choses, c’est bien là que s’expose le « discours naïf » (MC : 331), ou la « naïveté de nos contemporains pour célébrer dans l’Anthropologie le dépassement enfin assuré des dissociations où se serait perdue la sécheresse du rationalisme – âme et corps, sujet et objet ». (IAK : 74-75). Voilà comment, dans Les Mots et les choses, la thèse complémentaire sera conduite jusqu’à ses conséquences radicales.
2 – Nature et liberté
6À partir de la notion de « doublet empirico-transcendantal », faisons un nouveau croisement, cette fois avec le court texte « Foucault », de 1980, signé sous le pseudonyme de Maurice Florence [9]. On y lit que, pour inscrire Foucault dans la tradition philosophique, il faut le situer dans le sillage kantien de la tradition critique, et nommer son travail « Histoire critique de la pensée [qui] serait une analyse des conditions dans lesquelles sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont constitutives d’un savoir possible ». (« Foucault » : 631-632). Ce passage porte un double sens : d’une part, il implique l’analyse des conditions historiques de « subjectivation » du sujet, les conditions capables de le qualifier, à un moment donné et dans une société déterminée, en tant que sujet de connaissance ; et, d’autre part, l’analyse des conditions historiques d’« objectivation » d’un objet, capables de le qualifier, à ce moment donné et dans cette société déterminée, en tant qu’objet d’une connaissance possible. Du « lien réciproque » entre subjectivation et objectivation naissent les « jeux de vérité » (« Foucault » : 632), les règles selon lesquelles un sujet qualifié peut produire sur un objet qualifié une connaissance qualifiable comme vraie. Mais Foucault ne s’attache pas à poser ces questions à propos de n’importe quelles modalités de subjectivation et d’objectivation pour la constitution de n’importe quels savoirs : ce qui lui importe, ce sont ces savoirs où le sujet lui-même est aussi objet.
7À partir de là, Foucault identifie le « fil directeur » ou le « projet général » (ce sont ses mots) de sa trajectoire : « étudier la constitution du sujet comme objet pour lui même », ou faire des « analyses de rapports entre sujet et vérité [10] ». Pour suivre ce fil et exécuter ce projet, « certains choix de méthode » (« Foucault » : 634) seront nécessaires. Il s’agit de trois principes méthodologiques et c’est principalement dans leur description que nous identifierons des points de rencontre avec des questions déjà présentes dans la thèse complémentaire. Le premier « choix de méthode » consiste à écarter « tous les universaux anthropologiques », c’est-à-dire tout ce qui se propose comme « validité universelle » sur la « nature humaine » en général ainsi que sur les « catégories qu’on peut appliquer au sujet » (la folie, la délinquance ou la sexualité comme des « objets » universels). En contrepartie, il s’agit de chercher les conditions historiques des variations de ces « objets » dans leur pluralité et leurs différences. (Voir « Foucault » : 634). Le second consiste à écarter la démarche philosophique de « remontée vers le sujet constituant », vers la transcendance d’un sujet connaissant qui détiendrait les clés de la vérité de toute et n’importe quelle connaissance. En contrepartie, il est question de « redescendre vers l’étude des pratiques concrètes par lesquelles le sujet est constitué dans l’immanence d’un domaine de connaissance ». (« Foucault » : 634). Le troisième consiste à diriger les analyses non vers ce que le sujet est, mais vers les pratiques, vers ce qu’« on faisait » (ou ce qu’on fait) du (ou avec le) sujet : du (ou avec le) fou, le malade, le délinquant, etc.). (Voir « Foucault » : 634-635).
8Nous revenons à la thèse complémentaire sur l’Anthropologie pour remarquer que dès ses premières pages, Foucault suggère une hypothèse : dans le texte de Kant se formule peut-être déjà « une certaine image concrète de l’homme » (IAK : 12), qui allait modifier, si nous pouvons l’exprimer ainsi, la formulation de l’homme en tant qu’« image représentée ». Cependant, ceci ne signifie pas que la pensée anthropologique kantienne a refusé l’image classique du sujet de la représentation pour l’immobiliser dans la consistance concrète d’une « nature humaine » dont la manière d’être et la vérité seraient essentiellement inaltérables. Au contraire, selon Foucault la question fondamentale de l’Anthropologie est de savoir « comment articuler une analyse de ce qu’est l’homo natura sur une définition de l’homme comme sujet de liberté ». (IAK : 31). Ni purement « homo natura », ni « sujet pur de liberté », l’homme de l’Anthropologie est « l’homme habitant le monde », Weltbürger (IAK : 34), historiquement en transformation.
9Ces observations de la thèse de 1961 pointent ainsi vers les trois choix de méthode que Foucault formulera longtemps après : refus de diriger l’analyse vers des universaux anthropologiques, vers le sujet constituant et vers la définition figée de ce que l’homme est. On le confirme avec deux passages courts de la thèse complémentaire : d’abord, « la pensée anthropologique ne proposera pas de clore la définition, en termes naturalistes d’un Wesen humain ». (IAK : 32). Et juste après : le thème qui constitue « le noyau même de la réflexion anthropologique, et l’indice de sa singularité » consiste à « décrire non pas ce que l’homme est, mais ce qu’il peut faire de lui même ». (IAK : 32). Ces passages nous incitent à de nouveaux rapprochements, comme on va le voir ci-dessous.
3 – « Jeu », « usage » et pratiques de soi
10Après s’être penché sur « les circonstances de rédaction, de composition et d’édition » du texte de Kant [11], et après avoir considéré les relations de l’Anthropologie avec les écrits kantiens de la période pré-critique, Foucault situe l’Anthropologie par rapport aux écrits contemporains de la rédaction de celle-ci. Cette démarche lui permet non seulement de caractériser les principales préoccupations de Kant au moment de l’édition de l’Anthropologie, mais aussi, en identifiant ces préoccupations à l’intérieur même du livre, de reprendre des aspects essentiels de son contenu. Pour ce faire, il se sert des lettres alors échangées entre Kant et trois interlocuteurs. Tout d’abord, la correspondance avec Jakob Beck sur le thème du « moi-objet » ; ensuite, la discussion avec Christian Schültz sur la métaphysique du droit ; et enfin, la correspondance avec Hufeland autour de la troisième partie du Conflit des facultés. C’est dans le domaine de la discussion sur le droit que Foucault explicite le sens de ce qu’il comprend comme le « point de vue pragmatique ». Et c’est justement à partir de cette explicitation que nous suggérerons une conjonction de la thèse complémentaire avec des éléments de la pensée foucaldienne de l’éthique.
11La discussion avec Schültz sur le droit se formule autour de la distinction entre la pensée juridique du XVIe siècle et celle de la seconde moitié du XVIIIe. Pour l’exprimer de manière schématique, la première insiste sur la relation de l’individu avec la forme générale de l’État, ou sa relation avec la forme abstraite de la propriété. En contrepartie, la seconde se tourne plutôt vers les relations d’appartenance des individus entre eux, tantôt dans la forme concrète et particulière du couple, du groupe familial et du foyer, tantôt de manière plus générale dans la forme de la société civile. (IAK : 24). Pour Schültz, ni le « droit des personnes », ni le « droit des choses » ne parviennent à rendre compte des formes concrètes assumées par les relations entre les individus en société. (IAK : 25). Kant, en revanche, propose une distinction rigoureuse entre le sujet juridique (sujet de droit) et la personne morale (personne humaine), de sorte que pour lui, selon Foucault, Schültz confond le point de vue moral et le point de vue juridique. Dès lors, cette distinction kantienne entre personne humaine et sujet de droit devient l’occasion d’expliciter le caractère « pragmatique » de l’Anthropologie. Selon la thèse complémentaire, « l’Anthropologie est pragmatique en ce sens qu’elle n’envisage pas l’homme comme appartenant à la cité morale des esprits (elle serait dite pratique) ni à la société civile des sujets de droit (elle serait alors juridique) ; elle le considère comme “citoyen du monde”, c’est-à-dire comme appartenant au domaine de l’universel concret, dans lequel le sujet de droit, déterminé par les règles juridiques et soumis à elles, est en même temps une personne humaine qui porte, en sa liberté, la loi morale universelle. » (IAK : 26). C’est pour cela que l’Anthropologie (considérée en tant que pragmatique, ou saisissant l’homme comme citoyen du monde) est capable de « montrer comment un rapport juridique qui est de l’ordre de la possession, c’est-à-dire un jus rerum, peut préserver le noyau moral de la personne prise comme sujet de liberté ». (IAK : 26).
12En effet, dans la « Préface » de l’Anthropologie, Kant affirme qu’une doctrine de la connaissance de l’être humain systématiquement composée (une anthropologie) peut se constituer ou bien selon un point de vue physiologique, qui veut savoir ce que la nature fait de l’homme, ou bien selon un point de vue pragmatique, qui veut savoir ce que l’homme fait de lui-même, ou peut et doit faire en tant qu’être qui agit librement. (Voir Anthropologie, AK. VII, p. 119). Cette précision du caractère pragmatique permet à Foucault de développer les thématiques (auxquelles il attribuera une grande importance) du « jeu » (Spiel) et de l’« usage » (Gebrauch) dans l’Anthropologie. Dans la perspective adoptée par ce livre, l’homme ne se trouve pas entièrement déterminé dans ses relations concrètes avec le monde et avec les autres, pas plus qu’il ne se configure comme maître absolu de détermination. En elles se tisse « un réseau où ni le droit ni la morale ne sont jamais donnés à l’état pur ; mais où leur entrecroisement offre à l’action humaine son espace de jeu, sa latitude concrète ». (IAK : 27). Nous ne nous retrouvons ici ni au niveau de la liberté fondatrice, ni à celui de la règle de droit, mais dans le cadre d’une « certaine liberté pragmatique où il est question de prétentions et de ruses, d’intentions louches et de dissimulations, d’efforts inavoués vers l’emprise, de compromis entre des patiences, dans laquelle sont mises en causes des prétentions, des ruses, des intentions douteuses, des compromis entre des patiences ». (IAK : 27). En somme, traitant l’humain comme un « être d’action libre », l’Anthropologie ouvre un champ de « “libre-échange” où l’homme fait circuler ses libertés comme de la main à la main, se liant ainsi aux autres par un sourd et ininterrompu commerce, qui lui ménage une résidence sur toute la surface de la terre. Citoyen du monde ». (IAK : 27).
13On a vu que le noyau de cette réflexion anthropologique consiste à ne pas décrire ce que l’homme est, mais à poser la question de ce qu’il fait, peut faire et doit faire de lui-même. Aussi le pragmatique devient-il un certain type de relation entre le pouvoir (Können) et le devoir (Sollen) ; relation entre le pouvoir et le devoir pour l’homme « que la Raison pratique assurait a priori dans l’Impératif (moral) et que la réflexion anthropologique garantit dans le mouvement concret de l’exercice quotidien » (IAK : 32-33), dans le jeu que l’homme lui-même joue dans le monde et avec le monde. Si, en un certain sens, l’homme est le « jouet » de la nature, « s’il lui arrive d’être joué, comme dans les illusions des sens, c’est qu’il a joué lui-même à être victime de ce jeu ; alors qu’il lui appartient d’être maître du jeu, de le reprendre à son compte dans l’artifice d’une intention ». (IAK : 33). En même temps, Foucault affirme que le sens de l’Anthropologie est d’être « exploration d’un ensemble jamais offert en totalité, jamais en repos en soi-même parce que pris dans un mouvement où nature et liberté sont intrinquées dans le Gebrauch, dont notre mot d’usage couvre quelques uns des sens ». (IAK : 32). Voilà comment les notions de jeu et d’usage, dans cette dimension de l’exercice entre ce que l’homme « peut » et « doit » faire de lui-même en tant qu’il est dans le monde, permettent de mieux saisir le caractère pragmatique de la réflexion kantienne.
14Maintenant, tout cela suggère un rapprochement avec le noyau de la réflexion de Foucault sur l’éthique, telle qu’elle apparaît dans les derniers écrits. Nous pensons ici surtout aux deux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité, respectivement L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, de 1984, et aux cours du Collège de France des années quatre-vingt, avant tout L’Herméneutique du sujet, Le Gouvernement de soi et des autres et Le Courage de la vérité. Entre-temps, le cadre de référence a profondément changé. Désormais, ce sont les injonctions philosophico-morales de l’esthétique de l’existence et du souci de soi dans les cultures classique et hellénistique que Foucault prendra comme horizon de sa discussion sur l’éthique. On y trouve pourtant un écho des notions de jeu et d’usage, dans la mesure où le champ de l’éthique est entendu comme domaine des pratiques que le sujet historique concret établit avec lui-même, afin de se constituer comme sujet d’action dans le monde, dans ses relations avec les autres. Dans ce sens, il convient de reprendre certains moments de l’analyse du principe du souci de soi dans L’Herméneutique du sujet [12] (HS).
15On sait que ce cours de 1982 se propose de reconstituer une partie de l’histoire d’une formulation philosophique aussi complexe que le souci de soi, à laquelle il attribue un sens central pour la compréhension de la constitution éthique du sujet dans l’Antiquité. Pour Foucault, il s’agit là d’une espèce de principe philosophico-moral, qui en même temps désigne une attitude, c’est-à-dire une manière particulière de cerner les choses et d’être dans le monde ; une forme d’attention ou de regard : regard qui part de l’extérieur du monde vers l’intérieur de soi ; et un ensemble de pratiques : pratiques ou actions qui sont exercées de soi pour soi, comme des exercices d’existence concrets. La reconstitution de l’histoire de cette forme d’attitude, d’attention et de pratique débute par l’étude du dialogue Alcibiade de Platon, quand Foucault s’étend sur le sens de l’expression « s’occuper de soi ». Dans l’impératif « il faut s’occuper de soi », il s’agira de déterminer ce qu’est le « soi », objet du souci, et ce qu’est « se soucier », l’action réalisée. Reprenons le raisonnement de Foucault autour du « soi », qui intègre l’impératif « il faut se soucier de soi ». Pour rester bref, l’élément identique au sujet et à l’objet du souci est l’« âme ». Mais non pas l’« âme » prisonnière du corps et qu’il faudrait libérer (comme dans le Phédon), ni l’« âme » assise sur deux chevaux ailés qu’il conviendrait de conduire dans la bonne direction (comme dans le Phèdre), ni encore l’« âme » tripartite dont les fonctions de la cité reproduisent la composition (comme dans la République). Dans l’Alcibiade, l’« âme » qui correspond au « soi », objet du souci, est l’« âme » en tant que sujet irréductible de toutes les actions, qui se sert du corps, du langage, des instruments du corps pour agir. (HS : 51-57). Dans l’impératif « il faut s’occuper de soi », il est question de « s’occuper de soi-même en tant que l’on est sujet de la khrêsis (avec toute la polysémie du mot : sujet d’actions, de comportements, de relations, d’attitudes) ». (HS : 56-57). En sorte que le « soi » impliqué dans le « souci de soi » et qui constituera le noyau de la réflexion foucaldienne sur l’éthique, n’est ni le sujet de connaissance, ni l’« homo natura », ni le « sujet pur de liberté », mais le « sujet d’actions ».
16Le champ de l’éthique est le domaine des pratiques de soi, par lesquelles le sujet (en tant que sujet d’actions qui se sert du corps, du langage, des objets dont il dispose) constitue pour lui-même un mode de vie, c’est-à-dire un style d’existence qui caractérise la manière par laquelle il s’insère dans le monde et se lie avec les autres. Ainsi compris, ce champ a des affinités avec ce que Foucault lisait dans l’Anthropologie sous les notions d’usage et de jeu, car celles-ci aussi médiatisent le mode par lequel l’homme de l’anthropologie pragmatique, l’homme en tant que citoyen du monde, s’insère dans ce monde, et là, dans cette demeure qui est la sienne, agit sur lui-même, se transforme, se détermine, dans un jeu incessant entre ce qu’il peut et ce qu’il doit faire. Il s’agit ici d’un raisonnement semblable à celui proposé par Hervé Oulc’hen, quand il explique que, dans la thèse complémentaire, « le thème de l’usage démolit la frontière établie entre nature et liberté : nous ne sommes plus devant deux domaines rigoureusement circonscrits, celui du sujet de connaissance et celui du sujet pratique, mais face à un mouvement incessant, où surgit précisément la question de ce qui sera thématisé vingt ans plus tard sous le nom d’ethopoïesis : ce que l’homme peut (nature) et doit (liberté) faire de lui-même, autrement dit, la manière par laquelle il se transforme librement en lui-même, en vertu du type de lien entre le Können (pouvoir) et le Sollen (devoir) [13] ».
4 – Idées sur la philosophie
17Le traitement de la question éthique nous conduit à une autre réflexion, concernant le sens que Foucault attribue à la philosophie. Nous reprenons ici son commentaire au texte de Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », de 1784. On sait qu’il y a deux versions de ce commentaire. L’une d’entre elles a été originellement publiée en anglais par Paul Rabinow [14] et comporte une discussion sur l’« attitude de modernité », appuyée sur des références à Baudelaire et au dessinateur Constantin Guys. L’autre consiste en la première leçon du cours Le Gouvernement de soi et des autres [15] (GSA), celle du 5 janvier 1983, dans laquelle ni Baudelaire ni Guys ne sont mentionnés. Dans cette version, l’utilisation du texte kantien a une fonction précise : il s’agit pour Foucault de rapporter son propre travail d’investigation, y compris celui qui consistait en l’étude du sujet éthique ancien, à une forme critique de la pensée comme une interrogation autour de notre présent historique, ou encore, comme une « ontologie de nous-mêmes ». Foucault situe alors chez Kant, notamment dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » et Le Conflit des facultés, le moment initial d’une forme d’interrogation fondamentale, qui pourrait être traduite par les questions : « Qu’est-ce que c’est donc précisément ce présent auquel j’appartiens ? » ; « Qu’est-ce qui, dans le présent, fait sens actuellement pour une réflexion philosophique ? » ; « Quel est le champ actuel de nos expériences ? » ; « Quel est le champ actuel des expériences possibles ? » (GSA : 12-22). La formulation de ces interrogations constitue le noyau vers lequel converge l’analyse de l’article kantien sur l’Aufklärung. Foucault comprendra que, lorsque Kant s’interroge sur le lieu occupé par son présent historique par rapport au projet d’émancipation des Lumières (dans « Qu’est-ce que les Lumières ? ») et sur la valeur actuelle de la Révolution en tant que signe de ce processus d’émancipation (dans Le Conflit des facultés), il a « verticalisé » la question de la modernité. En effet, si dans la culture classique elle avait été posée selon un axe « longitudinal », puisque la modernité y était pensée à partir d’une polarité qui l’opposait à l’Antiquité ; avec Kant, la question de la modernité ne se trouve plus placée dans une relation longitudinale avec les Anciens, mais dans une relation « sagittale » ou « verticale » du discours philosophique avec sa propre actualité. (Voir GSA : 14-15).
18Désormais, le lien est clair entre cette manière de poser la question sur le présent historique, identifiée par Foucault dans la pensée kantienne, et le type d’investigation entreprise par lui-même : l’investigation dans laquelle il cherche explicitement à problématiser les conditions de possibilité historiques des savoirs qui concernent l’homme moderne (en particulier les savoirs des sciences humaines) ; l’investigation dans laquelle il problématise les mécanismes de l’objectivation et de la subjectivation de l’homme à partir des modes concrets d’intervention sur son corps et sur le corps vivant de l’espèce ; et puis aussi l’investigation sur l’éthique, en particulier dans la configuration qu’elle prend dans le cours de 1983. En effet, ce qui est en jeu dans les travaux de Foucault, y compris dans sa réflexion sur l’éthique, c’est ce type d’interrogation « verticale » sur l’actualité, sur ce que nous sommes en tant que nous appartenons au présent historique, ou plus précisément sur ce que nous pouvons et devons faire de nous-mêmes en tant qu’appartenant au présent historique.
19Cette question va prendre une autre forme, particulièrement intéressante, vers la fin du même cours. Ici, la reconstitution historique de la notion de parrêsia permettra à Foucault d’étudier le rapport – nécessaire et réversible – entre le « gouvernement politique des autres » et le « gouvernement de soi-même ». Ce qui se trouve en examen est, donc, l’implication continue entre les pratiques à travers lesquelles l’individu donne forme à son existence, et la manière par laquelle cette existence s’établit dans ses relations concrètes avec le monde et avec les autres. Au point d’articulation des deux formes de gouvernement (de soi et des autres) se situe justement l’interrogation sur ce que nous sommes, et sur ce que nous pouvons et devons faire de nous-mêmes. Celle-ci, selon cette perspective, est la question la plus essentielle qu’on puisse se poser dans la philosophie. En ce sens, les idées sur la philosophie par lesquelles Foucault achève son cours ne sont pas occasionnelles. Relisant Platon, il conclut que la preuve de la réalité de la philosophie, ce qui fait que le discours philosophique ne soit pas seulement logos, mais puisse effectivement toucher la réalité, consiste en sa confrontation active avec la politique. Cette tâche, à côté de celle qui se traduit par l’exercice continu de l’âme, est ce qui définit l’être même de la philosophie. À notre avis, il s’agit ici, une fois de plus, de cette même interrogation qui se tourne vers ce qu’est l’homme dans ce qu’il peut et doit faire de soi-même en tant qu’habitant du monde.
20Cette manière d’être de la philosophie – telle que Foucault l’assume comme sens principal de ses investigations – semble retrouver alors certains aspects que nous avons cherché à mettre en évidence à partir de sa lecture de l’Anthropologie de Kant. Nous retrouvons finalement ce qui pour Foucault constitue l’essentiel de ce livre, le fait qu’il trouve son équilibre dans l’unité admise entre la nature et l’homme, entre la liberté et l’utilité, entre la culture en tant qu’école du monde et le monde même. (Voir IAK : 33-34). Dans les mots de Foucault, l’Anthropologie « explore une région où liberté et utilisation sont déjà nouées dans la réciprocité de l’usage, où le pouvoir et le devoir s’appartiennent dans l’unité d’un jeu qui les mesure l’un à l’autre, où le monde devient école dans les prescriptions d’une culture ». (IAK : 34.)
21Avec ces indications, nous reprenons notre suggestion initiale de proposer des rapprochements. Et nous pourrons peut-être paraphraser Foucault lui-même. D’abord en disant sur son texte autour de l’Anthropologie ce qu’il dit du texte de Kant : « si archaïque dans ses préoccupations, si lointainement enraciné dans son œuvre ». (IAK : 20). Et ensuite, en renvoyant à la thèse complémentaire replacée dans la trajectoire de ses écrits, ce qu’il dit de l’Anthropologie replacée dans la trajectoire de l’œuvre kantienne. En effet, on lit sous la plume de Foucault : « À l’autre extrémité de l’œuvre kantienne, l’Anthropologie est contemporaine d’un certain nombre d’autres textes qui, rapprochés, permettent de cerner à peu près le point d’arrivée ou du moins les apports les plus récents. Tenant ainsi les deux bouts de la corde, nous serons peut-être moins désarmés pour aborder ce fait […] qui est la contemporanéité de la pensée critique et de la réflexion anthropologique. » (IAK : 20). En le paraphrasant, ce passage peut être lu ainsi : « Dans l’autre extrémité de l’œuvre foucaldienne, la thèse complémentaire est contemporaine d’un certain nombre d’autres textes qui, rapprochés, permettent de cerner à peu près le point d’arrivée ou du moins les apports les plus récents. Tenant ainsi les deux bouts de la corde, nous serons peut-être moins désarmés pour aborder ce fait […] qui est une certaine complicité entre la pensée initiale et celle de la maturité. »
Notes
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Ce titre fait référence au livre de Jean Hyppolite, directeur de thèse de Foucault, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Le titre retenu par les éditeurs est Introduction à l’Anthropologie de Kant, Paris, Vrin, 2008.
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[2]
Ce n’est évidemment pas la première tentative en ce sens. Voir par exemple Gérard Lebrun, « Transgredir a finitude », dans Renato Janine Ribeiro (org.), Recordar Foucault, São Paulo, Brasiliense, 1985 ; Frédéric Gros et Jorge Dávila, Michel Foucault, lector de Kant, Biblioteca Digital Andina, Universidad de los Andes, Venezuela, 1996, accessible sur internet ; Mariapaola Fimiani, Foucault e Kant, Naples, Città Del Sole, 1997 ; Béatrice Han, L’Ontologie manquée de Michel Foucault. Entre l’historique et le transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 1998 ; Ricardo Terra, « Foucault, leitor de Kant », dans Passagens. Estudos sobre a filosofia de Kant, Rio de Janeiro, UFRJ, 2003 ; Lumières, n° 8, « Foucault et les Lumières », Bordeaux, P.U.B., 2006 ; Daniel Defert, François Ewald et Frédéric Gros, « Présentation » dans Foucault, Introduction à l’Anthropologie de Kant ; la préface d’Edgardo Castro à l’édition en langue espagnole de la thèse de Foucault, Buenos Aires, Siglo Veintiuno, 2009 ; Lumières, n° 16, « Foucault, lecteur de Kant : le champ anthropologique », Bordeaux, P.U.B., 2010 ; Celso Kraemer, Ética e liberdade em Michel Foucault, uma leitura de Kant, São Paulo, Educ, 2011.
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[3]
D. Defert, F. Ewald et F. Gros, « Présentation », p. 7.
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[4]
Paris, Gallimard, 1966.
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[5]
Idem, p. 329 sv.
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[6]
Voir IAK : 73-75 et F. Gros et J. Dávila, Michel Foucault, lector de Kant, p. 21.
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[7]
R. Terra, « Foucault, leitor de Kant », dans Passagens, p. 173.
-
[8]
F. Gros e J. Dávila, Michel Foucault, lector de Kant, p. 21.
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[9]
Foucault, « Foucault », dans Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 631-636.
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[10]
« Foucault » : 633-634. Il faut remarquer que l’indication des rapports entre « sujet et vérité » en tant que question centrale – si présente dans les textes plus tardifs de Foucault – apparaît déjà explicitement, bien qu’inexploitée, dans l’Histoire de la folie. Par exemple, au début du chapitre II, « Le grand renfermement », on trouve l’emploi – peu commun à ce moment – d’expressions comme « rapports de la subjectivité et de la vérité » ou le « sujet » et « ses droits à la vérité ». Voir Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 2de édition, 1972, p. 58.
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[11]
Voir F. Gros et J. Dávila, Michel Foucault, lector de Kant, p. 6.
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[12]
M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard/Seuil, 2001.
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[13]
H. Oulc’hen, « Des techniques de soi au fil conducteur de l’usage », Lumières, n° 16, 2010, p. 66.
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[14]
P. Rabinow (org.), The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50.
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[15]
Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, 2008, p. 3-22.