La présence de Descartes et de Kant dans l'œuvre de Foucault
1Tout au long de son œuvre, Foucault se réfère constamment à Descartes et Kant, depuis sa thèse de doctorat, Histoire de la folie à l’âge classique, de 1961, jusqu’aux derniers travaux réunis dans les Dits et écrits. Bien plus, comme tout grand philosophe formé à la tradition continentale, il se confronte à l’histoire de la philosophie et de ses nombreux personnages, depuis la Grèce classique jusqu’au monde contemporain, faisant de son travail un exemple de recherche sérieuse, mise au service d’une créativité remarquable et de questionnements novateurs. On remarque, surtout dans des articles et entretiens de maturité, que Foucault oppose l’un à l’autre Descartes et Kant, ce qu’il justifie historiquement et philosophiquement, comme le montre le tout dernier texte auquel il a donné l’autorisation de publication, « La vie : l’expérience et la science » (Dits et écrits, n° 361). Un autre écrit célèbre, intitulé « Le sujet et le pouvoir », de 1982, est également important : on y lit que Descartes pense le moi sous la forme d’un sujet unique, universel et anhistorique. Le cogito cartésien n’est pas décrit par sa situation dans laquelle il se trouve, ni par ce qui l’environne, ni non plus par son enracinement historique ; il est seulement la condition de connaissance et de représentation. Kant, au contraire, déclenche des problématisations d’un ordre tout autre : « la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? Cette question, c’est à la fois nous et notre situation présente qu’elle analyse ». (« Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, n° 306, vol. IV, p. 231-232).
2Kant est une référence pour Foucault en ce qui concerne l’autonomie, avec des répercussions sur le traitement de la liberté (donc, aussi de la lutte contre la domination et la dépendance), du dire-vrai et de la création de soi-même, comme le donnent à voir les deux versions de « Qu’est-ce que les Lumières ? », reprises également dans les Dits et écrits. Sur ces thèmes, elles sont même des sources de référence obligatoires, au même titre que la première leçon du Gouvernement de soi et des autres. À d’autres moments, Foucault esquisse une histoire des différents moments où il a été possible d’établir des relations philosophiques et spirituelles des sujets avec eux-mêmes, dans la perspective d’une auto-élaboration avec des effets éthico-politiques. Ainsi dans L’Herméneutique du sujet, l’un des cours dans lequel ce thème est traité, Foucault affirme que le souci de soi né en Grèce subit de si grands changements avec le christianisme, puis la théologie, qu’il devient presque inexistant pendant plusieurs siècles. Cependant, l’impossibilité avérée du souci de soi ne se produit réellement qu’avec ce qu’il appelle le « moment cartésien », période qui, comme l’explique la leçon du 6 janvier 1982, n’est pas seulement liée à Descartes, mais recouvre de fait l’ensemble de la pensée classique, en tant qu’elle réduit le sujet à un sujet de connaissance. En contrepartie, le XIXe siècle restaure les liens entre la philosophie et la spiritualité, rompant avec le « moment cartésien » et entamant une nouvelle époque qui se prolonge jusqu’à la philosophie contemporaine. Comme le propose Foucault, « on peut penser, je crois, toute l’histoire de la philosophie du XIXe siècle comme une espèce de pression par laquelle on a essayé de repenser les structures de la spiritualité à l’intérieur d’une philosophie que, depuis le cartésianisme, en tout cas la philosophie du XVIIe siècle, on essayait de dégager de ces mêmes structures. D’où l’hostilité, profonde d’ailleurs, de tous les philosophes de type “classique” – Descartes, Leibniz, etc., tous ceux qui se réclament de cette tradition-là – par rapport à cette philosophie du XIXe siècle, qui est bien en effet une philosophie qui pose, implicitement au moins, la très vieille question de la spiritualité, et qui retrouve sans le dire le souci du souci de soi ». (L’Herméneutique du sujet, p. 30). Il faut remonter au moins aux Mots et les choses, le livre de 1966 dans lequel Foucault décrit en détail la transformation des structures de la pensée entre l’âge classique et la modernité, pour constater combien Descartes et Kant, chacun dans son époque respective, se trouvent à l’horizon des préoccupations foucaldiennes. Notre hypothèse est que Kant (malgré les critiques que Foucault lui adresse) contribue à changer le rôle du « sujet inconditionnel » du rationalisme, en faisant place dans sa philosophie critique à la finitude, et du même coup en faisant apparaître la figure moderne de l’homme. Celle-ci, à son tour, fournit les conditions de possibilité pour l’auto-élaboration des sujets, par les techniques de soi, à partir du XIXe siècle, avec des répercussions qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui.
3À partir de 1978, avec l’Introduction de Foucault à la traduction du Normal et le pathologique de Canguilhem aux États-Unis, Kant est mis au centre de la scène théorique dès qu’il est question de la tâche d’auto-élaboration du sujet et des rapports des individus avec eux-mêmes et avec le monde social. Lorsqu’en 1982, dans « Le sujet et le pouvoir », Foucault revient au texte publié par Kant dans un journal de 1794, sous le titre « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », il rend hommage à l’approche kantienne : « pour la première fois, un philosophe propose comme tâche philosophique d’analyser non seulement le système ou les fondements métaphysiques du savoir scientifique, mais un événement historique – un événement récent, d’actualité ». (« Le sujet et le pouvoir », p. 231). Selon cette lecture, Kant est un penseur inaugural, car il met au centre des réflexions philosophiques l’histoire du présent, avec ses vicissitudes autant qu’avec les grandes difficultés qu’implique faire le diagnostic de l’actualité. Simultanément, cette interrogation entraîne la question de savoir qui nous sommes, en tant qu’individus appartenant à une époque : c’est dès lors un travail de contextualisation de nous-mêmes par nous-mêmes qu’il devient nécessaire de mener, dans le but de saisir notre appartenance à notre moment historique, et de découvrir à quel devenir nous sommes liées. Qui sommes-nous, en tant qu’individus transportés par un temps qui nous enveloppe et marque notre façon d’être historiques ? Concurrement, qui sommes-nous, en tant qu’êtres pensants qui participons à cette étape de l’histoire et la transformons ? Comment, par la voie des « lumières », percevons-nous notre immersion dans le moment historique et les défis auxquels nous sommes confrontés ?
4En inaugurant l’âge de la Critique, Kant procure des outils avec lesquels la raison cherche à mettre des limites aux excès de la rationalisation politique inaugurée par le XVIIIe siècle. Comme l’explique « Le sujet et le pouvoir », « depuis Kant, le rôle de la philosophie est d’empêcher la raison d’excéder les limites de ce qui est donné dans l’expérience ; mais depuis cette époque aussi – c’est-à-dire depuis le développement de l’État moderne et de la gestion politique de la société – la philosophie a également pour fonction de surveiller les pouvoirs excessifs de la rationalité politique ». (« Le sujet et le pouvoir », p. 224). Il est important de remarquer que Foucault, de façon constante, oppose Kant à Descartes précisément sur le rapport de la subjectivité au présent. On le voit à cette façon d’interpréter l’interrogation « qui sommes-nous ? » : « Qui sommes-nous en tant qu’Aufklärer, en tant que témoins de ce siècle des Lumières ? Comparons avec la question cartésienne : «Qui suis-je ?» Moi, en tant que sujet unique, mais universel et non historique ? Qui suis-je, car Descartes c’est tout le monde, n’importe où et à tout moment. Mais la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? ». (« Le sujet et le pouvoir », p. 231-232).
5Nous nous attardons encore au problème du présent historique. Foucault voit, dans la réponse kantienne sur les Lumières, une innovation radicale, qui nous permet, à partir de la question sur notre actualité, d’exercer une activité, d’assumer ce qu’il appelle une attitude de modernité (peut-être un militantisme) qui consiste moins à vouloir découvrir ce que nous sommes, qu’à « refuser ce que nous sommes ». (« Le sujet et le pouvoir », p. 232). Kant serait emblématique de ce point de vue, parce que son texte publié dans la Berlinische Monatschrift aurait un fort contenu libérateur, en présentant l’Aufklärung comme une sortie [1] : sortie de la minorité, qui est un nouveau point de départ et aussi une entrée (sans doute pas définitive et toujours renouvelable) dans l’âge majeur, bref un moment à partir duquel on décide de devenir émancipé, et on commence à penser par soi-même, sans avoir besoin d’être subordonné de façon passive (et volontaire) à des tuteurs, des guides, des maîtres, des pasteurs. Pour Kant, atteindre la majorité, même si le pas est difficile à franchir, et le chemin ardu, requiert la décision de ne plus accepter de rester dans l’état de dépendance, qui est celui dans lequel le plus grand nombre préfère rester, toute leur vie durant, par paresse et lâcheté. On connaît la définition que donne Kant : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. » (« Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», Akademie VIII, p. 35). La devise des Lumières, ajoute-t-il, est « sapere Aude ! », c’est avoir le courage, l’audace de connaître, de se connaître, de penser par soi-même. Cette audace pousse le sujet au refus de certaines normes de comportement établies de l’extérieur, par ceux qui vivent du contrôle des subjectivités, tels que les médecins, les prêtres, les bureaucrates, les politiciens. (Toutefois, ces « maîtres » n’existent que là où leur opportunisme se combine avec le manque de détermination de ceux qui renoncent à leur indépendance.) Et celui qui était dépendant et assujetti, du moment où il se détermine de manière autonome, devient indépendant et libre, portant désormais seulement le poids des difficultés et des dilemmes qu’entraîne le choix d’une vie et d’une pensée autonomes. D’après le texte kantien, ce passage de la minorité à l’autonomie est le résultat d’un acte de courage par lequel sont mis de côté les gains potentiels qui découleraient de l’acceptation des normes de conduite, et les avantages possibles, fournis par des normes morales et la vie sociale réglée par les intérêts mondains, au gré des opportunités. Kant avait une perception claire du type de relation entre les mineurs et leurs tuteurs. Souvenons-nous du passage célèbre : « Il est si commode d’être mineur […]. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres se chargeront, pour moi, de cette fastidieuse besogne. » (« Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», Akademie VIII, p. 35). La critique a l’effet paradoxal de conduire à une expérience de libération, de dépassement des limites, pour atteindre une situation dans laquelle le sujet prend finalement conscience de soi à l’intérieur de limites, qui, à leur tour, seront franchies dans un mouvement incessant d’invention de nouvelles formes de vie et d’expérience sociale. Le travail de la liberté et son rôle de résistance au sein des relations de pouvoir, tels qu’ils prennent forme dans les attitudes-limites, sont sans terme, et ils sont aussi une démonstration claire de la puissance de la liberté.
6On commence à comprendre que, pour Foucault, Kant a reformulé le problème du sujet de la connaissance proposé par Descartes dès qu’il a posé la question des rapports entre le sujet moral et le sujet épistémologique, terrain que le « moment cartésien » avait laissé en jachère. Comme il l’explique, « la solution de Kant a été de trouver un sujet universel qui, dans la mesure où il était universel, pouvait être un sujet de connaissance, mais qui exigeait néanmoins une attitude éthique – précisément ce rapport à soi que Kant propose dans la Critique de la raison pratique ». (« À propos de la généalogie de l’éthique », Dits et écrits, n° 343, vol. IV, p. 630-631). Avec Kant, le sujet cesse d’être inconditionné, il n’est plus le sujet absolu des représentations, mais établit désormais un rapport à soi-même, se soucie de son mode d’être et de sa vérité ; en quoi Kant renoue, à l’aube de la modernité, avec toute une tradition fondée par la philosophie grecque : « L’existence du discours philosophique, depuis la Grèce jusqu’à maintenant, est précisément dans la possibilité, ou plutôt dans la nécessité de ce jeu : ne jamais poser la question de l’alêtheia sans relancer en même temps, à propos même de cette vérité, la question de la politeia et de l’ethos. » (Le Courage de la vérité, p. 63). Sous cet éclairage on saisit mieux une des hypothèses les plus importantes de la dernière phase de Foucault : Kant ouvre une nouvelle voie pour penser notre relation avec nous-mêmes, parce que nous ne sommes pas seulement des détenteurs de savoir comme dans le cartésianisme, mais établissons des relations complexes entre la pensée, l’action et le sentiment, ayant recours à différentes modalités d’usage des facultés, avec des fondements qui eux aussi sont différents. Puisqu’il y a de nombreuses utilisations possibles de la raison, de l’entendement et de la sensibilité, il incombe au sujet d’en établir de nouvelles. Comme Foucault le signale sous l’inspiration kantienne, les sujets peuvent sortir de la minorité, prendre le risque de penser par eux-mêmes autant que de proposer de nouvelles formes de vie à leur propre usage ou à celui des autres. Bien plus, en assumant l’usage libre et autonome de la raison, les sujets historiques modernes possèdent l’appareillage et l’outillage pour un exercice indépendant, non-hétéronome, de l’éthique, de la politique et de la révolution, qui encore aujourd’hui sont en cours de validité [2]. En d’autres termes, Kant pense les conditions de possibilité des changements d’ordre subjectif, qui ont des répercussions dans la vie collective, le monde social et les pratiques politiques. D’un point de vue plus abstrait, le problème que soulève le philosophe de Königsberg est celui de la modification possible dans l’usage qui peut être fait de la raison : de la sienne propre et de celle des autres. Traduit dans la langue foucaldienne, « ce que l’Aufklärung devra faire, ce qu’elle est en train de faire, eh bien ça va être justement de redistribuer les rapports entre gouvernement de soi et gouvernement des autres ». (Le Gouvernement de soi et des autres, p. 32). Comme le rappelle Diogo Sardinha, la lecture faite par Foucault conduit à un système de pensée qui est constitué de liberté, « orienté vers la liberté […], et le système du dernier Foucault n’existe qu’en tant qu’il sert à l’émancipation. » (Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, p. 230).
7Le cadre à l’intérieur duquel Foucault prendra appui sur Kant pour faire la critique du « moment cartésien » – telle est notre hypothèse – peut être déjà trouvé dans Les Mots et les choses. En lisant ce livre, non seulement on comprend la rupture qui a eu lieu entre le XVIIIe et le XIXe siècles, mais encore on saisit plus clairement la manière dont les sujets sont constitués historiquement et comment ce fait a un impact sur eux, en déterminant la façon dont ils se perçoivent et se définissent. Revenons à la discontinuité temporelle qui a eu lieu entre l’âge classique et l’âge moderne pour essayer de mieux cerner le problème. Une partie importante des Mots et les choses (MC) s’attache à décrire l’ère de la représentation, au cours de laquelle le sujet de la connaissance porte en lui le monde qui l’entoure, selon une logique et un langage qui sont présents en lui, en même temps qu’il organise la pensée d’après des principes taxinomiques naturellement disposés dans son entendement. À l’âge classique, la représentation est la forme que prend l’exercice de la pensée ; elle est l’espace où tout peut être connu et aménagé par un sujet dont la nature est inconditionnée. C’est une période pendant laquelle la connaissance est sous-tendue par un cogito souverain, qui recueille en lui tout l’ordre du monde, dans une structure de pensée qui souhaite être sans fissure et sans altérité. Ce lien entre le cogito et la représentation a des conséquences importantes : « Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de “la représentation en tableau”, – celui-là ne s’y trouve jamais présent lui-même. Avant la fin du XVIIIe siècle, l’homme n’existait pas. […] C’est une toute récente créature que la démiurgie du savoir a fabriquée de ses mains, il y a moins de deux cents ans ». (MC : 319).
8Kant, à son tour, établit un lien entre la philosophie et la représentation qui indique son appartenance à l’époque moderne : il interroge la représentation dans la direction de ce qui la rend possible dans sa généralité. Ainsi, au lieu de fonder le lien entre les représentations par une sorte de creusement interne, il l’établit sur les conditions qui en définissent la forme universellement valable. (voir MC : 254). La philosophie critique de Kant écarte le pouvoir souverain du cogito, dans la mesure où sa question initiale porte sur les « conditions sous lesquelles peut exister toute représentation du monde en général ». (Idem : 255.) Désormais, que ce soit à travers l’émergence de nouveaux savoirs au XIXe siècle ou bien par le mode d’être des philosophies après Kant, à la place du cogito vient sur scène une figure originale, moins imposante et plus énigmatique : c’est « la finitude de l’homme », qui « s’annonce – et d’une manière impérieuse – dans la positivité du savoir ; on sait que l’homme est fini, comme on connaît l’anatomie du cerveau, le mécanisme de coûts de production, ou le système de la conjugaison indo-européenne ». (Idem : 324). Avant la modernité, signale Foucault, il n’existait pas cette conception finie de l’homme : « L’“humanisme” de la Renaissance, le “rationalisme” des classiques ont bien pu donner une place privilégiée aux humains dans l’ordre du monde, ils n’ont pu penser l’homme. » (Idem : 329.)
9La finitude devient la modalité même de la connaissance de soi de l’homme moderne, car d’une part il se voit entouré, enveloppé par des forces et des structures qui le précèdent, qui sont au-dehors de lui, et durent plus longtemps que lui : « À toutes les époques, la façon dont les gens réfléchissent, écrivent, jugent, parlent (jusque dans la rue, les conversations et les écrits les plus quotidiens) et même la façon dont les gens éprouvent les choses, dont leur sensibilité réagit, toute leur conduite est commandée par une structure théorique, un système, qui change avec les âges et les sociétés – mais qui est présent à tous les âges et dans toutes les sociétés. » (« Entretien avec Madeleine Chapsal », Dits et écrits, n° 37, vol. I, p. 515). D’autre part, l’homme est fini parce que dans la modernité il se comprend à partir de savoirs qui parlent de lui et l’informent, en même temps qu’ils conditionnent son dévoilement : « Au fondement de toutes les positivités empiriques, et de ce qui peut s’indiquer de limitations concrètes à l’existence de l’homme, on découvre une finitude – qui en un sens est la même : elle est marquée par la spatialité du corps, la béance du désir, et le temps du langage ; et pourtant elle est radicalement autre ». (MC : 326). Mais la finitude est aussi une donnée empirique et existentielle incontournable, marqué par un fait universellement partagé : « la mort qui ronge anonymement l’existence quotidienne du vivant, est la même que celle, fondamentale, à partir de quoi se donne à moi-même ma vie empirique ». (Idem : 326). Enfin, le savoir moderne suit, volontairement ou non, le précepte de la philosophie critique : comme l’exprime Foucault, « si le savoir de l’homme est fini, […] c’est parce que la connaissance a des formes finies ». (Idem : 327).
10Lorsque Les Mots et les choses cherchent à reconstituer l’homme tel que la modernité l’a façonné, ils le présentent comme un objet relativement inconnu, comme un être opaque, fini, à la fois empirique et transcendantal. Foucault explique : « maintenant que le lieu de l’analyse, ce n’est plus la représentation, mais l’homme en sa finitude, il s’agit de mettre au jour les conditions de la connaissance à partir des contenus empiriques qui sont donnés en elle ». (Idem : 329). Cela entraîne des conséquences importantes, qui en réalité étaient déjà à l’état d’ébauche dans son Introduction à l’Anthropologie de Kant, synthétisées dans ses dernières lignes : « N’est-il pas possible de concevoir une critique de la finitude qui serait libératrice aussi bien par rapport à l’homme que par rapport à l’infini, et qui montrerait que la finitude n’est pas terme, mais cette courbure et ce nœud du temps où la fin est le commencement ? La trajectoire de la question : Was ist der Mensch ? dans le champ de la philosophie s’achève dans la réponse qui la récuse et la désarme : der Übermensch. » (IAK : 78-79). Cette promesse ne serait-elle pas le point de départ pour sortir du sujet purement déterminé et objectivé par les savoirs, et l’ouvrir à un retour du souci de soi ? Dans sa version moderne, le sujet du souci de soi opère un retour à l’esthétique de l’existence, à laquelle il donne de nouvelles formes, avec des possibilités uniques en matière d’éthique et de politique, qui échappent aux structures de la domination. Cet espoir a peut-être été une constante dans la pensée de Foucault, bien qu’avec des différences d’intensité entre sa période archéologique des années soixante et la pensée éthique et politique des années quatre-vingt. Ne pourrait-on pas trouver un indice de cela même, c’est-à-dire de l’espoir d’assister à la transformation et la transition d’un sujet fini à un sujet du souci de soi, déjà dans les lignes finales des Mots et les choses qui annoncent la fin d’une certaine humanité : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » ? (MC : 398).
Notes
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[1]
« […] Ce que Kant désigne comme étant le moment de l’Aufklärung, ce n’est ni une appartenance, ni une imminence, ni un accomplissement […]. Il définit simplement le moment présent comme “Ausgang”, comme issue, sortie, mouvement par lequel on se dégage de quelque chose, sans que rien ne soit dit sur ce vers quoi on va. » (Le Gouvernement de soi et des autres, p. 27).
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[2]
À la première lecture, on croirait que le passage de Kant dans la « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » sur la relation entre l’usage public et l’usage privé de raison, fournit un argument pour le besoin de subordonner l’individu au pouvoir d’État. En réalité, je pense que c’est le contraire qui a lieu, et je m’inspire pour cela du texte foucaldien : « La question, en tout cas, se pose de savoir comment l’usage de la raison peut prendre la forme publique qui lui est nécessaire, comment l’audace de savoir peut s’exercer en plein jour, tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer, propose à Frédéric II, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui-même conforme à la raison universelle. » (« Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits, n° 339, vol. IV, p. 567.) On comprend que l’argument de Kant ne pouvait manquer de fasciner Foucault, parce que les luttes pour la liberté dans leur ensemble peuvent être considérées comme un défi lancé au pouvoir. Lu ainsi, le texte kantien fournit des arguments de légitimation des combats de résistance ou en vue de l’autonomie.