Quelques considérations sur la fonction et la théorie du coup d'État

1Au XVIIe siècle on appelle coup d’État l’action qui décide quelque chose d’important pour le bien de l’État et du prince, l’acte extraordinaire auquel un gouvernement a recours pour ce qu’il conçoit être le salut de l’État. Action décisive, extrême, violente, par laquelle non seulement le prince tranche et amène à une conclusion et à un résultat définitifs ce qui est en jeu dans une situation et un contexte particuliers, mais encore (d’où le sens d’extraordinaire du coup d’État), il pose son acte aux « limites » de son pouvoir : d’où sa violence, qui introduit la question fondamentale de sa justification et de sa légitimité. Le coup d’État du prince, c’est le pouvoir d’État faisant en quelque façon retour à la violence originaire de sa fondation, à son fondement de force. Le coup d’État révèle, dans l’instant même de sa manifestation, le fondement du pouvoir, « il est l’apocalypse de son origine [1] ».

2Au XVIIe siècle le coup d’État, acte de violence qui excède les lois, n’est pas en rupture avec la raison d’État. Il y a des moments où la raison d’État ne peut plus se servir des lois, où elle est obligée par quelque événement pressant et urgent de s’affranchir de ces lois au nom du salut de l’État : c’est le moment où le coup d’État éclate comme une manifestation de la raison d’État. De plus, pour qu’il soit efficace, le coup d’État doit éclater sur la scène, il doit se faire reconnaître : c’est le caractère nécessairement théâtral du coup d’État [2].

3Si le coup d’État est un coup de force, un coup de main, qui suspend les lois, quel rôle joue-t-il dans les arts de gouverner ? Est-il expression de la dimension originaire du politique ? Force de loi hors de la loi [3] ?

4Pendant l’Ancien régime le coup d’État n’est jamais interprété comme une insurrection, un désordre qui fait irruption dans le fonctionnement « normal » de l’État. Tout au contraire, le coup d’État au XVIIe siècle est une réaction contre le désordre [4]. Ce sont des nécessités qui réclament le recours au coup d’État [5]. Ce qui est à la base de l’État d’exception et du coup d’État est le concept de « nécessité » : Necessitas legem non habet[6].

5Lorsqu’on pose la question de la nécessité, on est d’entrée de jeu dans la théorie de l’exception. La nécessité fonde l’exigence de la dérogation. La nécessité va faire en sorte que le cas singulier soit soustrait à la règle et à l’observation de la règle. Dans la doctrine médiévale, la nécessité n’était pas la source de la loi, elle n’était pas non plus la suspension de la loi ; la nécessité avait pour fonction de soustraire le cas singulier à l’application de la norme. C’est avec les Modernes que l’État de nécessité sera intégré dans l’ordre juridique, pour devenir ainsi la source et le fondement de la loi. L’État d’exception est une figure de la nécessité, il deviendra une mesure illégale et pourtant juridique et constitutionnelle, dans la mesure où il rendra possible la production d’un nouveau régime constitutionnel, la production de nouvelles normes. À l’époque moderne, par exemple, le droit à la révolution est reconnu ; ce droit à la révolution est un cas de l’État d’exception dans la mesure où il présuppose la suspension du fonctionnement normal du droit pour instaurer un nouvel ordre. Le status necessitatis se présente dans la forme de la révolution et de l’état de siège [7].

6Mais comment interpréter la nécessité ? Quelle est sa nature ? Est-elle une situation objective, un fait, une factualité ? Ou implique-elle un jugement et une évaluation subjective ? Est-elle une donnée objective ou bien toute situation déclarée comme telle doit-elle être considérée comme nécessaire et exceptionnelle ? Il est évident que si l’on accepte l’idée selon laquelle la nécessité implique une évaluation subjective, on est toute de suite confronté à un problème majeur qui est celui de la décision.

7Souverain – écrit Carl Schmitt – est celui qui décide de l’État d’exception, c’est à dire celui qui décide de la nécessité. C’est la décision qui permet la reconnaissance de la nécessité [8] ; c’est une affaire de décision que de proclamer l’État de nécessité. L’État d’exception coïncide ainsi avec le pouvoir constituant, comme le montre Schmitt. Schmitt discute l’État d’exception dans la forme de la dictature. Le problème qu’il pose est celui de l’inscription de l’État d’exception dans le contexte juridique. Comment l’État d’exception peut-il s’articuler sur l’ordre juridique, si ce qui doit être inscrit dans le droit est essentiellement extérieur au droit ? Voici un des problèmes posés par les analyses de Schmitt. Autrement dit : Comment peut-on inscrire un dehors dans le droit ? Schmitt fait référence à la distinction entre normes du droit et normes d’actuation du droit ainsi qu’à la distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué. Le pouvoir constituant n’est pas une pure et simple question de force, mais il entretient avec le pouvoir constitué un lien tel qu’il apparaît comme un pouvoir fondateur. Si le pouvoir constituant est ce qui permet l’inscription de l’État d’exception dans l’ordre juridique, dans la Théologie politique, Schmitt envisage, en revanche, un autre opérateur, à savoir le rapport entre norme et décision. C’est la décision qui permet une telle inscription [9]. Mais si, d’une part, Schmitt essaie d’inscrire l’État d’exception dans un contexte juridique tout en faisant recours à la division entre normes de droit et actuation des normes de droit, ou à la distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, ou encore entre norme et décision, la question n’est pas si simple et ne peut pas être facilement résolue. Car, comme le souligne Giorgio Agamben, l’État d’exception est un espace vide du droit ; l’État d’exception est une zone ambiguë où toute détermination juridique est désactivée. Cela veut dire que ni la théorie schmittienne qui vise à établir un rapport entre ordre juridique et État d’exception, ni la théorie de la nécessité qui fait de l’État d’exception la source juridique originaire peuvent rendre compte pleinement de la nature de l’État d’exception. L’État d’exception comme l’État de nécessité n’est ni un État de droit, ni non plus un État de nature : il est un espace sans droit ; il est un non-lieu, un espace où la force de loi est suspendue ; mais suspendue ne veut pas dire que la loi se retire tout simplement ; cela veut dire plutôt qu’elle devient efficace dans son retrait ou dans sa suspension même. C’est la force de loi, qui se sépare de la loi, qui est en vigueur. C’est comme si dans l’État d’exception il est question d’un vide juridique qui est porteur de force [10].

8Ces considérations nous permettent de déplacer dans un deuxième temps notre analyse tout en prenant en compte une autre perspective sur la question qui est celle esquissée par Walter Benjamin dans son essai Critique de la violence[11]. Benjamin essaie d’assurer à la violence une place en dehors et au-delà du droit. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il essaie de rompre le lien ou la dialectique entre une violence qui pose le droit et une violence qui le conserve, qui le garde. Benjamin fait référence d’une part à une violence pure ou divine, et d’autre part, dans la sphère humaine, à une violence révolutionnaire. Ce que le droit ne peut aucunement tolérer, ce qu’il perçoit comme une menace dont il ne serait pas possible de venir à bout, c’est l’existence d’une violence en dehors du droit ; une violence qui ne peut pas être résorbée dans le droit. Mais non parce qu’il s’agit d’une incompatibilité, mais parce qu’il s’agit d’une violence qui est hors du droit. Et il s’agit dans ce cas-là d’une violence qui ne pose pas le droit, mais qui le dépose ; il s’agit d’une violence qui ne conserve pas le droit, mais qui le destitue. Si Schmitt essayait de ramener la violence à un contexte juridique, Benjamin essaie d’assurer à la violence une existence pure. Pour Schmitt, il ne peut pas exister une telle violence pure, une violence qui se situe en dehors du droit. L’État d’exception est le moyen que Schmitt invente pour inclure la violence dans le droit sans exclusion. À la question d’une violence pure, Schmitt répond par l’élaboration d’une théorie de la souveraineté qui tourne autour de la violence souveraine, à savoir la souveraineté comme lieu de la décision extrême, comme lieu de la violence extrême. Et cette souveraineté est placée par Schmitt à la limite, elle est un concept limite (Grenzbegriff). Si, d’un coté, le souverain est pour Schmitt celui qui décide de l’État d’exception, Benjamin, d’un autre coté, introduit la question de l’indécision souveraine, c’est à dire le fait que le souverain ne peut pas décider (qui est différent du fait que le souverain peut ne pas décider) : entre le pouvoir et l’exercice du pouvoir Benjamin inscrit un écart, un écart qu’aucune décision ne peut combler. Alors, comme le souligne Agamben, au lieu de nous retrouver face au miracle de la décision souveraine, en tant que moment qui va résoudre la crise, qui va composer avec un nouvel ordre juridique, nous nous retrouvons face à la catastrophe.

9L’insistance de Benjamin sur la violence pure, qui est le nom qu’il choisit pour indiquer l’action humaine qui ni ne pose ni ne conserve le droit, mais qui le dépose, n’est pas une figure originaire de l’agir humain. Il serait illusoire d’imaginer une violence pure, qui se situe Au-delà et en dehors du droit et qui serait à un moment donné capturée par le droit. La violence pure dont Benjamin parle n’est pas un état originaire ; elle est l’enjeu du conflit sur l’État d’exception ; ce que l’État d’exception produit ; ce qui se produit dans le jeu joué par l’État d’exception. C’est comme si on disait que le jeu est joué par le jeu ; autrement dit, que c’est le jeu qui produit le jeu en jouant. D’autre part, lorsque Benjamin emploie le mot « reine Gewalt  » (violence pure), qu’entend-il par pure ? « Pure » ne renvoie pas à une pureté qui existe quelque part et doit être préservée ; il ne s’agit pas d’une pureté en soi, d’une pureté inconditionnée et absolue, d’une pureté qui se réfère à elle-même, à savoir à son être ; au contraire, le concept s’inscrit entièrement dans une dimension relationnelle et non pas substantielle. La violence pure, pour la différencier de la violence juridique, est telle dans sa relation à quelque chose d’extérieur. C’est dans cette relation que se constitue la violence pure, de la même manière – pourrait-on dire – que la vie nue, dans le livre d’Agamben Homo sacer surgit comme un produit de la machine, un produit des rapports de pouvoir et non pas comme quelque chose qui préexiste à la machine et aux rapports de pouvoir.

10Mais revenons à la question du coup d’État. Si le coup d’État au XVIIe siècle jouit d’une bonne considération, puisqu’il est interprété comme une réaction contre le danger, comme une tentative de restaurer l’ordre, comme un coup de majesté, il va progressivement perdre cet aura qui l’entoure dans les décennies qui précèdent et suivent la Révolution française. La notion de coup d’État perd graduellement sa signification d’acte extraordinaire, d’acte légitime et d’acte nécessaire pour être enfin qualifié d’un acte illégitime, d’un acte terrible. D’un autre coté, c’est la révolution qui va assumer une signification positive (ou bien certaines formes de révolutions). La Révolution française vient jouer un rôle crucial dans ce passage, car elle symbolise le point de changement : d’une part, elle représente la continuité, puisque au sein de la révolution le coup d’État est encore considéré comme un produit nécessaire du changement (il permet le changement) ; toutefois, d’un autre coté, la Révolution française est le moment de rupture avec la conception classique du coup d’État en ce que le coup d’État vient maintenant signifier l’acte qui remplace les gouvernants et le souverain. Si, au XVIIe siècle, le coup d’État était l’action du prince essayant de garder son pouvoir, après et pendant la Révolution française le coup d’État vient signifier l’acte qui remplace les gouvernants et le souverain, l’acte qui fait tomber la tête du roi, l’acte qui introduit une rupture, une discontinuité dans l’exercice du pouvoir [12]. De ce point de vue, coup d’État et révolution ont en commun différents points, partagent différents aspects. Ils questionnent, ils mettent en discussion l’ordre constitutionnel et juridique.

11Cependant, si la révolution met en question cet ordre tout en agissant d’en bas, le coup d’État agit d’en haut : autrement dit, si la révolution est affaire des masses ou du peuple, le coup d’État est une opération des gouvernants, des appareils d’États, etc.

12Il est évident que des bornes délimitant la révolution du coup d’État ne sont pas aussi aisément situables. On peut dire qu’un coup d’État est une action perpétrée par des appareils d’État, tandis que la révolution est un acte qui vient de l’extérieur (du peuple, de la multitude, des masses). On peut souligner le fait que le coup d’État n’a pas de répercussions sur la dimension sociale ; autrement dit, il ne vise pas le changement de la structure sociale, il ne va pas au-delà d’un changement de la forme de gouvernement. Cet aspect reste presque inchangé à l’époque classique et à l’époque moderne. Au contraire, une révolution est le produit de l’action de gens qui ne veulent plus être gouvernés ainsi. L’influence d’une révolution est plus importante, plus marquée, elle a des effets de longue durée, produit des modification non seulement du gouvernement mais aussi de la structure sociale.

13Mais même si ces différences sont importantes, nous ne pouvons pas ignorer le fait qu’une rigoureuse ligne de démarcation entre coup d’État et révolution n’est pas possible. Certes, il y a des différences qui concernent le lieu, l’impact, la durée. Nous pourrions aussi dire que ce qui caractérise un coup d’État est sa soudaineté, sa vitesse. Mais un coup d’État a besoin aussi, une fois qu’il est accompli, d’une durée, d’un temps pour qu’il acquière sa légitimité.

14À l’époque moderne, le coup d’État a acquis une signification d’acte illégitime, tandis que la révolution joue un rôle différent. Le coup d’État est une rupture, une infraction à l’ordre constitutionnel. Cette signification acquise par le coup d’État après la Révolution française ne pouvait en aucune manière jouer un rôle au XVIIe siècle. Le contexte était complètement différent à plusieurs égards. La nature de la souveraineté était tout autre et ne permettait pas qu’on puisse parler de rupture constitutionnelle, ou de rupture des lois. Le roi ne pouvait pas rompre l’ordre des lois, l’ordre constitutionnel puisqu’il occupait toute la scène de la souveraineté. Son action, sa souveraineté n’étaient aucunement limitées par les lois. Son autorité était illimitée. Et d’autre part, lorsque le roi utilise son autorité, toute action qui vient de lui jouit d’une bonne considération. Ce que le roi fait est juste et correct. Ce que le peuple craint est plutôt le fait que le roi puisse céder aux mauvais conseillers, mais ce qui vient du roi ne peut pas être mis en question. Un coup d’État tel que nous l’entendons aujourd’hui ne pouvait pas avoir lieu au XVIIe siècle, car le roi ne pouvait pas rompre l’ordre constitutionnel par définition. C’est pourquoi les références au coup d’État que nous trouvons au XVIIe siècle sont des références à la grande politique, à des coups de majesté ; ce n’est pas la transgression de la loi, mais la réalisation de l’ordre naturel. Le coup d’État fait partie des arts de gouverner. Il est un élément des arts de gouverner. « Laissez nous suspendre le droit commun pour le salut de l’État [13]. »

15Les questions posées par Gabriel Naudé s’inscrivent dans ce contexte [14]. Le coup d’État montre la base sur laquelle repose le pouvoir politique ; autrement dit, le pouvoir politique repose sur l’exception à la règle. Le passage à une conception du coup d’État comme acte illégitime commence avec John Locke et la discussion qu’il introduit de l’usurpation et de la rébellion [15]. Pour Locke, l’usurpation est le changement du prince ou du gouvernement sans qu’il y ait transformation du pouvoir législatif. La rébellion met en cause le pouvoir législatif. C’est avec ces définitions que la voie est ouverte à une conception de la subversion et de l’illégitimité. À partir de Locke, donc, le coup d’État va acquérir la marque d’un acte illégitime. Mais avant que ce processus ne s’accomplisse, la conception du coup d’État gravite entièrement dans la dimension des actes politiques légitimes et nécessaires. À l’époque de Naudé, le coup d’État est considéré comme un acte légitime et nécessaire, puisqu’il n’est rien d’autre que la raison d’État. C’est pourquoi, il est même regardé comme un élément important pour la constitution de l’État.

16Ce qui est intéressant chez Naudé est l’idée que l’État n’a aucun fondement dans le ius naturalis ou dans la sociabilité humaine : l’État est le résultat ou l’invention du prince, qui le constitue tout en recourant à des mythes, à des coups d’État. Gabriel Naudé décrit les coups d’État comme des actions extrêmes, décisives, violentes, dans lesquelles il est question pour le prince de mener à bien une situation, de sauver l’État, de sortir d’une urgence. Naudé est l’une des expressions les plus évidentes du machiavélisme radical de cette époque. Ce qui intéressant dans son approche est le fait de montrer la continuité entre coup d’État et raison d’État. Le coup d’État n’étant pas la suspension de la logique de la raison d’État, mais plutôt sa réalisation, son accomplissement. À l’époque de la Révolution française, en revanche, le coup d’État qu’étudiait Naudé pouvait paraître parfaitement archaïque.

17Naudé, disciple de Charron, va réapparaître dans le champ de la science et de la théorie politique contemporaine comme référence essentielle pour l’étude de l’histoire du pouvoir d’État et de l’émergence de l’absolutisme. L’œuvre de Naudé étudie des processus du pouvoir d’État, les mécanismes de sa légitimation dans l’opinion publique, les dispositifs de son effectivité concrète. C’est ce qui fait que son œuvre est irremplaçable aujourd’hui [16].

18Foucault consacre trois pages de son cours au Collège de France de 1978, Sécurité, territoire, population à l’examen des Considérations politiques sur les coups d’États de Naudé. L’analyse de Foucault est importante à plusieurs égards. Foucault montre la bifurcation de la raison gouvernementale à l’âge classique. À la fin du XVIIe siècle se forment deux voies à l’intérieur de la raison gouvernementale : d’une part, une politique de puissance ou ce qu’on appelle classiquement l’absolutisme et, de l’autre coté, un discours économique, qui se développe à l’intérieur de la dimension politique. Friedrich Meinecke, l’auteur allemand qui a consacré un ouvrage fondamental à la question de la raison d’État, analyse dans son œuvre le chemin de la politique de puissance, parcours qu’il esquisse à partir de Machiavel, à travers l’expérience de l’absolutisme et du despotisme de Napoléon. Cet ouvrage capital, qui a creusé des chemins importants dans la pensée du XXe siècle, constitue sans doute l’une des cibles possibles de la critique foucaldienne.

19Foucault montre comment des auteurs tels que Giovanni Botero ou Antonio Palazzo se sont employés à déplacer complètement le débat autour de la raison d’État, dans la mesure où ils ne l’ont plus posée dans des termes éthiques et moraux, mais économiques. À la fin du XVIe siècle, Botero développe dans son ouvrage Della Ragion di Stato une forme d’anti-machiavélisme, qui ouvre une nouvelle direction dans la modernité [17]. Botero ne partage pas les critiques que ses contemporains sont en train d’adresser à l’encontre de Machiavel. Ses critiques à l’égard de Machiavel sont d’une autre nature et ne tiennent pas à la distinction ni à la polémique autour du rapport entre politique et éthique. La particularité de son analyse consiste dans le fait qu’il ne critique pas l’œuvre de Machiavel sur la base de principes moraux ou éthiques. Botero critique Machiavel non pas parce que le Florentin a effacé, gommé toute dimension éthique ou morale de la politique, mais parce que il a manqué de poser la vraie question, à savoir la question concernant la satisfaction des besoins. D’après Botero, chez Machiavel il n’y a pas de vraie analyse portant sur les arts de gouverner et sur les connaissances nécessaires pour gouverner un État [18]. Le chemin que Botero ouvre est, donc, celui qui va porter vers l’émergence d’une discussion de type « économique », une discussion qui tourne autour d’un savoir, d’une pratique politique qui s’imposera à partir du XVIIIe et puis au cours du XIXe siècle. L’État viendra alors s’organiser autour du couple libéralisme-concurrence, parce que c’est justement ce passage vers l’économique qui permettra la constitution, l’émergence de la pensée libérale moderne. Mais il est important de souligner que ce passage, cette naissance de l’économie se fait à l’intérieur d’une réflexion sur le politique et non pas contre lui. L’économie ne s’est pas constituée en tant que domaine d’étude nouveau, contre la politique, mais à l’intérieur d’elle. Ainsi, le déplacement introduit par Botero vers l’économique naît à l’intérieur de la doctrine de la raison d’État et va permettre la formation de la pensée libérale moderne, comme l’a souligné aussi Carl Schmitt [19]. Botero inaugure une nouvelle direction dans le débat sur la raison d’État, car il déplace le débat sur la raison d’État du terrain éthique au terrain économique. Son œuvre témoigne de l’émergence d’un art de gouverner centré sur le bien commun. Le discours de Botero ne contribue pas uniquement à définir une différente forme d’anti-Machiavélisme, mais dessine le chemin pour l’émergence de l’économie comme forme de rationalité politique. Son projet tend à maximaliser et rationaliser les techniques de gouvernement et les formes de gouvernement. À l’expérience violente et incertaine de l’absolutisme français et de la monarchie, Botero oppose un projet différent qui repose sur l’idée d’une prudence politique de la raison d’État [20]. D’après Botero, la raison d’État est raison d’intérêt. Le ciment de la discipline politique et de l’obédience réside dans la défense des intérêts particuliers. À partir des théories mercantilistes, Botero dessine un parcours qui amènera à l’émergence de l’économie comme discours politique d’auto-réglementation et d’”autolimitation de la raison gouvernementale. L’émergence de l’économie politique va de pair avec la formation du libéralisme moderne. La référence à Botero a ainsi pour fonction de définir la naissance de l’économie de l’intérieur même des débats autour de la raison d’État. C’est à l’intérieur de cette dimension économique que la question de la biopolitique va surgir. À Foucault de montrer que la biopolitique est ainsi intimement liée à la naissance de technologies gouvernementales libérales et néolibérales ; la biopolitique trouve son cadre de référence à l’intérieur du développement du libéralisme. Mais c’est à l’intérieur de cette technologie gouvernementale que les crises éclatent aussi, car le paradoxe que Foucault met à jour est que le libéralisme, comme pratique gouvernementale, repose sur la tentative de produire, de créer de la liberté comme présupposé de son existence. Toutefois, pour ce faire le libéralisme a besoin de dévorer des libertés. Prise dans cette contradiction la pratique gouvernementale libérale et néolibérale donne lieu à des crises constantes de gouvernementalité [21].

20C’est sur les périodes de crise que se greffent les lois d’exceptions ; elles sont le produit de périodes de crise politique. Le coup d’État ne met pas en cause l’ordre étatique, il vise plutôt à renforcer et à constituer la machine étatique, lorsqu’elle vient d’être bouleversée, secouée par des menaces, par des dangers. À l’âge classique, nous avons vu, le coup d’État était une mesure de la raison d’État. Mais de cette époque nous avons peut-être hérité de nombreux éléments. Le coup d’État est une mesure politique qui suspend le fonctionnement juridique de l’État, et en tant que tel il se situe dans une zone d’ombre assez particulière, car il est une mesure censée renforcer l’État de droit ou la législation juridique tout en suspendant le fonctionnement normal de la loi. Au XVIIe siècle, il pouvait être interprété comme le moteur même du développement politique, dans la mesure où il était le mécanisme qui permettait l’élargissement du fonctionnement de la machine étatique : il visait à intégrer la vie au mécanisme de pouvoir. De ce point de vue, il est peut-être le mécanisme central de fonctionnement de sociétés biopolitiques, si l’on entend par biopolitique le mécanisme qui tend à inclure le vivant dans le politique. Si l’État d’exception dans ses différentes formes est une manière d’intégrer la vie à la politique, alors on peut dire qu’il fait partie des techniques de gouvernement. L’État d’exception est une technique de gouvernement et non pas un moment de suspension de l’activité gouvernementale. Il se place dans une zone d’indifférence, où il n’est plus possible de distinguer le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur, puisque intérieur et extérieur sont imbriqués l’un dans l’autre.

Notes

  • [1]
    Cf. Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », in Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’États, Les Éditions de Paris, Paris, 1988, p. 10.
  • [2]
    Cet aspect est souligné par Foucault dans le cours au Collège de France, Sécurité, territoire population, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », éd. établie par Michel Senellart, Paris, 2004, p. 269-272. Cf. aussi Philippe Ch.-A. Guillot, « Coups d’État et Médias. L’exemple des pays post-communistes », in Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (sous la direction de), Le Coup d’État. Recours à la force ou dernier mot du politique ? Actes du colloque organisé par le Centre d’études Normand sur la Théorie et la Régulation de l’État, F.-X. de Guibert, Paris, 2007, p. 215-241. Cf. aussi Jeffrey Bussolini, « What is a Dispositive ? », in Foucault’s Studies, 10, November 2010, p. 85-107, pour le rapport entre la notion d’État d’exception chez Agamben et la discussion de la notion de coup d’État, telle que Foucault l’esquisse dans le cours au Collège de France cité.
  • [3]
    Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (ed.), Le Coup d’État. Recours à la force ou dernier mot du politique ?, op. cit.
  • [4]
    Jean-Louis Harouel, « Des coups d’État sous l’ancien régime », in Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois (ed.), Le Coup d’État., op. cit., p. 26-36. Voir aussi T. Reinach, De l’état de siège. Étude historique et juridique, Pichon, Paris, 1885.
  • [5]
    Voir l’œuvre classique de Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’États, op. cit. mais aussi des ouvrages du XVIIe siècle tels que J. de Silhon, Le Ministre d’Estat, Paris, 1631 et J. de Sirmond, Le coup d’État de Louis XIII, Paris 1631. Voir aussi Y.-M. Bercé, « Les coups de majesté », in Complots et conjurations dans l’Europe moderne, Rome, École française de Rome, 1996.
  • [6]
    Sur ces aspects, cf. Michel Senellart, Machiavélisme et Raison d’État, PUF, Paris, 1989, en particulier les parties consacrées à l’analyse du Policraticus de Jean de Salisbury. En continuité avec des thèses énoncées par Foucault, sur lesquelles je reviendrai à la fin de ces pages, Senellart montre que sous le concept de raison d’État se sont affrontées, dès le XVIe siècle, deux formes distinctes de rationalité, l’une guerrière, l’autre économique. L’auteur fait remonter ses analyses au Moyen Âge pour montrer que la question de la raison d’État ne surgit pas avec Machiavel, mais qu’elle est inscrite dans une longue évolution et tradition qui donne lieu, d’une part, à la raison d’État telle que nous la retrouvons dans l’œuvre de Giovanni Botero, et, d’un autre coté, au concept de nécessité et ratio status au centre de l’œuvre de Machiavel. Voir aussi, du même auteur, Les Arts de gouverner. Du regime médiéval au concept de gouvernement, Des Travaux/Seuil, Paris 1995. Cf. aussi Michail Stolleis, Staat und Staatsräson in der frühen Neuzeit, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main 1990 ; Id., « L’idée de la raison d’État de Friedrich Meinecke et la recherche actuelle », in Raison et déraison d’État, op. cit., p. 11-39. Une perspective différente sur ces parcours se trouve dans les analyses de Maurizio Viroli, « The Revolution in the Concept of Politics », in Political Theory 20, no 3 (1992), p. 473-495 ; l’auteur s’appuie aussi sur l’étude de Gaines Post, Studies in Medieval Legal Thought, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1964. Voir aussi Maurizio Viroli, From Politics to Reason of State : The Acquisition and Transformation of Language of Politics, 1250-1600 (Cambridge and New York, Cambridge University Press, 1992). Dans le débat actuel, occupent une place particulière les analyses de Miguel Vatter, « The Idea of Public Reason and the Reason of State. Schmitt and Rawls on the Political », in Political Theory, 2008 (vol. 36, n° 2), p. 239-271.
  • [7]
    Giorgio Agamben, État d’exception, Seuil, Paris, 2003, ch. 1.
  • [8]
    Carl Schmitt, Théologie Politique. Gallimard, Paris, 1988, p. 15. Pour une discussion du concept d’exception dans l’œuvre de Schmitt, qui prend aussi en compte, en même temps, la notion de raison d’État au XVIe siècle et, en particulier, l’œuvre de Naudé, voir Julien Freund, « La situation exceptionnelle comme justification de la raison d’État chez Gabriel Naudé », in Staatsräson : Studien zur Geschichte eines politischen Begriffs, Berlin, Dunker & Humblot, 1975, p. 141-164. Voir aussi Y. C. Zarka, « Raison d’État, maximes d’État et coups d’État chez Gabriel Naudé », in Id. Raison et déraison d’État, PUF, Paris, 1994, p. 152-169.
  • [9]
    Sur ces points voir aussi la préface d’Étienne Balibar à la traduction française du texte de Schmitt : Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes : Sens et échec d’un symbole politique, Seuil, Paris 2002. Voir aussi Ottavio Marzocca, Perché il governo. Il laboratorio etico-politico di Foucault, Manifestolibri, Roma 2007, p. 100-101. Je me permets de renvoyer aussi à mon article « Il potere sovrano e la nuda vita », in Paradigmi, XIV, n° 41, 1996, p. 421-430, pour l’analyse du principe schmittien de Ausnahmezustand et pour une comparaison avec les thèses discutées par Agamben dans son livre Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Einaudi, Torino 1995.
  • [10]
    Giorgio Agamben, État d’exception, op. cit.
  • [11]
    Walter Benjamin, Critique de la violence, Payot, Paris, 2012.
  • [12]
    Une discussion passionante de ces thèmes se trouve dans l’étude de Jens Bartelson, « Making Exceptions. Some Remarks on the Concept of Coup d’Etat and its History », in Political Theory, vol. 25, n° 3, 1997, p. 323-346. Voir aussi Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Gallimard, Paris, 2000.
  • [13]
    Cf. Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000. Aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, « Réflexions sur l’essence et le fonctionnement de la monarchie classique (XVIe-XVIIe siècles) » in Henry Méchoulan (ed.), L’État baroque. Regards sur la pensée politique de la France du premier XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1985, p. IX-XXXV. Voir aussi Roland Mousnier, Les XVIe et XVIIe siècles, Paris, PUF, 1953, en particulier livre 2, p. 161-368.
  • [14]
    Cf. Naudé, Considérations…, op. cit., Voir aussi Carlos Gòmez, « Estudio Preliminar », in Naudé, Consideraciones politicas sobre los golpes de Estado, Madrid, Tecnos, 1998, pour situer l’œuvre de Naudé dans el siglo d’or.
  • [15]
    John Locke, Le deuxième traité du gouvernment, PUF, Paris, 2007, §197, §§226-227.
  • [16]
    Pour situer l’œuvre de Naudé dans son temps voir aussi les études de René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1983, p. 156-178 ; p. 245-270 ; p. 442-476 ; p. 539-575. Yves Zarka, Raison d’État, maximes d’état et coups d’État chez Gabriel Naudé, op. cit., p. 152-169. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, Paris, Didier, Librairie-éditeur, Paris, 1854, t. II (paru aussi in G. Naudé, Considérations…, éd. établie par Frédéric Marin et Marie-Odile Perulli, éd. Le Promeneur, de Paris, 1988).
  • [17]
    Giovanni Botero, Della Ragion di Stato, Donzelli, Roma, 1997. Cf. aussi F. Chabod, « Giovanni Botero », in Id., Studi sul Rinascimento, Torino, 1967 et aussi « Botero, Giovanni » in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma 1971, XIII, p. 352-362. Romain Descendre, « Raison d’État, puissance et économie. Le mercantilisme de Giovanni Botero », in Revue de Métaphysique et de Morale, 2003/3, n° 39, p. 311-321. Sur ces thèmes cf. aussi Christian Lazzeri et Dominique Reynié, Le pouvoir de la raison d’État, Paris, PUF, 1992, et des mêmes auteurs, La raison d’État : politique et rationalité, Paris, PUF, 199
  • [18]
    Cf. J.G.A. Pocock, The Machiavellian Moment : Florentine Political Thought and the Atlantic Tradition, Princeton University Press, Princeton 1975, p. 160 ss.
  • [19]
    Cf. M. Senellart, Machiavélisme et Raison d’État, op. cit.
  • [20]
    Le concept de « prudenza politica » est analysé par Gianfranco Borrelli dans son livre Ragion di Stato e Leviatano (Bologna, Il Mulino, 1993). Voir aussi, Id., (ed.,) Ragion di Stato : l’arte italiana della prudenza politica (Napoli, Istituto italiano per gli studi filosofici ; Archivio della ragion di Stato, 1993) ; Id., Non far novità : alle
  • [21]
    Sur ces aspects cf. aussi l’analyse de Jean Terrel, dans son Politiques de Foucault (Paris, PUF, 2010).