Captifs, otages, corsaires et terroristes : le discours méditerranéen à travers les disciplines
1La notion de « migration des idées » évoque la circulation des concepts dans l’espace et le temps, ainsi que les transformations sémantiques ou sémiologiques que subissent ces concepts en traversant les frontières culturelles ou politiques. Mais ces frontières et les pays ou territoires qu’elles délimitent sont elles-mêmes conceptuelles et instables. La répartition du monde en régions change au gré du temps et en relation avec de nombreuses variables. Si les concepts traversent les frontières, ces dernières se déplacent aussi, non seulement avec le temps mais aussi selon les domaines de recherche, car les différentes disciplines cartographient le monde différemment, reconnaissant différentes lignes de partage. La géographie conceptuelle de la « Méditerranée » a été particulièrement mouvementée, recouvrant, à différentes époques, idées et pays divers.
2L’idée d’une région méditerranéenne, ainsi qu’un certain nombre d’idées connexes et de concepts de rechange sont donc à interroger.
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3L’idée que la Méditerranée forme une aire culturelle bien définie a connu des vogues récurrentes depuis au moins les années vingt. Les critiques de cette notion parlent de « méditerranéisme », établissant un parallèle avec l’« orientalisme » tel qu’il a été défini par Edward Said [1]. Mais les discours méditerranéens sont en réalité multiples, et il serait plus approprié de parler au pluriel de « méditerranéismes ». Dans certains cas, insister sur l’unité environnementale, sociale et culturelle de la région méditerranéenne implique la création d’une zone homogène d’altérité à la périphérie de l’Europe. L’anthropologue américain Michael Herzfeld, l’un des critiques les plus persévérants du méditerranéisme, reproche à ses confrères d’avoir affirmé les stéréotypes sur la Méditerranéee – par exemple, que la culture méditerranéenne est fondée sur des codes d’honneur et de honte ou bien qu’elle navigue entre l’austérité et la sensualité – au lieu d’analyser la production et la diffusion de ces idées reçues [2]. Selon l’historienne Julia Clancy-Smith, la représentation des peuples méditerranéens comme un groupe homogène, différent des Européens du nord, remonte au XIXe siècle et n’est pas sans rapport avec l’apprivoisement de la mer qui a suivi l’invention des bateaux à vapeur [3]. À cette époque, les voyageurs et observateurs européens commencent à commenter le caractère primitif des populations, relevant les rapports familiaux et sociaux défectueux – clientélisme, subordination des femmes, mariage endogame – ainsi que la place primordiale occupée par la religion. Selon Clancy-Smith, dans les dernières décennies du siècle la racialisation des «Arabes» dans le cadre de la politique coloniale a mené à leur exclusion de la catégorie des peuples méditerranéens. Une hiérarchie d’altérité s’est donc établie, avec les musulmans au bas de l’échelle. La dynamique est familière : postuler l’unité de certains groupes humains entraîne l’exclusion d’autres.
4Mais si le méditerranéisme a contribué à la construction d’une zone d’altérité aux frontières de l’Europe, il a été mobilisé, à d’autres moments, à des fins opposées, c’est-à-dire, pour affirmer la filiation entre l’Europe occidentale et l’antiquité grecque ou latine, ou pour forger des liens dans le cadre d’un empire colonial. Ces deux faces du méditerranéisme apparaissent également dans les discours critiques. Herzfeld, par exemple, constate que la Méditerranée, comme d’autres catégories géo-culturelles [culture area concepts], est propice à la production et à la reproduction de stéréotypes. Mais il fait valoir également que les stéréotypes méditerranéistes ressemblent moins au discours sur l’autre décrit par Edward Said qu’à un ensemble de « pratiques » ou de « stratégies » multilatérales [4]. Selon ce modèle, les pays ou les sujets « méditerranéeens » affirment leur «méditerranéité» lorsque cela va dans le sens de leurs intérêts politiques, économiques ou culturels [5]…
5Dans le contexte français, le méditerranéisme a atteint son apogée dans les années trente. À cette époque de nombreux penseurs et écrivains se tournent vers la Méditerranée pour appuyer des théories nouvelles, porteuses de transformations disciplinaires. L’historien Fernand Braudel, figure fondatrice de l’école des Annales, fait appel à l’unité environnementale de la région méditerranéenne pour étayer ses arguments en faveur d’une histoire socioéconomique orientée vers la longue durée et contre l’histoire « événementielle », politique ou diplomatique, qu’il qualifie de superficielle [6]. Dans un autre cadre disciplinaire, l’anthropologue Germaine Tillion – future opposante au nazisme, tout comme Braudel – évoque l’unité humaine de la Méditerranée dans son étude, Le Harem et les cousins [7]. Déployant l’anthropologie sociale de son mentor, Marcel Mauss, et les nouvelles théories de la parenté, Tillion rejette les oppositions établies entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée et entre le christianisme et l’islam, soulignant plutôt les ressemblances au niveau du statut social des femmes et des pratiques matrimoniales. Tillion fait observer que le port du voile et la claustration des femmes ne sont pas propres à l’islam. Elle souligne en outre l’ambivalence de ces pratiques, qui, selon elle, relèvent en partie des droits de succession dont jouissent les femmes dans les cultures de la région méditerranéenne.
6Ces différentes perspectives sur l’unité méditerranéenne – et l’on pourrait en citer d’autres exemples, dont les écrits de Paul Valéry, nommé en 1933 directeur du nouveau Centre universitaire méditerranéen de Nice – ne sont pas pour la plupart examinées dans le contexte historique de la présence française sur les deux rives de la Méditerranée, c’est-à-dire dans le cadre de l’empire français. Braudel, par exemple, est reconnu comme un important novateur historiographique, un pionnier dans le domaine de l’histoire socioéconomique et dans le rapprochement de l’histoire et de la géographie, mais ses ouvrages sont rarement replacés dans le cadre du discours colonial, malgré le fait qu’il a passé la première décennie de sa carrière d’enseignant (de 1923 à 1932) en Algérie, au Lycée de Constantine. Dans son œuvre phare, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [8], Braudel insiste sur la proximité entre Marseille et Alger, qui sont à 740 kms de distance et dont la différence moyenne de température est de 4°C. Les ressemblances et affinités entre les rives nord et sud de la Méditerranée, atténuent, selon Braudel, le choc de la rencontre coloniale. Il souligne les différences entre la colonisation des Amériques et celle de la Méditerranée et affirme que dans ce dernier cas, « Coloniser… c‘est avoir les mêmes arbres, les mêmes plantes, les mêmes paysages devant les yeux, les mêmes nourritures sur sa table [9]. » Abordant la colonisation du point de vue du « colonisateur », par exemple de l’Européen en Afrique du nord qu’il a été lui-même à un moment donné, il ne prend pas en compte le dépaysement bien concret du « colonisé ».
7Mais le méditerranéisme des années trente a été adopté aussi par un groupe d’intellectuels pour qui les enjeux coloniaux du discours étaient évidents : les écrivains associés à « l’école d’Alger ». En Algérie à cette époque, la notion de la culture méditerranéenne attire ceux qui cherchent à dépasser la fracture coloniale et à trouver des sources d’unité parmi une population de diverses origines. Dans cette perspective, plusieurs revues et collections de livres sont fondées, dont Rivages (1938-1939) et la Revue de la Méditerranée, créée par un historien de l’art de la Faculté d’Alger, Jean Alazard. Le libraire-éditeur Edmond Charlot établit en 1936 la collection « méditerranéenne », laquelle publie Albert Camus, René-Jean Clot et Gabriel Audisio, entre autres. Mais si les intellectuels associés à ces différentes initiatives ont maintenu une attitude critique vis à vis du régime colonial, leur conception de la « Méditerranée » reste très limitée, signifiant essentiellement la réunion de différentes cultures de l’Europe du sud en Afrique du nord.
8Dans ses écrits des années trente, Gabriel Audisio expose une vision de la Méditerranée qui s’oppose à celle de la génération précédente [10]. Rejetant le méditerranéisme « latin » de Louis Bertrand, une vision hiérarchique des peuples méditerranéens qui se rapproche du fascisme italien [11], Audisio insiste sur la fusion des peuples méditerranéens et notamment sur le caractère hybride de la population algérienne. Mais la place de la culture et de la langue arabe dans ce mélange ne va pas sans poser problème et Audisio finit par prétendre que l’arabe est aussi étranger à l’Algérie que le français et que la seule langue qu’on pourrait qualifier d’originaire est le Tamazight [12]. Le Méditerranéisme, dont Audisio loue la vocation universelle, devient dans ce contexte un moyen d’éviter l’élaboration d’une identité algérienne propre.
9Une dynamique similaire se dessine dans les écrits d’Albert Camus. Dans une conférence intitulée « La Culture méditerranéenne – la nouvelle culture indigène », prononcée à l’inauguration de la Maison de la Culture à Alger en 1937, celui-ci oppose l’idéologie de la Méditerranée « latine », associée à la droite française et italienne, au Méditerranéisme « grec », aligné avec les positions de la gauche [13]. Mais le véritable enjeu, pour Camus, est de peindre l’Algérie française comme locus, voire comme le locus, de la culture méditerranéenne. Il déclare, dans cette optique, que L’Afrique du nord est le seul pays où l’orient et l’occident se rencontrent et il semble célébrer cette hybridité fructueuse. Mais si Camus s’écarte d’une perspective coloniale hiérarchique, il reste aussi éloigné qu’Audisio de toute reconnaissance de la composante arabe de l’identité algérienne. Aussi s’empare-t-il de la catégorie de Méditerranée non seulement pour s’opposer au binarisme raciste de la société coloniale, mais aussi pour nier la possibilité d’une identité algérienne spécifique. Dans le titre de sa conférence la catégorie coloniale de « l’indigène », qui correspondait historiquement à « arabe » ou au « musulman » (les juifs de l’Algérie ayant été reconnus comme des « citoyens » français sous l’égide du Décret Crémieux de 1870), est réaffectée pour signifier « d’origine méditerranéenne ». Par ce geste les sujets d’origine espagnole, italienne, maltaise et française sont reconnus comme étant des « indigènes » et la violence d’un régime qui avait divisé la population en citoyens et indigènes est effacée.
10L’incapacité de Camus de re-penser l’Algérie autrement que comme une société hybride à la composante dominante franco-méditerranéeenne explique son refus, lors de la Guerre d’indépendance, de se rallier au Front de libération nationale. Dans le dernier de ses écrits publiés sur l’Algérie, Algérie 1958, il continue à nier l’existence d’une nation algérienne et met en garde contre la montée de l’influence russe ou égyptienne dans la région [14]. Si, durant les années trente, Camus avait soutenu un méditerranéisme gréco-français contre les ambitions italiennes et allemandes, à la fin des années cinquante il l’a redéployé contre le communisme soviétique et le panarabisme. Ses déclarations ont fait écho, sur le plan politique, à celles de François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur, qui, lors du début de la crise algérienne en 1954, évoquait le « droit » de la France de « maintenir son pouvoir et sa présence » en exerçant son « destin méditerranéen [15] ».
11Une conception moins eurocentrique de la Méditerranée commence à voir le jour dans les œuvres et projets éditoriaux d’Emmanuel Roblès, qui publie les textes d’Algériens d’origine musulmane, dont Kateb Yacine et Mohammed Dib, dans la revue Forge, fondée en 1947 et, à partir de 1951, dans la collection méditerranéenne des Éditions du Seuil. Celle-ci publie, entre autres, Le Fils du pauvre (1954) de Mouloud Feraoun et Nedjma (1956) de Kateb Yacine. Mais même ces tentatives d’élargir le concept de la Méditerranée aux cultures arabes ou musulmanes n’échappent pas au paternalisme. Les textes d’auteurs algériens musulmans ont été édités et ou préfacés de manière autoritaire et classés comme des documents ethnographiques révélateurs d’une mentalité arabe [16].
12Le méditerranéisme français des années trente-cinquante, lié à la volonté de re-légitimer la présence française au Maghreb, s’est estompé après la Guerre d’Algérie. Pendant les années 1960-1980 la France a surtout été préoccupée par sa place au sein de la communauté européenne. Depuis les années quatre-vingt-dix cependant, le méditerranéisme connaît une résurgence, à la fois dans le domaine politique et économique et dans celui de la culture. De nombreuses initiatives politiques, dont le Forum méditerranéeen (1988-1992) et la plus récente l’Union pour la Méditerranée (UPM), inaugurée en 2008 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, témoignent de la volonté de la France de jouer un rôle de premier plan dans la région. Comme l’explique Jean-Robert Henry, le « mythe » de l’unité méditerranéenne « a été avancé régulièrement dans les périodes de tensions… comme moyen de dépasser et de sublimer les conflits [17] ». Alors à quelles tensions ou conflits le méditerranéisme actuel répond-il ? Nous pouvons discerner plusieurs éléments. Il est légitime de penser que la France cherche à démontrer sa puissance en Méditerranée pour faire contrepoids à la domination allemande de l’Europe, une dynamique semblable à celle des années trente. Selon Hayète Chérigui, le méditerranéisme diplomatique sert aussi à masquer l’échec des politiques de coopération avec les anciennes colonies, dont l’Algérie et le Liban, et la disparition des zones d’influence française au Maghreb et au Machreq [18]. L’Union pour la Méditerranée, qui regroupe aujourd’hui 43 pays, dont tous les états-membres de l’Union européenne, a pour mission de dépolluer la Méditerranée et de soutenir le développement des énergies alternatives, particulièrement l’énergie solaire, d’améliorer les communications et les routes maritimes et de favoriser les échanges commerciaux et académiques, d’où la création de l’Université Euro-med en Slovénie (EMUNI) et l’initiative de créer un deuxième campus au Maroc. Si l’on peut penser que les questions de sécurité : la lutte contre le terrorisme international, la surveillance des mouvements islamistes… ne sont pas étrangères au projet de l’Union, force est de constater que les sujets non-consensuels comme l’immigration, la nature des régimes politiques des états membres, le conflit israélo-palestinien et l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne figurent pas dans la plate-forme de l’UPM. Les autorités turques se montrent particulièrement sceptiques face à deux buts inavoués de l’organisation : arrêter les flux migratoires des pays du Sud vers l’Union européenne et écarter la Turquie des négociations d’adhésion à l’Union européenne, tout en lui offrant une contrepartie [19].
13Les projets récents autour de la Méditerranée s’étendent aussi au domaine de la culture. La création de centres universitaires, revues, colloques et prix littéraires « méditerranéens » semble confirmer l’existence d’une aire culturelle qui inclut le sud de la France – siège du Centre universitaire méditerranéen (Nice) et du Campus méditerranéen de Sciences-Po (Menton) entre autres – les pays européens voisins et les anciennes colonies du Maghreb et du Machreq. Si ce regroupement n’est pas unilatéral – comme le fait observer Herzfeld, le méditerranéisme n’est pas simplement un discours sur l’autre, à l’instar de l’orientalisme – les initiatives émanant de la région. Un bon exemple de cette dynamique est fourni par le Prix Méditerranée, créé en 1984 par le Centre méditerranéen de littérature de Perpignan. Ce prix récompense le meilleur roman consacré à « l’espace culturel entre les différents pays dont la Méditerranée est le creuset [20] ». Mais il faut préciser que le prix est accordé au meilleur roman méditerranéen francophone et qu’il existe un deuxième prix, le Prix Méditerranée étranger, qui récompense un texte sur la Méditerranée qui a été traduit en français !
14Comme on l’a vu plus haut, le méditerranéisme passe de mode puis resurgit, étant déployé comme une stratégie par des pays ou groupes qui ont des raisons d’affirmer ou de promouvoir l’unité de la région ou la diversité des rapports transnationaux. Le méditerranéisme a aussi des ancrages disciplinaires. La catégorie de Méditerranée est peu utilisée dans certaines disciplines, telles que les sciences politiques et la sociologie, alors qu’elle est très présente dans d’autres, dont l’anthropologie, l’histoire et (dans une moindre mesure) les études littéraires. Ces différences s’expliquent en partie par l’investissement ou désinvestissement de ces disciplines dans les cadres interprétatifs nationaux. Le discours méditerranéen peut, en effet, comporter une analyse critique du nationalisme académique ainsi que des « area studies » [études de région] inaugurées pendant la Guerre froide. La Méditerranée semble offrir la possibilité de surmonter les oppositions entre l’Europe et le Moyen Orient, le Nord et le Sud, qui sont entérinées par les sciences politiques et les relations internationales.
15Depuis les années quatre-vingt-dix, la Méditerranée est redevenue un concept important dans le domaine de l’histoire. Ce renouveau a pourtant été caractérisé par une réflexion sur les affirmations passées et présentes de l’unité Méditerranéenne. Dans leur livre provocateur The Corrupting Sea : a Study of Mediterranean History [21], Peregrine Horden et Nicolas Purcell défendent l’idée que la Méditerranée constitue une région définissable contre les critiques du méditerranéisme (dont M. Herzfeld). Pour ces auteurs, l’identité méditerranéenne relève non pas d’une essence commune mais de la densité historique des échanges et de la fréquence du changement. Ils définissent la Méditerranée donc en termes d’interactionnisme.
16L’un des enjeux principaux des travaux historiques dans ce domaine a été de reconnaître la rive nord et la rive sud de la Méditerranée comme formant un espace unifié, sans pour autant nier l’existence de divisions et de conflits. D’où la publication de plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la piraterie et de la captivité dans le monde méditerranéen. L’on peut citer, entre autres, Captives : Britain, Empire and the World, 1650-1899 de Linda Colley [22], plusieurs ouvrages de Nabil Matar, dont Britain and Barbary, 1589-1689 [23], le livre collectif, Piracy, Slavery and Redemption [24], Captives and Countrymen : Barbary Slavery and the American Public, 1785–1816 de Lawrence A. Peskin [25], Captives and Corsairs : France and Slavery in the Early Modern Mediterranean de Gillian Weiss26, Renegade Women : Gender, Identity, and Boundaries in the Early Modern Mediterranean de Eric Dursteler [26], Christian Slaves, Muslim Masters: White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast and Italy, 1500-1800 de Robert C. Davis [27], White Slaves, African Master s: An Anthology of American Barbary Captivity Narratives [28], publié sous la direction de Paul Baepler, et White Women Captives in North Africa : Narratives of Enslavement, 1735-1830 de Khaled Bakkaoui [29]. Tirant parti de l’intérêt croissant pour ces sujets, les « Classiques Garnier » ont fait publier une collection rétrospective des écrits de l’historien Michel Fontenay, un étudiant de Fernand Braudel et un grand spécialiste du commerce et de la course en Méditerranée. Cet ouvrage, publié sous le titre La Méditerranée entre la Croix et le Croissant : navigation, commerce, course et piraterie (XVIe–XIXe siècle) [30], lance une nouvelle collection de livres, « Les Méditerranées ». Fontenay fut l’un des premiers historiens à rompre avec une historiographie qui représentait la course et la capture d’esclaves comme le domaine exclusif de corsaires « barbaresques » musulmans. Ses ouvrages détaillent la participation d’agents européens chrétiens tels que les membres de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem.
17Au centre de la réflexion historique sur la « Méditerranée » se trouvent les figures jumelées du corsaire et du captif. Ce couple incarne les fractures du monde méditerranéen, mais aussi sa porosité : ses différents modes d’interpénétration, de communication, de traduction et de conversion. Les historiennes Linda Colley et Gillian Weiss ont fait observer que le concept de l’esclavage est désormais identifié à la traite atlantique, et que l’on a tendance à oublier l’existence d’autres contextes et formes de servitude. Elles montrent que dans le monde méditerranéen des XVIe et XVIIe siècles, les concepts de l’esclave (sclavus) et du captif (captivus) étaient plus ou moins interchangeables. La captivité, regardée comme un malheur, était souvent inscrite dans l’histoire du conflit entre la Croix et le Croissant. En Europe, plusieurs ordres religieux avaient pour vocation le rachat de chrétiens tenus en esclavage dans l’Empire ottoman. Avec l’avènement de l’esclavage colonial à fondement racial, les puissances européennes, dont notamment la France et la Grande-Bretagne, ont commencé à trouver la captivité de leurs sujets en Afrique intolérable, et elles se sont efforcées de l’éradiquer. Linda Colley attire l’attention sur les paroles de la chanson patriotique « Rule Britannia », qui, à partir de 1740, proclame « Rule, Britannia ! rule the waves, Britons never will be slaves » [Régnez donc, Bretagne, maîtresse des flots; Car jamais tes enfants ne seront esclaves]. La lutte contre l’esclavage barbaresque allait fournir, au XIXe siècle, un argument important en faveur de la conquête et la colonisation de l’Afrique. À partir du XVIIIe siècle, les concepts d’esclave et de captif connaissent des évolutions distinctes : ils « migrent » dans des directions différentes. Le premier est associé à l’Atlantique, le dernier au monde méditerranéen. Les travaux historiques récents, cependant, rappellent l’équivalence entre ces concepts dans le monde méditerranéen au début des temps modernes.
18Mais à côté de la question historiographique du rapport entre esclaves et captifs et entre discours atlantique et discours méditerranéen, on peut soulever une autre question concernant les modalités actuelles de la captivité en Méditerranée. Le pirate et le captif d’antan rappellent, à certains égards, deux figures-clés des discours politiques et culturels contemporains : le terroriste et l’otage. Ces derniers, comme le couple corsaire/captif, emblématisent la zone de contact entre chrétiens et musulmans, souvent examinée à partir de la perspective des rapports de force. Si ces couples parallèles ne sont pas souvent mis en relation, c’est sans doute parce que l’un est associé à la région géopolitique de la Méditerranée, l’autre à celle du Moyen-Orient et parce que l’un tombe sous l’égide de l’histoire, l’autre sous celle des sciences politiques. Comme M. Herzfeld le fait observer, les discours disciplinaires sont « situés » : les méthodologies et les théories sont élaborées à partir de contextes historiques et géographiques spécifiques ou de terres de prédilection [31].
19Comme nous l’avons signalé plus haut, les politologues n’ont pas, pour la plupart, embrassé la catégorie de la Méditerranée. Ils ont, d’ailleurs, manifesté peu d’intérêt pour l’Afrique du nord, considérée comme extérieure au Moyen-Orient et à ses conflits emblématiques. Ce n’est que récemment, à la suite des bouleversements politiques du « printemps arabe », que le Maghreb est rattaché au Moyen-Orient dans les discours des politologues [32]. En revanche, beaucoup d’historiens ont adopté la catégorie de la Méditerranée justement pour contourner le nœud de tensions associé au Moyen-Orient et pour éviter la projection de ces oppositions sur le passé.
20Dans quelle mesure la décision de se pencher sur la Méditerranée repose-t-elle sur « un mythe de conciliation » et sur une « négation symbolique des conflits », selon l’expression de Jean-Robert Henry [33] ? Que signifie d’ailleurs le fait de se pencher sur le sort des captifs (rachetables) et sur les exploits des corsaires (sujets à la conversion) à une époque de terroristes et d’otages ? Si ces questions n’admettent pas de réponse générale, elles signalent néanmoins l’importance de reconnaître, non seulement les enjeux politiques de concepts géopolitiques tels que la Méditerranée et le Moyen-Orient, mais aussi leur articulation avec les sensibilités disciplinaires.
Notes
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[1]
Orientalism, New York, Vintage Books, 1978.
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[2]
Michael Herzfeld, « The Horns of the Mediterraneanist Dilemma », American Ethnologist 11, 1984, p. 439-454.
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[3]
Julia Clancy-Smith, Mediterraneans : North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800-1900, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 10.
-
[4]
« Practical Mediterraneanism : Excuses for Everything from Epistemology to Eating » in Rethinking the Mediterranean, édité par William V. Harris, Oxford, New York, Oxford University Press, 2005, p. 45-63.
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[5]
Herzfeld fait observer que, malgré son important littoral méditerranéen, la France ne figure guère dans les anthologies classiques de l’ethnographie méditerranéenne : elle est rangée plutôt dans la catégorie des nations « du nord » : « impériales, universalistes et rationalistes » (« Practical Mediterraneans », p. 60). Mais si ce constat n’est pas sans fondement, il ne tient pas suffisamment compte des nombreux discours qui portent sur la France méditerranéenne ou qui caractérisent l’Algérie coloniale comme un creuset méditerranéen.
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[6]
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Colin, 1949.
-
[7]
Paris, Éditions du Seuil, 1966. Cette étude est basée sur le travail de terrain que Tillion a fait en Algérie avant la deuxième guerre mondiale.
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[8]
Paris, Colin, 1966 [première édition, 1949], p. 215.
-
[9]
Ibid., p. 216-217.
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[10]
Voir, entre autres, Héliotrope (1928), Jeunesse de la Méditérranée (1935) et Sel de mer (1936).
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[11]
Louis Bertrand, Le Livre de la Méditerranée, Paris, Plon, 1923.
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[12]
Gabriel Audisio, « L’Algérie littéraire » dans L’Encyclopédie coloniale et maritime, édité par Eugène Garnier, Paris, 1946, vol. 2, p. 247. Voir aussi l’analyse détaillée des écrits méditerranéanistes d’Audisio, Camus et Roblès faite par Seth Graebner dans History’s Place : Nostalgia and the City in French Algerian Literature, Lanham, Lexington Books, 2007, p. 191-251.
-
[13]
Sur le méditerranéisme de Camus voir Neil Foxlee, Albert Camus’s « The New Mediterranean Culture » : a Text and its Contexts, New York, Peter Lang, 2010.
-
[14]
«Algérie 1958», Actuelles III, chroniques algériennes (1939-1958), Paris, Gallimard, 1958.
-
[15]
Discours adressé à l’Assemblée nationale, Le Monde, 26 novembre, 1954.
-
[16]
Le Fils du pauvre, d’abord publié en 1950, a été réédité au Seuil en 1954, amputé d’une dernière partie qui dépeint la période de Vichy en Algérie. Cette réduction a favorisé la lecture ethnographique du texte. Nedjma fut publié avec une préface qui souligne le caractère typiquement arabe de sa temporalité narrative.
-
[17]
Jean-Robert Henry, « La France et le mythe meditérranéen » dans La Méditerranée en question : conflits et interdépendances, publié sous la direction de Habib El-Malki, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz ; Paris, CNRS, 1991, p. 197.
-
[18]
La politique méditerranéenne de la France : entre diplomatie collective et leadership, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 10.
- [19]
-
[20]
Sur le Prix Méditerranée voir : http://www.prix-litteraires.net/prix/39,prix-mediterranee.html
-
[21]
Malden, Massachussetts, Blackwell, 2000.
-
[22]
New York, Knopf, 2004.
-
[23]
Gainesville, University Press of Florida, 2005.
-
[24]
Publié sous la direction de Daniel Vitkus, New York, Columbia University Press, 2001.
-
[25]
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2009.
-
[26]
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2011.
-
[27]
Chicago, University of Chicago Press, 1999.
-
[28]
Chicago, University of Chicago Press, 1999.
-
[29]
New York, Palgrave Macmillan, 2010.
-
[30]
Paris, « Classiques Garnier », 2010.
-
[31]
Herzfeld, « Practical Mediterraneanism », p. 47.
-
[32]
Voir, par exemple, le livre de Hamit Bozarslan, Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2011, qui cherche à élargir le domaine couvert par le Moyen-Orient pour inclure le Pakistan, l’Afghanistan et l’Afrique du nord entre autres. Selon Bozarslan, ces nations partagent une histoire de gouvernements autoritaires, de rapports conflictuels avec l’Occident, et de mouvements islamistes.
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[33]
Henry, Ibid.