Le cri de la hyène : trans, cybermedia et post-pornographie
« Nature can be more inventive than culture. In the animal kingdom, there is one species which is utterly fascinating for me because it eliminates the opposition between male and female [1] »
1Cette parole qui accompagne des images de mammifères hirsutes au pelage fauve sert d’introduction à Gendernauts, un documentaire sur la question transgenre de Monika Treut. Avec son taux élevé de testostérone, la ressemblance de son clitoris à un pénis et son apparence costaude, la hyène tachetée (femelle) serait l’exemple d’un phénomène qui remet en cause la différence sexuelle [2]. Treut fait l’économie de nombreux traits de l’animal, son caractère charognard par exemple, afin qu’il puisse en tant qu’image opérer comme le paradigme d’une nature à x genres. Tout au long du commentaire de Treut, on entend la hyène, son rire, qui participe à l’image audiovisuelle. Le discours de la réalisatrice prend en charge l’image, mais quelque chose de l’audiovisualité échappe à la discursivité. L’image de la hyène, c’est aussi autre chose que ce que nous en dit la voix de Treut. Pour le bien du propos, cependant, le son inarticulé de l’animal s’articule au commentaire. La parole de Treut incite à voir et à entendre la hyène de cette façon là. L’équivocité du rire se résorbe alors qu’il sert d’illustration au discours. La hyène avec son rire semble se moquer des conventions de la représentation binaire du genre. Notre texte propose d’analyser une vidéo porno amateure trans comme l’image d’une moquerie similaire. TransWomen and Strap-ons [3] (que l’on désignera par l’acronyme TWaS), réalisée par Tobi Hill-Meyer, apparaît à la fois comme la raillerie des conventions du genre (sexuel et audiovisuel), et comme le lieu d’une résistance. On interrogera la manière dont cette vidéo donne à voir une critique de la binarité conventionnelle du genre à travers une critique de la pornographie comprise dans un sens générique. On montrera toutefois que cette critique, si elle conçoit le porno comme économie ne peut se limiter à rendre visible une image autre. Elle incite aussi à reconsidérer la vision de l’internaute. Cette reconsidération permet de jeter un autre regard sur son regard, différent du point de vue alarmiste et pathologisant auquel on nous a habitués.
2La mise en scène de l’amateur porno dans le cinéma non-x nous amène à croire que la pornographie appelle un tout autre spectateur et, avec lui, un tout autre regard. Même si le cinéma non-x intègre parfois le porno, il ne manque pas de souligner une altérité fondamentale dans la manière de voir, qui le sépare de l’obscénité pornographique. Le cinéma non-x répudie l’infidèle qui lui préfère les images obscènes. Il, l’x, lui et son œil hagard. Il fait de son regard un non-regard ; un manque d’égard, une vision bête sans discernement, mais aussi un acte primitif et bestial qui n’a rien avoir avec les yeux. Dans une scène de La Pianiste (2001), film réalisé par Michael Haneke, une professeure de piano regarde un peepshow dans une cabine de sex shop. Comme si elle choisissait son snack dans un distributeur automatique, elle sélectionne une lettre. La junk visuelle surgit anonyme et sans ambages, sans titre, début ni préliminaire. Le pornospectateur n’est jamais montré comme un amateur averti. À la différence du cinéphile gastronome, c’est un goinfre misérable. À la place des yeux amoureux figure une gueule vorace. Il est un pornophage. Dans le film Shame, réalisé par Steve McQueen, l’appareil privilégié pour assouvir la dépendance honteuse de Brandon est un ordinateur portable. Shame expose ainsi une mobilité nouvelle, un cyberespace sur lequel on peut se brancher virtuellement partout, en tout temps.
3La figure de l’accro de cyberporn éveille, au cinéma et ailleurs, « the danger of the dissolution and fusing of man into machine, or perhaps, man into “network [4]”. » Le regard de l’internaute risque de se retourner contre lui. Il s’expose au danger d’être à son tour dévoré, assimilé à la machine qu’il devait pouvoir commander à distance. Internet est fréquemment considéré comme un dangereux vortex destructeur, mais on le conçoit aussi comme un lieu facilitant l’expression sexuelle [5]. Les expressions des identités et des pratiques sexuelles sur le web relèvent d’une polymorphie qui défie toutes les entreprises de catalogage.
4L’industrie porno en ligne valorise « une catégorisation sans cesse renouvelée des fétichismes [6] ». Sur plusieurs sites [7], les entrées du Psychopathia sexualis semblent mises à profit pour nommer différents canaux regroupant des clips. La gynandromorphophilie, l’amour pour les hommes aux formes femelles, est investie par la catégorie she-male. Instiguée par Joey Silvera, réalisateur des séries Rogue Adventures et Big Ass She-Male Road Trip, la she-male porn est introduite au début des années quatre-vingt-dix [8]. Karine Espineira rappelle qu’avant de signifier une trans MTF (male-to-female) le terme « she-male » désignait au xixe siècle une femme agressive « qui se fâche, qui s’énerve, qui s’impose [9] ». Puis, à partir du xxe siècle, le mot sert à décrire péjorativement « les travailleuses du sexe hormonées et non opérées [10] ». C’est cette image putassière de la transsexualité que la she-male porn paraît avoir préféré mettre en scène. Espineira note la rareté d’un porno FTM (female-to-male [11]). Il semble que ce soit dans les marges, du côté des productions amateures, qu’il faille chercher la trans non she-male (MTF ou FTM). Ce porno marginal se retrouve sur des sites tels que QueerPornTube (QPT) qui se spécialisent dans la mise en ligne d’un contenu presque exclusivement amateur, généré par les utilisateurs qui y déposent des clips.
5QPT est un projet hébergé par Indie Porn Revolution (IPR). Créé en 2002 par Courtney Trouble, IPR s’est donné pour mission de produire, dans une attitude DIY (Do It Yourself [12]), un porno avec un casting totalement inclusif afin d’établir une communauté d’identités variées. QPT se présente comme la section gratuite de la compagnie IPR qui gère d’autres projets à buts plus ouvertement lucratifs. Cette initiative est née du désir de créer une véritable communauté porno accessible. Dans cette perspective, la gratuité aurait pour but de faciliter, pour les adultes appartenant à n’importe quelle classe, une participation au mouvement porno queer [13]. Cette « queerité » revendiquée ne permet-elle pas d’envisager les clips diffusés sous l’angle d’une post-pornographie ? « [C]ritique de la raison pornographique moderne occidentale [14] », la post-pornographie, selon Marie-Hélène Bourcier, vise à montrer « la dimension politique et normative [15] » du porno à l’aide de stratégies post-porn qui relèvent « d’une déconstruction et d’une dénaturalisation [16] ». Quel est l’objet de la critique post-porn au cinéma ? D’après quel porno se conçoit-elle ?
6En tant que genre cinématographique, le porno peut être compris selon une configuration formelle et thématique [17]. Le modèle d’analyse du genre sémantico-syntaxique de Rick Altman, par exemple, conçoit une complémentarité entre les éléments sémantiques et la structure dans laquelle ils sont disposés [18]. Dans Hard Core, Linda Williams emploie ce type d’approche afin d’étudier la pornographie filmique en tant que genre au cinéma. Elle dénote trois types d’« utopies » (séparée, intégrée et dissolue) qui présentent trois « syntaxes » articulant le monde du fantasme sexuel et le monde « réel [19] ». Le hardcore marque aussi l’émergence d’une particularité sémantique. Alors que les stag films du cinéma des premiers temps ont pour plan quintessentiel le « meat shot » (insert sur une pénétration), le porno à partir des années soixante-dix veut montrer « that not only penetration but also satisfaction has taken place [20] ». Trait sémantique sine qua non du hardcore, le money shot (spectacle de l’éjaculation masculine) apparaît « as the sense of an ending – for each heterosexual sex act represented [21] ».
7Si le money shot, noyau dur du hard, a perduré, le genre porno s’est développé en d’autres formes comme le gonzo, né dans les années quatre-vingt, avec la série de vidéos Buttman, réalisée par John Stagliano. Le terme « gonzo », employé pour décrire une certaine production vidéo rapide et peu coûteuse, renvoie au style journalistique de Hunter Thompson, « une forme de reportage où le journaliste participe aux événements qu’il couvre [22] »..Les vidéos de Silvera au début des années quatre-vingt-dix et plusieurs productions she-male récentes rendent compte d’une dimension participatoire qui, au cinéma, se traduit par une caméra subjective qui donne l’impression au spectateur de partager le point de vue de l’acteur. Si l’on tient compte des composantes du porno mises en évidence, comment, du point de vue générique, TWaS peut-il être qualifié de post-porn ?
8En raison de son inscription dans une stratégie queer, la déconstruction du porno à l’œuvre dans la vidéo est inséparable d’un travail sur le genre sexuel. Identité historique, constituée dans le temps et instituée à travers une répétition stylisée d’actes [23], le genre se définit comme une pratique citationnelle où le sujet convenable répond adéquatement aux normes assumées afin d’être intelligible. On pourrait penser que le sujet she-male des productions porno donne à voir la figure emblématique d’un trouble générique, mais ce sujet n’est pas moins intelligible parce qu’il apparaît inconvenable ; il peut toujours se comprendre à l’aune des normes qu’il veut subvertir. De plus, afin de parvenir au statut d’un sujet reconnaissable, son identité se consolide dans une répétition stylistique qui standardise sa représentation. Butler nous rappelle qu’à travers la répétition qui atteste de l’identité du genre, l’action qui la conteste peut toutefois avoir lieu dans « la possibilité d’une variation sur cette répétition [24] ». Cette variation peut s’incarner dans une performance parodique de la notion d’original [25]. Suscitant le rire, la parodie permet une autre attitude par rapport aux productions normatives qui deviennent comiques. Comment le clip TWaS cite-t-il parodiquement le genre porno ? Par quels moyens met-il en cause la représentation she-male ?
9Dans TWaS, le strap-on (dildo porté par un harnais) devient l’outil central pour le déploiement d’une contestation queer. Par le strap-on, se met en place une « déshemalisation » du corps trans. La vidéo s’appuie en partie sur la visibilisation d’un autre corps, en l’occurrence, plus butch que bimbo. Selon Hill-Meyer, cette identité de genre butch, communément connotée à la masculinité, lui sert à titre de descripteur non limitatif, ouvert aux contorsions, aux adaptations [26]. Associé au corps butch de Hill-Meyer, le strap-on n’est plus à concevoir comme le substitut d’un organe mâle pour des actions présupposées masculines. Il ne prétend pas copier le pénis de l’homme, car il devient, d’après les dires de Hill-Meyer, une composante d’une pratique lesbienne. La visibilisation de cet autre corps trans « déshemalisé » met à profit les traits stylistiques du porno amateur afin de bruiter, avec des sons et des images à basse résolution, les codes du gonzo she-male.
10Dans une perspective DIY, la vidéo récupère la caméra subjective du gonzo tout en modifiant le rapport participatif qu’elle préconise. Faite par la trans elle-même, la vidéo transforme le rapport d’extériorité entre filmant (non trans) et filmé (trans) [27]. Au début de la vidéo, lorsqu’elle s’adresse au spectateur via un regard caméra, Hill-Meyer s’objectifie à travers l’objectif au moyen d’une manette qui lui permet de manipuler en partie la réalisation de son autopornification. La petite masse noire pixelée qu’elle tient entre ses doigts figure son contrôle à distance des fonctions de prise de vue. Ce contrôle est pourtant loin d’être pur. La manipulation n’est ni transparente, ni univoque. Le phantasme de la prise en main de son image occulte l’ensemble des contraintes permettant cette autoreprésentation qui ne saurait équivaloir à une mainmise. Hors du discours de Hill-Meyer qui incite à concevoir son image comme le produit de sa volonté, la vidéo, sans mot dire, montre une prise de vue conditionnée par les capacités techniques de l’appareil. vers le milieu du clip, lorsqu’elle s’empare de la caméra qui était jusque-là installée devant elle, Hill-Meyer cadre dans un plan subjectif la performance orale de son/sa partenaire Briar. Au début de ce plan séquence, l’angle de la prise de vue suggère un axe reliant trois regards pour en faire un seul : celui de la caméra, celui du filmant et celui du spectateur. Puis, Hill-Meyer déplie son bras et positionne la caméra afin de varier le cadre et de capter de biais Briar qui caresse de ses mains les mamelons turgescents de sa poitrine et, de ses lèvres, le membre de silicone rosé. Le déploiement du bras brise l’axe et désarticule l’unité fictive des trois regards. La position de la caméra et son angle sont incongrus par rapport au regard de Hill-Meyer. Le décadrage et recadrage de la vidéo montre un regard subjectif désaxé et une subjectivité du regard construite, issue d’un rapport entre la main de la trans et l’« œil » mécanique. Le regard s’effectue d’un lieu inlocalisable ; il agit sans agent [28]. Le montage de la vidéo, remet aussi en question le genre porno du gonzo she-male.
11Au mode monstratif du gonzo, TWaS substitue le mode démonstratif d’une vidéo éducative. Dans une première séquence, Hill-Meyer explique les méthodes d’utilisations du strap-on et les types de harnais. La seconde séquence, démontre l’un des modes d’utilisation lors d’une fellation : la base du dildo repose sur l’os pubien, tandis que le pénis et les testicules pendent sous celui-ci, entre les deux bandes du harnais. Dans la dernière séquence, Hill-Meyer et Briar saluent les internautes. Le passage d’une séquence à une autre est marqué par un noir et un clic sonore qui figurent la coupure opérée à distance lors du tournage. La structure séquentielle circonscrit le plan séquence subjectif, en sein d’un discours, entre deux séquences où s’élabore une série d’énoncés. À la fin de la première séquence, une musique incarne le transport vers la scène plus pornographique, celle où s’explicite l’illustration de la technique fellatoire. Or, la scène porno ne mène pas à la clôture du money shot ; elle est suspendue au moyen d’une coupe. Coupé de la condition sine qua non porno, le clip paraît ainsi structurellement post-porn. Cependant, bien qu’elle masque l’image de la jouissance, la coupure anté-orgasmique ne la désinstitue pas forcément ; elle peut n’être que son ellipse. À l’exemple des performances du drag, capables d’exposer la parodie de la notion d’original, mais aussi d’être « domestiquées et circuler de nouveau comme des instruments de la domination culturelle [29] », la représentation d’une trans déshemalisée ou l’emploi de procédés techniques particuliers ne peuvent garantir une subversion post-porn. TWaS montre certes une action sur la construction générique mais, si l’on considère le genre comme effet d’un ensemble de normes, on peut se demander comment la performance générique peut effectivement remettre en cause l’économie normative qui produit le modèle sur lequel elle opère ?
12Au-delà de la structure des séquences qui articulent les plans ou du contenu que ceux-ci peuvent montrer, le porno se conçoit, d’un point de vue économique, en tant que dispositif. Dans son analyse du concept foucaldien, Agamben souligne que le dispositif implique un processus de subjectivation [30] ; il produit des sujets à partir de vivants qu’il met à sa disposition. La production de sujets est stratégique. Elle suppose « une certaine manipulation des rapports de forces [31] » pour répondre aux objectifs d’une économie, c’est-à-dire, d’une gestion utilitaire des comportements, des gestes et des pensées des humains [32].
13« [É]conomie dominée par l’industrie de la pilule, la logique masturbatoire et la chaîne d’excitation-frustration sur laquelle elle se fonde », le pharmacopornisme est le nom que donne Beatriz Preciado au dispositif porno qui s’est constitué historiquement après le mode capitaliste fordiste avec la mise au point de technologies particulières comme la contraception hormonale. Pour Preciado, le fondement énergétique du pharmacopornisme est la potentia gaudendi (puissance de jouir) ou force orgasmique [33]. Elle se définit comme la « puissance (actuelle ou virtuelle) d’excitation (totale) d’un corps [34] ». Le dispositif pharmacoporniste gère cette puissance, l’assujettit, dans un processus de sexualisation des corps qui opère une « division charnelle où chaque organe est défini par sa fonction [35] ». La puissance de jouir des corps sexuels chez Preciado renvoie à la potentia agendi (puissance d’agir) de Spinoza.
14Pour Spinoza, la puissance d’agir peut être diminuée par des affects de tristesse ou augmentée par des affects de joie. Affection passive d’un corps en ce qu’elle s’explique par un autre corps qui lui est extérieur, la joie enveloppe tout de même une « puissance d’agir réduite [36] ». Dans le cas de la joie, le second corps convient à la nature du premier. De leur rencontre, naît une composition de rapports et non une décomposition comme dans le cas de la tristesse. Le gaudium que l’on retrouve dans le jouir en puissance chez Preciado est défini par Spinoza comme une joie imprévisible [37]. La puissance de jouir s’accomplit par des rencontres fortuites. « [F]orce de transformation du monde en plaisir-avec [38] », la potentia gaudendi incite à l’agencement. Elle s’effectue dans un rapport d’extension [39] et non d’opposition au media.
15Sous la forme de la performance parodique, la vidéo semble revendiquer une réappropriation de la potentia gaudendi. Or, le geste performatif ne peut attester d’une récupération indubitable de la puissance de jouir comme s’il s’agissait d’un transfert de propriété. La force orgasmique n’est pas appropriable ; elle n’est le propre d’aucun agent particulier ; elle se déploie dans cette capacité du corps à s’agencer. La vidéo se présente comme une opération ludique qui met en jeu le gouvernement de la potentia gaudendi et qui tente de déjouer la chaîne de production du corps sexuel, disposé à jouir de telle façon. À la représentation she-male ithyphallique et éjaculatrice, elle préfère l’image d’une érection plastique et l’absence d’orgasme. Néanmoins, malgré ses attaques stylistiques par lesquelles se dégénèrent les constructions sémantico-syntaxiques, la vidéo à elle seule ne parvient pas à atteindre le stylobate de l’architecture du dispositif porno. La dissonance n’annihile pas la matrice du pharmacopornisme ; elle la prend comme appui pour s’en moquer et exposer la fiction de son austère originalité. Il est de notre avis que si l’on pose sur la vidéo un regard qui la réduit à un contenu représentationnel, produit par l’utilisation du médium comme outil, on rate le questionnement de l’économie de la potentia gaudendi. Afin de permettre cette remise en question, la considération de la vidéo doit déplacer le regard. Pour résister au calage de la puissance de jouir, pour augmenter la force orgasmique réduite à une puissance de faire éjaculer, il faut précisément faire avec le dispositif et ses media déjà instrumentalisés par le pharmacopornisme. La production de la puissance de jouir ne s’effectue pas à l’extérieur du dispositif conçu pour l’empêcher. Le regard résistant est possible car le cybermedia du dispositif pharmacoporniste possède, comme tout media, une ambivalence, une pharmaconicité.
16Dans le Phèdre, l’écriture est décrite comme un pharmakon, un « remède et/ou poison [40] ». Elle empoisonne la mémoire tout en remédiant à la remémoration [41]. Telle l’écriture, l’extensivité du cybermedia, qui dépasse l’étendue des distances entre les terminaux pour incorporer les rapports de prolongement qu’il compose avec les corps internautes, possède une « puissance ambiguë [42] ». Son espace de connections changeantes, sa toile de Pénélope, tient aussi « en réserve, dans son ombre et sa veille indécises, les différents et les différends que la discrimination viendra y découper [43] ».
17L’ambiguïté pharmaconique du cybermedia suggère que la gouverne nocive de la potentia gaudendi ne va pas de soi. À l’emprise du dispositif, le media réserve une surprise. Elle remédie au gouvernement de la puissance de jouir en rendant possible un autre rapport plus pornologique que pornographique. Supérieure au langage pornographique réduit à des mots d’ordre et des descriptions obscènes [44], la pornologie implique une perversion langagière, une certaine manière de faire avec le langage pour le détourner de son usage instrumental où il se limite à l’illustration de la perversion. Chez Masoch, par exemple, mots d’ordre et descriptions persistent, mais neutralisent l’obscénité. À travers le langage pervers s’opère une désexualisation de l’organe sexuel qui accompagne une resexualisation fétichiste [45]. Dans le régime visuel de la vidéo, cet autre rapport pervertissant le langage, prend la forme d’un autre regard qui résiste, « critique », c’est-à-dire qui ne se laisse plus tellement gouverner [46]. Cet autre regard permis par un autre rapport au media, critique, non plus l’image vue, mais le regard pornographisant du dispositif, la manière de (faire) voir qu’il a instituée. Ainsi, à même le plan le plus « pornographique » du clip TWaS s’exemplifie paradoxalement une « pornologie » du regard.
18Dans la séquence centrale, à travers le dérèglement de la vision instrumentale du media, s’immisce la possibilité d’une autre manière de voir, insituable, qui ne correspond à aucun point de vue et qui pervertit la visée subjective du dispositif pour donner à voir une incongruité, révélatrice de l’administration du regard. Dans la dislocation des perspectives, le « langage » audiovisuel saille, foudroyé par l’éclat d’une multitude de regards-cris, irréductibles à l’instrumentalisation. Hors de la volonté de quelconque agent, au-delà de la parole de Hill-Meyer, par exemple, ils dénient l’utilisation du media comme outil. La défonctionnalisation du media contamine le corps du sujet de la représentation. Sa voix ne supporte plus une fonction discursive ; elle n’est plus l’organe de la parole. La désarticulation du regard a lieu, dans ce plan dit « subjectif », au moment même où la parole du sujet laisse place au cri, la phrase emportée par le plaisir s’interrompt, les exclamations, les « pornoperformative vocalizations [47] »,,prennent le dessus sur les déclamations raisonnantes.
19Dans un roman de Masoch [48], à l’instar de la hyène de Treut, celle de Poussta vaut comme icône. Le personnage principal, Anna Klauer, est une représentation she-male – au sens qu’avait le mot au xixe siècle – de la froideur et de la cruauté. Cette femme qui entretient le masochisme des hommes jusqu’à les tuer pour prendre des bains dans leur sang, se fait appeler « hyène de la Poussta ». Alors qu’elle met en pièces les hommes et la loi qui les prédispose à la gouverner, la hyène rit. La répétition de son rire dans le tissu textuel génère et consolide sa terrible identité. Toutefois, la description de la hyène résiste à la tyrannie de sa représentation. Le texte qui identifie le personnage d’Anna Klauer à un despotisme meurtrier contient une ambiguïté qui remet en question cette identification. Il intègre une description excédentaire.
20Au-delà du mauvais rire auquel on voudrait la réduire, la hyène crie, s’indigne. Des cris variés prolifèrent. Les supplications, les plaintes et les pleurs débordent de la représentation despotique face à laquelle ils sont indignes. Dans TWaS, des regards inappropriables surviennent à l’excès en guise de cris. Nés d’une relation pornologique, perverse, ces regards en puissance ne sont pas ceux escomptés par les agents de la désorganisation sémantico-syntaxique ; ils interviennent de façon inespérée, contre toute attente. La manière de se tenir de travers par rapport aux effets du dispositif de l’économie porno, l’attitude post-porn qui affirme la puissance de jouir, demeurent toujours à la fois possibles et incertaines. On ne sait pas de quoi le corps, dans son rapport d’extension au media, est capable de jouir [49]. Ainsi, la post-porn, la critique du porno, apparaît moins au hasard d’une image de la jouissance qu’à la fortune d’une jouissance de l’image [50].
Notes
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[1]
« La nature peut être plus inventive que la culture. Dans le royaume animal, il y a une espèce qui me fascine tout particulièrement parce qu’elle élimine l’opposition entre le mâle et la femelle. » Monika Treut, Gendernauts : A Journey Through Shifting Identities, 1999, notre traduction.
-
[2]
Ibidem.
-
[3]
Tobi Hill-Meyer, « Trans Women and Strap-ons », http://queerporntube.com/watch_video.php?v=SHMBXGWAN2DO
-
[4]
« Le danger de la dissolution et de la fusion de l’homme avec la machine, ou peut-être, de l’homme avec le “réseau”. » Zabet Patterson, « Going On-line : Consuming Pornography in the Digital Era », p. 104-123, in Linda Williams, Porn Studies, Durham et Londres, Duke University Press, 2004, p. 105, notre traduction.
- [5]
-
[6]
Julien Servois, Le Cinéma pornographique, Paris, Vrin, 2009, p. 78.
-
[7]
Pornhub, Red Tube et You Porn pour nommer trois des plus achalandés, selon Alexa (http://www.alexa.com/topsites/global).
-
[8]
Jeffrey Escoffier, « Imagining the She/Male : Pornography and the Transsexualization of the Heterosexual Male », Studies in Gender and Sexuality, vol. 12, no 4, 2011, p. 268-281. <http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15240657.2011.610230#tabModule>
-
[9]
Karine Espineira, « Pornographie sur les trans ou porno trans ? Réflexions sur la pornographie trans » <http://www.observatoire-des-transidentites.com/pages/Pornographie_sur_les_trans_ou_porno_trans_-8651628.html>
-
[10]
Ibidem.
-
[11]
Katrien Jacobs remarque le cas exceptionnel de Buckangel qui s’affiche sur son site comme un « dude with a pussy » (Netporn : DIY Web Culture and Sexual Politics. Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2007, p. 100).
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[12]
« Faites-le vous-même ».
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[13]
« About Queer Porn Tube », http://queerporntube.com/view_page.php?pid=20
-
[14]
Marie-Hélène Bourcier. 2005. « Post-pornographie », p. 378-380, in Philippe Di Folco, Dictionnaire de la pornographie, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 378.
-
[15]
Ibidem, p. 380.
-
[16]
Ibidem, p. 378.
-
[17]
Raphaëlle Moine. Cinema Genre, Alistair Fox et Hilary Radner (trad.), Malden, Oxford et Carlton, Victoria et Blackwell Publishing, 2008 [2002], p. 2.
-
[18]
Rick Altman, « A Semantic/Syntactic Approach to Film Genre », p. 26-40, in Barry Keith Grant (dir.), Film Genre Reader, Austin, University of Texas Press, 1986 [1984], p. 30.
-
[19]
Linda Williams, Hard Core : Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1989, p. 162 sqq.
-
[20]
« que non seulement la pénétration, mais aussi la satisfaction ont eu lieu » (Ma traduction). Ibidem, p. 72-73, notre traduction.
-
[21]
« comme le sentiment d’une clôture – pour chaque acte sexuel hétérosexuel représenté ». Ibidem, p. 93, notre traduction.
- [22]
-
[23]
Judith Butler « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theor », p. 519-531, Theatre Journal, vol. 40, no 4, décembre 1988, p. 519. <http://www.jstor.org/stable/3207893> ; Judith Butler, Trouble dans le genre, Cynthia Kraus (trad.), Paris, La Découverte, 2005 [1990], p. 265.
-
[24]
Ibidem, p. 271. Butler définit cette possibilité sous le terme de capacité d’agir [agency].
-
[25]
Ibidem, p. 261.
-
[26]
Tobi Hill-Meyer, « Butch trans Woman Panel 1 – Intros and Role Models », http://queerporntube.com/watch_video.php?v=SKUR1DMD7N63
-
[27]
Dans son dessein éducatif, la vidéo altère aussi le rapport spectatoriel en ce qu’elle s’adresse aux femmes trans et non au spectateur typique de she-male porn, l’homme hétérosexuel.
-
[28]
On invoque ici le passage où Butler cite La Généalogie de la Morale de Nietzsche pour expliquer l’absence d’un sujet, d’une identité « derrière les expressions du genre » (Trouble dans le genre, op. cit., p. 96).
-
[29]
Trouble dans le genre, op. cit., p. 262.
-
[30]
Giorgio Agamben. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 27.
-
[31]
Michel Foucault. « Le jeu de Michel Foucaul », p. 298-329, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1994 (1977), p. 300.
-
[32]
Qu’est-ce qu’un dispositif ?, op. cit., p. 28.
-
[33]
Ibidem, p. 40.
-
[34]
Ibidem, p. 39.
-
[35]
Ibidem, p. 43.
-
[36]
Gilles Deleuze. Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 225.
-
[37]
Baruch Spinoza. L’Éthique. A. Guérinot (trad.), Paris, Ivrea, 1993 [1930], p. 216.
-
[38]
Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique, op. cit., p. 40.
- [39]
-
[40]
Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », p. 69-197, La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 78.
-
[41]
Platon, Phèdre, Luc Brisson (trad.), Paris, Flammarion, 1989, p. 178 (274e-275b)
-
[42]
« La Pharmacie de Platon », op. cit., p. 117.
-
[43]
Ibidem, p. 146.
-
[44]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch : Le froid et le cruel. Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 17.
-
[45]
Ibidem, p. 94.
-
[46]
Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? », p. 35-63, Bulletin de la Société Française de Philosophie, 84e année, no 2, 1990 [1978], p. 38.
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[47]
« Pornoperformative vocalizations » désignent des « vocatifs [qui] fonctionnent davantage comme une musique qu’un dialogue » (Rich Cante et Angelo Restivo, « The Cultural-Aesthetic Specificities of All-male Moving-Image Pornography », p. 142-164, in Linda Williams (dir.), Porn Studies, Durham et Londres, Duke University Press, 2004, p. 158, notre traduction).
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[48]
Leopold von Sacher-Masoch, « Hyène de la Poussta », Les Batteuses d’hommes, p. 54-128, Paris, La Musardine, 2012.
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[49]
On reformule ici, dans les termes de Preciado, ce qui pour Deleuze est « presque cri de guerre » chez Spinoza : « Nous ne savons même pas ce que peut un corps » (Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 234).
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[50]
La jouissance de l’image se réfère à la « jouissance du texte » qui est l’affaire d’une « perte subjective » (Roland Barthes. Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 93)