Une réticence post-porn
1Dans un ouvrage proposant un panorama exhaustif du cinéma queer canadien, Thomas Waugh observe que Bruce LaBruce est l’un des auteurs queer les plus connus à l’étranger, qu’il compte parmi ceux dont les films remportent le plus grand succès commercial, mais qu’il est aussi l’un des moins reconnus dans son propre pays [1]. Waugh fait l’hypothèse que le manque d’attention à l’égard de cette œuvre est due, d’une part, à la personnalité du cinéaste, agressif et punk, et d’autre part, à ses films sexuellement explicites et rentre-dedans. Puisque LaBruce a tenu le premier rôle dans ses trois premiers longs métrages, No Skin Off My Ass (1991), Super 8 1/2 (1994) et Hustler White (réalisé avec Rick Castro, 1996), et que, dans deux d’entre eux, il s’est filmé en train d’avoir des rapports sexuels non simulés avec d’autres hommes, il n’est pas aisé de faire la part entre les réactions suscitées par ses films et celles provoquées par son personnage.
2Alors qu’en Amérique du Nord, le travail de LaBruce a été rejeté dans les marges, cantonné à des notes de bas de page, ou projeté seulement dans des festivals, il semble jouir d’une reconnaissance croissante en Europe [2]. Bien que cet article ne vise pas d’abord à clarifier les raisons pour lesquelles LaBruce est apprécié en Europe et négligé dans son pays, je voudrais signaler un facteur qui n’est pas pour rien dans la popularité du cinéaste en Europe : le soutien qu’il a reçu de la part du mouvement critique et politique de la post-pornographie. Depuis que les universitaires et militants des Groupe Zoo ont employé l’expression de « post-porn » pour décrire un nouveau type de pornographie qui relance les critiques féministes de la représentation explicite du sexe et les interventions dans ce domaine (Bourcier, 2006), le nom de LaBruce revient sans cesse dans les listes de pionniers du post-porn, aux côtés de Virginie Despentes et de Coralie Trinh-Thi, des performeurs Annie Sprinkle, Shelly Mars et Ron Athey, de la cinéaste Maria Beatty et des artistes Del La Grace Volcano et Shu Lea Cheang (voir Preciado, 2008, p. 220, et 2009, p. 24 et 30 ; María Llopis/girlswholikeporno, 2009, p. 265 ; et Stüttgen, 2009, p. 14 [3]). Cette insertion de fait de LaBruce dans la catégorie du post-porn lui a assuré une place dans les débats européens, populaires ou académiques. Néanmoins, cela n’a pas débouché sur des analyses approfondies de ses films et de sa carrière [4]. En outre, comment expliquer l’enthousiasme de cercles post-porn apparemment utopistes pour un réalisateur qui se définit comme un « pornographe réticent », ainsi que l’indiquait le titre du recueil d’articles qu’il publia en 1997 (LaBruce, 1997) ? La réticence est-elle une position post-porno ?
3Je donnerai, pour apporter un début de réponse à ces questions, une brève introduction à l’œuvre de LaBruce. Je ne saurais bien sûr rendre justice à l’ensemble de son cinéma, pas plus, du reste, qu’à l’intégralité de la théorie post-porn [5]. En revanche, j’espère parvenir à appréhender de façon plus complexe ces deux sujets en focalisant mon analyse post-porn sur ce qu’on pourrait appeler la carrière pré-porno de LaBruce. Selon Beatriz Preciado, le post-porn est moins une théorie qu’une « cartographie conceptuelle utilisée pour décrire différentes stratégies critiques d’intervention dans la représentation pornographique, issues des mouvements féministes, queer, transgender, intersexués et anticoloniaux » (2009, p. 30). La suite de cet article sera donc une tentative pour cartographier la réticence de LaBruce en tant que stratégie de critique et d’intervention dans le domaine de la représentation pornographique.
Pré-Bruce LaBruce
« I wanna be a faggot a mincing ninny a prancing fairy merry little queen a Bruce LaBruce »
4Bérénice Reynaud observait à juste titre que LaBruce est « plus qu’un cinéaste – c’est la légende, soigneusement cultivée, du “pornographe réticent” » (Joyard/Lalanne, p. 72). Comme pour toutes les légendes, réalité et fiction s’entrelacent dans l’histoire de Bruce LaBruce, rendant difficile de distinguer la valeur de vérité de ses propres énoncés de ceux qui le concernent [6]. En fait, il faudrait aller jusqu’à considérer que la fabrication d’un personnage se trouve, au même titre que la production artistique, au cœur du projet culturel de LaBruce. Comme il l’a expliqué, c’est l’un de ses amis qui s’est mis à l’appeler « La Bruce » « à cause de son comportement particulièrement grandiloquent » (1997, p. 14). Le choix du nom « LaBruce » illustre une sorte d’(auto-)objectivation de diva qui renvoie à des icônes queer comme Rod La Rod (l’un des petits amis d’Andy Warhol) ou Hedy Lamarr. Bryan Bruce, de son nom de naissance, a étudié la critique et la théorie du cinéma avec Robin Wood à l’université de Toronto. Il a obtenu un Master en 1987, avec un mémoire qui proposait une analyse plan par plan du Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958). Il est l’un des membres fondateurs de la revue CineACTION !, dans laquelle il a publié de nombreux textes à la fin des années quatre-vingt.
5Parallèlement à ses études universitaires, LaBruce a intégré la scène punk de Toronto. De plus en plus écœuré par l’homophobie et l’homosexualité refoulée qu’il percevait chez ses camarades punks et skinheads, il a décidé d’injecter dans cette culture de saines doses de critique féministe et des images homosexuelles explicites. Comme il l’explique dans un entretien :
J’ai commencé à faire des courts métrages en super 8 à contenu homosexuel explicite pour perturber l’arrogance sexuelle qui dominait la scène punk à cette époque. Avec l’arrivée du hardcore et du speedcore, une attitude très macho s’était infiltrée dans le punk, qui présentait une tendance à l’homophobie et au sexisme. Je me suis mis à faire des fanzines et des films sexuellement explicites et provocateurs pour attaquer le conformisme de ces supposés radicaux en matière de sexe.
7Ses courts-métrages en super 8, comme Boy/Girl (1987), I KnowWhat It’s Like to Be Dead (1987) et Slam ! (1989), confrontent la pruderie des punks et le sérieux de leur musique à une série de stratégies de désarmement, dont la plupart réapparaîtront dans les longs métrages du réalisateur : représentation explicite de rapports sexuels non simulés entre homosexuels, LaBruce dans le rôle d’un punk efféminé, et un assortiment éclectique et drôle de références culturelles pop.
8LaBruce n’était pas le seul à vouloir « remettre du gay dans le punk et du punk dans le gay », pour reprendre l’expression employée par le collectif informel qu’il cofonda à l’époque, les New Lavender Panthers (cité dans Miller, 2005, p. 4). « New Lavender Panthers » (NLP) est le nom que s’était donné le groupe qui entourait LaBruce ainsi que l’artiste et musicienne lesbienne G.B. Jones (membre de Fifth Column, un groupe punk féminin), qui collaborèrent au fanzine punk autopublié J.D.s de 1985 à 1991 pour offrir « aux gamins hardcore du porno soft entre personnes de même sexe ».
9Le mélange de propriétés esthétiques punk et de provocation politique est on ne peut plus saillant dans son premier long métrage, No Skin Off My Ass (1991), film en noir et blanc tourné en super 8 puis agrandi en 16 mm. No Skin, produit par Jürgen Brüning, J.D.s et les NLP, est clairement un prolongement du fanzine queercore. LaBruce y joue le rôle d’un coiffeur punk gay et efféminé qui repère un skinhead dans le parc, l’invite chez lui puis en tombe amoureux. La sœur du skinhead (incarnée par Jones) est une cinéaste lesbienne radicale qui fait des essais avec ses petites amies pour son film The Girls of the SLA. No Skin s’inspire vaguement d’un thriller psychologique de Robert Altman, That Cold Day in the Park (1969), tourné à Vancouver et dans lequel Sandy Dennis joue une femme riche, seule et refoulée qui emprisonne chez elle un beau jeune homme pour en faire un objet érotique. Au début du film de LaBruce, des plans d’ensemble montrant des skinheads en train de marcher dans la rue sont juxtaposés avec des gros plans du coiffeur qui regarde à la télévision le générique du film d’Altman, dans lequel Dennis traverse un parc désert pour rentrer chez elle. Les images et la musique mélancolique du film d’Altman se juxtaposent au générique d’ouverture du film de LaBruce et à des plans subjectifs du skinhead marchand dans les rues, avec pour musique de fond la chanson punk de Beefeater, « Fred’s Song », dont le refrain est : « skinhead guys just turn me on [les skinheads m’excitent] ». Cette longue séquence qui dure près de sept minutes atteint son point culminant lorsque le coiffeur accoste le skinhead dans le parc et le ramène chez lui. Dans sa puissante analyse de cette séquence, Eugenie Brinkema affirme qu’en entrelaçant l’expérience du spectateur avec le cruising – au fur et à mesure de la séquence, les bandes-sons des films s’entremêlent aussi –, LaBruce ancre le désir pour le skinhead dans le désir pour le film d’Altman, « chacun de ces désirs-visions étant le quasi reflet de l’autre ». Elle ajoute : « ce qu’il y a de remarquable dans le film de LaBruce, c’est le fait qu’il intègre dans la scène du fantasme les éléments qui l’ont engendrée » (Brinkema, p. 108). Par conséquent, l’expérience du spectateur gay du cinéma d’art et d’essai motive et guide la sexualisation de la culture punk et skinhead à laquelle se livre LaBruce.
10Dans No Skin Off My Ass, LaBruce filme amoureusement, dans de nombreux gros plans fétichistes, le corps nu du skinhead, les petites amies à forte poitrine et vêtues seulement d’un soutien-gorge, ainsi que quelques scènes de sexe explicites entre le skinhead et le coiffeur. Dans deux scènes, le skinhead, nu, se prélasse dans la baignoire ; dans la seconde – que Tom Waugh n’hésite pas à qualifier de « scène la plus chaude de l’histoire du cinéma » (Waugh, p. 223) –, il est rejoint par le coiffeur, et les deux hommes s’embrassent, se caressent, se sucent et se branlent l’un l’autre. Le film atteint son climax au moment où le skinhead et le coiffeur tombent amoureux. Leur dernière scène, où on les voit, sexe en érection, se lécher l’anus, se sucer les tétons, les orteils et la bite, et s’éclater des boutons, est sporadiquement commentée par la voix-off de LaBruce, à la fois pantelant et plein d’esprit. Lorsque le coiffeur applique du beurre de cacahuète sur les doigts de pied du skinhead, la voix-off nous dit : « Il y eut beaucoup d’expérimentation pour une première fois. » Et, alors que la caméra zoome sur le coiffeur léchant le beurre de cacahuète sur les orteils de son compagnon, la voix-off poursuit : « Je voulais le dévorer comme un sandwich au beurre de cacahuète. » Ce redoublement presque gênant des informations visuelles et auditives confère une douceur délicieuse aux images de sexe explicites, qui deviennent une représentation tendre et romantique des rapports érotiques entre deux hommes.
11Malgré de telles scènes et une atmosphère générale chargée de désir érotique et de fétichisation du corps du skinhead, No Skin Off My Ass ne parviendrait sans doute pas à exciter les spectateurs ni les critiques avides de pornographie conventionnelle. On n’y trouvera ni gros plans de pénétration, ni images d’éjaculation, ni longs plans sur les parties génitales, ni longues scènes de sexe culminant dans une éjaculation. De temps à autre, LaBruce sort du cadre pour replacer la caméra et changer la bobine, ce qui contribue encore à perturber l’illusion d’un espace du fantasme érotique (illusion qui, à cause de la bande-son asynchrone, n’a jamais vraiment fonctionné). Cela étant, LaBruce s’est heurté à une censure de la part des laboratoires de développement, et les critiques ont tiré prétexte de ses images sexuellement explicites pour rattacher le film à la pornographie. Ainsi, dans The Village Voice, Amy Taubin a écrit qu’il était « plus tendre que Warhol, et sexuellement plus explicite que Van Sant […] [C]e porno crade, punk et personnel est réalisé avec une stupéfiante autorité ». Pour Film Threat, No Skin relève du « classement x » car il est « sexuellement très explicite ».
12Le film a rencontré un succès inattendu dans le réseau des festivals internationaux de cinéma gay et lesbien, et LaBruce lui-même est devenu l’une des figures du cinéma queer, alors en plein essor. Ce film en petit format, initialement réalisé dans l’esprit rentre-dedans de J.D.s et dans un milieu bien précis (la scène punk de Toronto, essentiellement), est donc devenu, par sa réception nationale et internationale, un film porno. Et LaBruce un pornographe malgré lui. Comme il l’a récemment expliqué :
Je ne pensais pas que [No Skin Off My Ass] serait vu en dehors des clubs punk et des lieux artistiques alternatifs. Il n’était même pas particulièrement destiné à un public gay […]. On nous y voyait, moi et mon copain de l’époque, en train d’avoir des rapports sexuels, et nous ne pensions pas qu’il aurait une telle diffusion. Alors d’un coup, ça faisait bizarre. On ne connaissait rien au porno, on voulait juste faire des trucs provocateurs, attaquer frontalement l’homophobie, montrer aux autres punks qu’ils n’étaient pas aussi radicaux qu’ils semblaient l’être.
14Alors qu’il avait pris le pseudonyme de LaBruce pour son côté grandiloquent, la large reconnaissance de ses images sexuellement explicites et illégales – du point de vue des tristement célèbres morality squads de l’Ontario – ont fait du personnage qu’il s’est créé le pseudonyme d’un authentique pornographe. La réception de No Skin Off My Ass a donc en soi donné naissance à la persona d’un pornographe réticent.
Post-Bruce LaBruce
« Les gens disent qu’on peut encore se masturber en regardant les derniers films de Bruce, parce que même si c’est de l’art, c’est comme du Mapplethorpe, tu vois. »
15Le second long métrage de LaBruce, Super 8 1/2, une biographie édifiante, adapte un scénario original (à la différence de No Skin Off My Ass, fondé sur des idées griffonnées à la va-vite et sur du matériau filmique préexistant) dont le sujet n’est autre que LaBruce en tant que personnage porno. Le réalisateur tient à nouveau le premier rôle, jouant cette fois Bruce, un acteur et réalisateur de porno au bout du rouleau qui accepte d’être l’objet d’un documentaire réalisé par une star montante du cinéma underground, Googie. Mais, comme le soupçonne Bruce, Googie s’intéresse en réalité à autre chose : tirer profit du documentaire sur lui pour financer un autre film, Submit to My Finger, dans lequel joueront les sœurs Friday, des lesbiennes incestueuses. Googie est à l’évidence modelée sur le personnage incarné par G.B. Jones dans No Skin Off My Ass, tandis que le skinhead du précédent film (Klaus von Brucker) incarne le petit ami, Pierce, qui, en abandonnant Bruce, contribue à sa plongée dans la folie. Le personnage de Johnny Exzema, partenaire de Bruce dans le film, est manifestement inspiré de Johnny Noxzema, cofondateur de Bimbox, un fanzine rival de Toronto. Sur le plan de l’autobiographie et de la construction de personnage, le film est pour LaBruce une manière de se confronter à la mise à l’écart dont il a été victime dans certaines franges de la scène des fanzines punk queer, conséquence de sa célébrité et de l’acquisition du statut de pornographe. Lors de la conférence de presse où Googie présente le film dont il tient le rôle principal, Bruce est assis devant une affiche bien visible de No Skin Off My Ass. LaBruce a déclaré que Super 8 1/2 était une fictionalisation de sa « réaction au fait d’être soudain considéré comme un pornographe » (Gray, 2009). Élément révélateur de la réticence caractérisant son rapport à la pornographie, il se met en scène dans le film non comme un pornographe, mais déjà comme un post-pornographe : autrement dit, comme un pornographe dont la gloire est passée, un pornographe sur le déclin.
16John Waters a dit que Super 8 1/2 était « le titre le plus drôle qu[’il ait] jamais vu » (Martin, 2008, p. 70). Et c’est en effet une création typique de l’intelligence de LaBruce où se condensent un grand nombre de références, la plus évidente étant bien sûr celle au 8 1/2 (1963) de Federico Fellini. Il lui emprunte sa façade : la fausse autobiographie d’un réalisateur tentant désespérément de terminer un film tout en se confrontant à ses fantasmes. LaBruce prend ses distances avec le cinéma européen sérieux par le simple ajout du mot « super », évocation du film de petit format associé à la fois au porno classique et aux précédents films du réalisateur. Super 8 1/2 est en outre le titre du film dans le film, qui avait pour titre initial « The Reluctant Pornographer » et que le personnage de Bruce essayait de réaliser au moment de son effondrement [7]. Enfin, comme l’explique Googie, ce titre « était aussi, apparemment une allusion assez minable à la taille du machin de Bruce – en pouces, j’imagine –, même si ce n’était en fait qu’un de ces délires de star de cinéma et que la réalité n’était pas tout à fait à la hauteur ».
17À la différence de No Skin Off My Ass, où il n’y avait que quelques plans explicites, ce film nous donne amplement l’occasion d’apprécier le degré de vérité des remarques désobligeantes faites par Googie : le film contient de nombreuses scènes de sexe explicites, surtout sous la forme de films dans le film, qui illustrent la carrière de Bruce dans le porno : léchage de tétons, fellations – avec parfois de furtives images de sexes en érection –, baisers, sexe anal, et nombreuses scènes de baise avec des godes (sous diverses formes : des femmes baisant des hommes, une drag queen – Vaginal Davis – baisant un homme, et un homme baisant une femme). Dans une scène de Ride, Queer, Ride qui se fait l’écho des actes de la tueuse en série Aileen Wuornos et évoque les scènes de vengeance du et par le viol de Baise-moi, les sœurs Friday volent une voiture et violent son conducteur avec un gode et un flingue [8]. Comme dans No Skin Off My Ass, toutes ces images explicites ne sont que des fragments d’une plus vaste économie érotique qui n’ordonne pas le désir érotique à la temporalité narrative de la pornographie conventionnelle ni ne réduit le désir à la seule activité sexuelle. Il serait difficile, et en tout cas guère satisfaisant, de se masturber en regardant Super 8 ½ : même, comme l’a justement écrit un critique, si ce film est « de l’art qui se branle avec vous, pas devant vous » (cité dans Waugh, 2004, p. 224).
18Googie et les effervescentes et insouciantes sœurs Friday apportent un point de vue significatif sur les images explicites d’homosexualité masculine qui dominent ce film comme la plupart des œuvres de LaBruce [9]. À un moment, Googie évoque la force des performances de LaBruce dans ses pornos, sa manière d’attirer la caméra sur lui, sur son style de jeu et sa sensibilité esthétique, qui vont bien au-delà du récit ou du scénario sexuel : « Ses performances ne ressemblaient à rien de ce que j’avais vu dans un film porno : il tentait de rompre avec le rapport traditionnel entre la caméra et son sujet. » On pourrait peut-être voir dans cette phrase un geste vers la critique féministe traditionnelle du cinéma commercial, pornographie comprise, une critique du rapport objectivant de la caméra au corps feminin ; dès lors, il pourrait s’agir d’une perspective emblématique du post-porn. Or, LaBruce a repris cette phrase verbatim d’un film de Frank Perry, Play It As It Lays (1972), en particulier d’une scène où le réalisateur indépendant Carter Lang apparaît dans un talk show pour parler d’un film (non pornographique) qu’il a réalisé au début de sa carrière, avec sa femme, l’actrice Maria Wyeth (TuesdayWeld). Et cette reprise en dit long à la fois sur les méthodes de travail de LaBruce et sur son désir d’un cinéma commercial et d’un cinéma d’Art et d’essai – désir du spectateur camp gay – qui se mèleraient à la pornographie.
19LaBruce considère que Super 8 1/2 est un lointain remake du film de Perry, qui était lui-même adapté d’un roman de Joan Didion racontant l’histoire d’une actrice se remettant d’une dépression. Selon Thomas Waugh, LaBruce emprunte aussi à « toutes les épopées montrant les coulisses d’Hollywood et racontant la descente aux enfers d’une célébrité, de Citizen Kane [Orson Welles, 1941] à The Rose [Mark Rydell, 1979], en passant par La Vallée des poupées [Mark Robson, 1967] » (2004, p. 224). Le film contient également nombre d’allusions à Andy Warhol : la perruque blanche arborée par Bruce, le loft aux murs recouverts d’aluminium, et l’affiche de Blue Movie, la série des films Screen Test de Googie et les évocations répétées de l’exploitation underground et de son déclin. Comme le dit Bruce à un moment : « L’idée m’est soudain venue que si la vie était la Factory, je jouais Edie avec sa Viva ! L’avenir était le fond d’une piscine [10]. » En somme, pour reprendre la juste description proposée par David McIntosh, le film fonctionne en partie comme « une cartographie de l’inconscient collectif homo, construite à partir d’innombrables citations tirées de l’art queer, du divertissement, du camp, de l’histoire du porno, et du cinéma hollywoodien » (1997, p. 149).
20Bien que Super 8 1/2 et le travail de LaBruce en général regorgent de références queer bien connues – il pose cette question dans un article de The Reluctant Pornographer : « mes références littéraires et cinématographiques laissent-elles deviner que je suis pédé ? » (p. 16) –, on note tout de même qu’il gravite fortement vers des espaces intermédiaires – à défaut d’une meilleure expression, et pour filer la métaphore géographique de McIntosh –, des espaces déjà en déclin, épuisés et qui ont perdu leur fraîcheur. De tels espaces présentent bien sûr des traces de leur réussite passée et le potentiel d’un avenir meilleur : comme Bruce, dans Super 8 1/2, sur le point de faire son comeback, ils sont lourds de possibles. Presque tous les films commerciaux dont LaBruce raffole et dans lesquels il a cherché l’inspiration portent sur des femmes et des hommes en déclin – Hustler White, par exemple, fait directement référence à Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950), à Feuilles d’automne (Robert Aldrich, 1956), à Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Robert Aldrich, 1962) et à Mort àVenise (Luchino Visconti, 1971) – ou ont été produits au moment du déclin du système hollywoodien des studios. LaBruce raffole particulièrement des films réalisés entre 1967 et 1973, comme That Cold Day in the Park, Play It As It Lays, Images (Robert Altman, 1972), Whity (Rainer Werner Fassbinder, 1971), Théorème (Pier Paolo Pasolini, 1968), Reflets dans un œil d’or (John Huston, 1967), Boom ! (Joseph Losey, 1968), et ainsi de suite. Certains de ces films peuvent être qualifiés de post-studios, d’autres tout simplement de post-sixties. Comme l’explique LaBruce :
Je suis vraiment attiré vers les films américains des années soixante-dix… Frank Perry était immense. Il a fait tous ces films marquant la mort des années soixante, comme Journal intime d’une femme mariée [1970] et Dernier été [1969]. Tous ces films parlent de la désillusion vis-à-vis de la radicalité des années soixante, et pourtant tous restent iconoclastes.
22Cet iconoclasme qui émerge après un moment important – l’être post – est si consubstantiel à la sensibilité de LaBruce que l’on a du mal à isoler un unique « post » – post-porn, par exemple – pour catégoriser définitivement son œuvre. Après tout, c’est la même personne : qui est entrée dans l’âge adulte avec le post-punk ; qui a commencé à réaliser des films après avoir été critique ; qui a contribué à la naissance du mouvement homocore et queercore, avant de déclarer quelques années plus tard : « Le “queercore” est mort. Je le sais parce que je le dis » (LaBruce, 1997, p. 10) ; qui a joué le personnage drag de Judy LaBruce, « qui ressemble à Judy Garland le jour avant sa mort » (LaBruce, 1997a, p. 45) dans The Post-Queer Tour et A Case for the Closet (1992), vidéos de la performeuse drag Glennda Orgasm (voir LaBruce/Belverio(Orgasm), 1996). Comme LaBruce l’a déclaré à l’époque, le mouvement post-queer constitue « un retour à vos racines “gay” » (LaBruce, 1997a, p. 45). Car bien sûr, en allant chercher des sources d’inspiration thématiques et narratives dans les années soixante-dix, LaBruce ne revient pas seulement à des œuvres exprimant une désillusion vis-à-vis des sixties, mais aussi à des œuvres qui, sur le plan de la représentation du sexe, aspiraient à un tout nouveau cinéma narratif explicite. Les années soixante-dix furent aussi un âge d’or de la pornographie commerciale, hétéro comme homo, une époque où les pornographes atteignirent un tel succès mainstream qu’ils en vinrent à croire que les films narratifs commerciaux comprenant des images sexuellement explicites seraient bientôt une réalité. Pour LaBruce, le post-Hollywood est, en ce sens précis, pré-porno.
Post-porn
« La pornographie est la vague du futur »
23LaBruce s’est identifié à son personnage de pornographe au point de « vendre Super 8 1/2 comme de la pornographie alors que pour beaucoup, le sexe y est banal » (Beat, 1995, p. 20). Dans son film suivant, Hustler White, il s’est essayé à une autre stratégie. Travaillant pour la première fois avec de vraies stars du porno, il a tenté de faire un film dénué de toute image de sexe explicite. Dans son journal de tournage, LaBruce évoque souvent son désir de recevoir autre chose qu’un classement x. Il écrit par exemple : « sur le tournage de Hustler White, personne ne semble capable de bander. Du coup, on a de bonnes chances d’obtenir l’interdiction aux moins de 17 ans que j’ai toujours souhaitée (par opposition au classement x) » (LaBruce, 1997b, p. 119). Hustler White est l’histoire d’un chercheur européen particulièrement prétentieux, Jürgen Anger (joué par LaBruce), venu à Hollywood pour étudier l’histoire de la prostitution masculine sur Santa Monica Boulevard. Anger tombe amoureux d’un hustler, Montgomery Ward, joué par le mannequin et ex-petit ami de Madonna, Tony Ward, qui, après avoir glissé sur une savonnette juste avant qu’ils ne fassent l’amour, meurt (apparemment) en se cognant la tête sur le bord d’un jacuzzi. En fait, tout le film est organisé autour d’une fausse narration post-mortem, effectuée par Ward à la manière de William Holden dans Sunset Boulevard [11]. LaBruce, en bon romantique, ressuscite Ward pour qu’avec Anger, ils puissent s’embrasser et s’ébattre, main dans la main, sur la plage de Malibu.
24Le film, par sa focalisation sur la prostitution masculine, permet à LaBruce d’intégrer de nombreuses scènes de sexe fétichistes (nullement explicites) entre les hustlers et leurs clients. Tom Waugh le déplore, le film « est essentiellement soft, dépourvu de tout money shot, il ne compte que quelques scènes de masturbation cadrées en plan large » (2004, p. 228). Bien que Waugh ait raison sur le caractère soft du film, il semble minimiser l’importance des vrais money shots : la quasi-totalité des scènes de sexe se concluent, non sur des plans d’éjaculation, mais sur des images au ralenti de billets verts tombant sur un drap blanc. Ces plans éthérés constituent à la fois une littéralisation de la convention porno consistant à qualifier de money shot le moment de l’éjaculation masculine, et une contextualisation narrative qui nous montre les scènes de sexe, dérangeantes pour certaines, comme de banales transactions commerciales et financières [12]. À mon sens, on pourrait aussi considérer que ces plans rendent visible le rapport de LaBruce à la pornographie. Les money shots de Hustler White ne représentent pas seulement le travail sexuel fourni par le hustler, mais aussi celui du pornographe. Ainsi la réticence de LaBruce possède-t-elle également une dimension économique.
25Et, à la suite de Hustler White, pour financer ses films montrant des actes (homo)sexuels explicites, LaBruce a (non sans reticence) passé un singulier accord avec la société de pornos de son producteur : il lui fournirait un film hardcore contenant de longues scènes de sexe pour satisfaire les désirs de ses clients à condition qu’il puisse effectuer un montage du film plus artistique, ou plus approprié au circuit des festivals, et plus conforme à sa propre sensibilité esthétique et politique. Cela explique que ses films d’art soient devenus plus pornographiques – Skin Flick et The Raspberry Reich contiennent des images de pénétration et d’éjaculation – et que ses films hardcore aient un côté très artistique. Par exemple, The Revolution Is My Boyfriend (2006), version hardcore de The Raspberry Reich, condense les développements narratifs pour offrir des scènes de sexe plus longues et plus nombreuses. Cependant, LaBruce n’a pas supprimé les monologues anticapitalistes, de sorte que certaines scènes de sexe explicites sont parfois accompagnées d’une voix-off évoquant les actions contre-révolutionnaires menées par la CIA en Amérique du Sud. En revanche, il fut obligé d’enlever les photos de Che Guevara réalisées par Albert Korda, qui apparaissaient comme papier peint dans de nombreuses scènes du film [13]. En réaction, LaBruce a remplacé chaque image du Che ou presque par une bande verticale de couleur rouge et des slogans comme « Nique le droit d’auteur », « Che Guevara est contre-révolutionnaire », et « Le mariage gay est contre-révolutionnaire ». Paradoxalement, la censure conduit LaBruce à juxtaposer sexe et politique d’une manière encore plus radicale et profonde. À cet égard, sa réponse à un jeune fan qui lui demandait pourquoi il se qualifie de « pornographe reticent » est lourde d’ironie involontaire :
Je crois qu’on serait fou de ne pas avoir de réticence à travailler dans la pornographie. C’est un monde, particulièrement étrange et dur, qui attire beaucoup de gens intéressants mais parfois dingues et malades. J’ai choisi de travailler dans la pornographie car c’est l’un des derniers endroits où les homosexuels peuvent s’exprimer de manière libre et radicale sans craindre la censure.
Notes
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[1]
Eugenie Brinkema note qu’aucun des principaux ouvrages (de langue anglaise) consacrés à la pornographie ou au cinéma queer international n’a accordé une attention particulière à l’œuvre de LaBruce (2004, p. 104). Au moment où j’écris (septembre 2013), la réception de l’œuvre de LaBruce, en Amérique du Nord et ailleurs, est appelée à changer grâce au succès commercial que promet son film Gerontophilia (2013). Celui-ci, qui ne contient aucune scène explicitement sexuelle, a été largement applaudi aux festivals de Venise et de Toronto.
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[2]
En France, la critique mainstream a fait son éloge. Par exemple, en 2003, les Cahiers du cinéma le plaçaient dans une liste de cent réalisateurs qui avaient renouvelé le cinéma américain au cours de la décennie précédente (Joyard et Lalanne, 2003, p. 72-73).
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[3]
Les articulations du post-porn reprennent et théorisent généralement l’expression « moderniste post-porn », employée par la performeuse et ancienne star du porno Annie Sprinkle pour qualifier ses performances du début des années quatre-vingt-dix. Il s’agissait, selon ses dires, d’« une formule inventée par l’artiste hollandais Wink van Kempen pour décrire un certain genre de matériau sexuellement explicite plus réfléchi, plus créatif et plus artistique que la moyenne » (Sprinkle, p. 111).
-
[4]
Il y a bien sûr des exceptions, notamment l’analyse de Skin Flick (1999) par Marie-Héléne Bourcier, Beatriz Preciado et Xavier Lemoine (2000). C’est un intérêt pour les films de zombies qui a récemment conduit des chercheurs à analyser Otto ; or, Up with Dead People (2008). Voir, par exemple, Michael Fürst (2011).
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[5]
Pour une introduction aux théories et pratiques du post-porn, voir Tim Stüttgen, Post Porn Reader (2009).
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[6]
Cela étant dit, il paraît absolument certain que le nom de naissance de LaBruce n’est pas Justin Stewart, nom de l’un des Power Rangers, comme l’affirment sa notice Wikipedia et de nombreux autres articles.
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[7]
Il s’agit, à ma connaissance, de la première occurrence de cette expression dans la carrière de LaBruce. Son article, « The Wild, Wild World of Fanzines : Notes from a Reluctant Pornographer », devenu l’introduction à son recueil intitulé The Reluctant Pornographer, est paru en 1995.
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[8]
Voir Bourcier et Brinkema (p. 112 et 126) pour une analyse approfondie de la complexité de ces références intertextuelles.
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[9]
Le rôle des femmes fortes dans l’œuvre de LaBruce mériterait bien sûr de plus amples développements. Avec The Raspberry Reich (2004), premier film pour lequel LaBruce a travaillé avec une actrice de formation – Susanne Sachsse dans le rôle de Gudrun –, ses personnages ont commencé peut-être à avoir une profondeur psychologique et émotionnelle qui était jusqu’alors absente.
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[10]
On peut présumer qu’il fait ici allusion à la superstar warholienne Edie Sedgwick, morte d’une overdose, et qui, dans son dernier film, Ciao Manhattan (John Palmer et David Weisman, 1972), vit dans une piscine vide.
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[11]
Compte tenu de l’intérêt de LaBruce pour les zombies, comme le montrent Otto, or, Up with Dead People et L.A. Zombie (2010), le post-mortem pourrait être un autre « post- » à rajouter à nos analyses.
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[12]
Pour une analyse complexe des money shots dans Hustler White et des plans d’éjaculations masculine et féminine dans d’autres films, voir Aydemir, p. 113-134.
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[13]
En 2005, LaBruce et Brüning, son producteur, furent poursuivis en France par les ayants droit d’Albert Korda pour infraction au droit d’auteur. Ils perdirent le procès et durent supprimer du film les photos de Korda.