Grotesque Empowerment Belladonna’s Strapped Dykes entre mainstream et queer
La « première fois » de Jiz et Syd
1Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont marqué un tournant majeur dans l’histoire culturelle (et sociale) du porno audiovisuel. L’introduction sur le marché de technologies vidéo (d’abord analogiques et ensuite numériques), ainsi que l’affirmation de la Toile comme instrument d’interconnexion globale, ont en fait représenté les conditions techno-industrielles nécessaires à une maximisation sans précédents de l’accessibilité à la pornographie – à la fois en termes de stricte production/distribution et, dans un sens plus ample, d’une « facilitation » et d’une normalisation progressive de sa consommation. Ce processus inexorable de multiplication des produits et des publics pornographiques – qui a été décrit de façon efficace par Linda Williams à travers le concept des « proliferating pornographies [1] » – a généré un mouvement parallèle de diversification qualitative de la pornosphère, qui a ouvert des espaces d’expression/partage à des subjectivités et sous-cultures peu représentées (voire même complètement absentes) dans les productions à tendance hétérosexuelle et/ou « généralistes » des époques précédentes [2].
2Il serait impossible de résumer ici l’histoire de ce qui a été appelé les pornographies « alternatives » et qui ont émergé à l’intérieur (et aux marges) de l’industrie du porno – depuis les expérimentations pionnières porno féministes des désormais légendaires Femme Production et Fatale Video au milieu des années quatre-vingt, à la naissance de la pornographie subculturelle entre la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix et le tout début des années deux-mille ; depuis l’« explosion » de l’indie porn avec le web 2.0, jusqu’à la scène post-porno actuelle, juste pour citer quelques-unes des expériences les plus connues et les plus significatives [3]. Il convient simplement de noter ici que la naissance et le développement de formes pornographiques qui se sont auto-définies dans un sens anti-hégémonique – contre la domination masculine et patriarcale, contre les règles de l’industrie, contre la stéréotypie des corps et des plaisirs, et ainsi de suite – ont certainement consolidé le concept même de mainstream (à défaut de l’avoir véritablement créé), entendu comme l’éternelle partie opposée, le réceptacle de toutes les projections « négatives », le miroir déformant devant lequel élaborer stratégies esthétiques, processus identitaires et pratiques politiques « résistantes ».
3En réalité, le hiatus incommensurable entre pornographie mainstream et productions alternatives – et leur (supposée) imperméabilité réciproque – ne représente souvent pas beaucoup plus qu’un concept « programmatique ». Le panorama du porno contemporain est trop complexe et multi-facettes pour chercher à tracer des frontières nettes et infranchissables entre les deux sphères. Ainsi, semble-t-il peut-être plus productif d’en explorer les zones d’échange et de superposition.
4Dans ce sens, l’aspect le plus intriguant d’une œuvre telle que Belladonna’s Strapped Dykes (2009) est sans aucun doute son positionnement particulier en termes commerciaux et de target audience. Produit et dirigé par la pornostar Belladonna sous l’égide de l’un des colosses du porno étasunien – Evil Angel, le mainstream par excellence –, le film représente la première incursion de deux stars du porno queer indépendant, Jiz Lee et Syd Blakovich, dans les « hautes sphères » de l’industrie de l’adult entertainment.
5L’intégration particulière entre deux secteurs de marché (mainstream/queer) est l’une des forces attractives majeures du film, comme on peut le déduire des excellents comptes-rendus qui accompagnent la sortie du DVD. Ainsi, par exemple commente Epiphora sur XCritic :
La tag-line de Strapped Dykes indique « vraies pornostars avec vraies lesbiennes » mais, évidemment, ce n’est qu’une formule publicitaire. Toutes les performeuses dans Strapped Dykes font du porno régulièrement. Elles ne s’identifient peut-être pas toutes comme queer dans la vie personnelle, mais le fait est : […] elles baisent comme si elles l’étaient. […] Syd et Jiz amènent au film une vague rafraîchissante de réalité, et les dames davantage mainstream semblent […] excitées par le fait de baiser des femmes qui jouissent de les baiser à leur tour [4].
7Même la sex writer Domina Doll semble apprécier la co-présence de performeuses queer et de pornostars « normales » :
[…] avec l’une des plus grandes pornostars du mainstream, Belladonna, et deux des dyke stars les plus sexy, Jiz Lee et Syd Blakovich, […] ce film est allé bien au-delà de mes attentes en matière de sexe pervers hardcore entre lesbiennes, avec performances enthousiastes et orgasmes authentiques. [Le film offre] quelques-unes des scènes de sexe les plus excitantes entre vraies lesbiennes et « starlets » du porno mainstream [5].
9Le choix singulier du casting se révèle gagnant même auprès d’un public plus clairement affiché queer, comme témoigne ce commentaire de la « sugarbutch » Sinclair Sexsmith :
Ce DVD a pour protagoniste la (plutôt connue) pornostar Belladonna qui, semble-t-il, possède un empire pratiquement à elle seule, bien que je ne suive pas le monde du porno mainstream et donc ne sache que très peu de chose d’elle. Il se trouve qu’elle est plutôt bonne dans le sexe queer, et dans ce film elle se fait aider par deux célébrités du porno queer, Jiz Lee et Syd Blakovich [6].
11Comme on le sait, ceci n’est certainement pas le premier porno all-female dirigé par Belladonna ; au contraire, la déclinaison particulière, extrême et innovante, du sous-genre girl-girl est l’une des marques d’auteur fondamentales qui caractérisent sa production en tant que metteuse en scène. Dans ce cas particulier, toutefois, la présence de Jiz et Syd transforme Strapped Dykes en une sorte d’expérimentation « d’avant-garde » : leur position tout à fait centrale dans la mise en scène sexuelle constitue ainsi une sorte d’injection de « réalisme queer » qui rend en quelque sorte incertaine la conformité générique du film même.
12À partir d’une observation superficielle du cadre commercial de Strapped Dykes, en fait, il apparaît clairement que le film appartient de droit et incontestablement au gonzo, certainement l’une des expressions les plus représentatives de la pornographie dénommée mainstream : tout d’abord, il s’agit d’une release de la Evil Angel, studio créé par l’inventeur même du gonzo porn, John Stagliano ; en deuxième lieu, à la fois Belladonna et les autres pornostars présentes dans le film ont construit leur carrière surtout grâce à leur participation dans des productions de ce type.
13Même dans son aspect de marchandise, Strapped Dykes est parfaitement assimilable à un gonzo ordinaire estampillé Evil Angel : le film se compose en fait de deux DVD pour une durée totale de plus de cinq heures, étalées sur six scènes distinctes de 35/40 minutes environ chacune et de plus d’une heure de matériaux behind the scenes. Le premier disque voit Jiz en tant que protagoniste de trois différentes performances sexuelles : dans la première, elle s’essaye avec Belladonna elle-même ; dans la deuxième, on la retrouve avec April Flores, la celèbre performeuse BBW prêtée par l’alt porn [7] ; enfin, dans la troisième, elle prend part à un threesome avec Syd et Sinn Sage. Dans le second disque, en revanche, on voit Syd aux prises avec Bobbi Starr et Aiden Starr dans deux différents épisodes, ainsi qu’avec la metteuse en scène Belladonna dans la bonus scene finale.
14Dans quel sens peut-on dire alors que Strapped Dykes donne l’impression de ne pas être totalement « conforme » au genre gonzo ? Une analyse de l’articulation entre sa production et son apparat textuel peut nous aider à clarifier ce point.
15Dans son récent article sur la corporate pornography américaine, Federico Zecca reconnaît dans la polarisation entre deux « modèles de discours » différents, le feature et le gonzo, l’opposition constitutive qui informe (et prédétermine) la pornographie audiovisuelle mainstream contemporaine [8] : là où le premier hérite et met à jour la structure textuelle et productive du long-métrage porno de la Golden Age, le second pousse jusqu’aux conséquences extrêmes la structure all sex typique de la pornographie wall-to-wall des années quatre-vingt-quatre-vingt-dix. Ainsi, le feature est caractérisé par des valeurs de production moyennes-hautes ; il est destiné à un public de couples ; il représente des numéros sexuels vanilla intégrés dans le développement narratif ; il construit un espace diégétique dans un régime fictionnel ; et il présente enfin une instance énonciative « transparente ». Le gonzo, en revanche, a des valeurs de production moyennes-basses et cible un spectateur masculin et hétérosexuel ; il « montre » (et ne « raconte [9] » pas) des actes sexuels extrêmes et hyperboliques [10] ; il adopte un mode de production de sens (pseudo)documentarisant ; il présente enfin une instance énonciative qui tend à l’exhibition métalinguistique – à travers aussi l’utilisation de formes d’interpellation directe [11].
Un gonzo queer ?
16En premier lieu, du point de vue de la production, Strapped Dykes correspond, du moins en partie, au modèle théorique « idéal ». Le plateau est constitué d’un seul lieu et l’équipe technique est plutôt réduite (six personnes). Bien qu’il soit impossible de connaître le coût effectif du film, on peut déduire de ces peu d’éléments qu’il s’agit probablement d’une production à budget moyen-bas.
17La question de la target audience exclusivement masculine est, en revanche le premier point problématique en ce qui concerne le positionnement de genre du film. Tout d’abord, il est important de signaler que l’appartenance à la typologie girl-girl ne suffit pas en tant que telle à faire de ce film un produit attrayant pour un public féminin (homosexuel) : la représentation d’actes sexuels entre performeuses dans le but de complaire à un regard masculin est chose plutôt normale dans le gonzo (et dans le porno en général). Dans ce cas, toutefois, certains éléments amènent à penser qu’il y ait eu une tentative d’avoir prise aussi sur un public potentiel « authentiquement » queer.
18Avant tout, la présence de deux performeuses manifestement caractérisées comme butch fonctionne dans un sens véridictionnel par rapport à la volonté sincère d’une destination queer du film, la lesbienne « masculine » étant une figure absolument non prévue par le girl-girl à destination hétérosexuelle [12]. De plus, la communication paratextuelle du film fait clairement un clin d’œil à la culture LGBT. Déjà, dans le titre même, on emploie le mot dyke, fortement connoté dans un sens identitaire, au lieu de la terminologie plus conforme au gonzo – comme, par exemple, whore, slut ou simplement lesbian. Ensuite, à l’issue du générique de fin, intervient une déclaration « politique » – Support gay rights. Get out of the closet –, qui nous rappelle qu’existe un monde de luttes et de revendications au-delà de la représentation sexuelle. La manière dont le film est catégorisé à l’intérieur du site web de la Belladonna Entertainment semble aussi remplir une fonction de rappel larvée car il est intégré dans la sous-catégorie « queer [13] ».
19Deuxièmement, du point de vue de la sémantique sexuelle, les actes montrés correspondent pleinement à l’idée de sexe hyperbolique et « athlétique » typique de cette catégorie, bien qu’ils soient légèrement plus mild par rapport aux gonzo all-female ordinaires dirigés par Belladonna.
20La composition du casting impose évidemment une « déclinaison » particulière de certains sexual numbers à la base du genre, tels que le deep-throat, choking, anal (ou pussy) gaping, ass-to-mouth et ainsi de suite. Ainsi, de telles pratiques sont « ré-écrites » de façon appropriée à un contexte girl-girl : l’étouffement ou l’élargissement non naturel des orifices sont ici produits soit à travers l’action des mains des performeuses – fingering et fisting vaginal, oral et anal –, soit à travers l’utilisation de sex toys (strap-on, dildo, butt plug). Dans d’autres cas, en revanche, la mise en scène particulière de certains actes sexuels semble presque représenter une sorte de « variante dyke » de quelques constantes iconographiques du gonzo straight : le spit play plutôt poussé que l’on voit au début de la séquence entre Jiz et April, par exemple, rappelle du point de vue figuratif une session de cum play ; ou encore, les deux performances de squirting « facial » renvoient clairement, au niveau de la composition, à la représentation d’un facial traditionnel.
21Il faut remarquer toutefois que les pratiques montrées dans ce film – à l’exception peut-être de celles pouvant être lues potentiellement comme « dégradantes », à l’instar par exemple de l’anal gapig et ass-to-mouth – sont aussi parfaitement attribuables à la représentation du sexe queer dans des expériences connotées, de façon plus canonique, en sens identitaire. Heather Butler nous rappelle en effet que déjà à la fin des années quatre-vingt, la pornographie destinée à un public homosexuel féminin s’était émancipée de la conviction que certains actes sexuels, par exemple toutes les formes de pénétration ou de rough sex en général, puissent constituer une sorte de « contagion » hétérosexuelle par rapport au « vrai » sexe lesbien [14]. Par conséquent, dans la majeure partie des productions clairement affichées queer, la présence de dildo, vibromasseurs, fisting, fingering et d’éjaculation féminine est non seulement devenue partie intégrante d’une iconographie parfaitement assumée et consolidée, mais elle concourt dans un sens véridictionnel à l’attestation de la spontanéité du sexe mis en scène.
22Une autre « anomalie » de la représentation sexuelle éloigne Strapped Dykes du gonzo et le rapproche du queer porn. Dans le gonzo hétérosexuel, l’action et l’agency sont des prérogatives exclusivement masculines : les corps des femmes y semblent seulement représentés comme de « simples enveloppes de chair dans lesquelles on “plante” les choses les plus disparates [15] ». Dans ce film, la combinaison entre deux performeuses à l’aspect butch et des pornostars plus conventionnellement féminines aurait pu conduire à la re-proposition d’une dynamique unidirectionnelle de ce type. Au contraire, on évite absolument ici d’établir une équivalence entre rôles de genre et typologies de pratiques, en rejetant un gender-play aux rôles fixes et irréversibles, et en désavouant la distinction (typique du gonzo) entre le masculin qui pénètre/agit et le féminin qui est pénétré/subit.
23En revanche, en ce qui concerne le mode de production du sens, le film en question respecte les caractéristiques de base du gonzo : on se retrouve ainsi dans un régime complètement monstratif et (pseudo)documentaire, qui ne concède pas la moindre prise à la diégétisation ou à la fictionnalisation. De ce point de vue, Strapped Dykes n’a absolument rien en commun (les deux protagonistes mises à part) avec quelques-unes des plus célèbres expériences pouvant être rattachées au queer porn, où l’on tend, de façon générale et au contraire, vers un modèle feature d’intégration narrative des numéros sexuels. Dans The Crash Pad (Shine Louise Houston, 2005), par exemple, le passage de main en main des clefs d’un appartement constitue un cadre diégétique qui contient et motive les sexual acts présents dans le film. Dans d’autres cas encore, on a même affaire à des procédures plus complexes, comme le travail sur les genres cinématographiques légitimes – par exemple la variation pornographique du « drame sportif » dans Champion : Love Hurts (Shine Louise Houston, 2008) – ou la ré-élaboration méta-discursive du porno même – comme dans Nostalgia (Courtney Trouble, 2009), où l’on met en scène la « queerisation » des films de la Golden Age.
24Enfin, du point de vue linguistique, les écarts les plus importants vis-à-vis du gonzo classique se trouvent dans l’absence totale d’une quelconque forme d’interpellation, et dans les stratégies d’identification particulières activées par le texte. Dans le gonzo, la fonction du regard-caméra (ou de la caméra subjective, dans le sous-genre POV) est celle de créer un trait d’union visuel entre le performer masculin et le spectateur (que l’on suppose être mâle), engendrant une communication que l’on définirait d’identification-interactive ; dans un gonzo all-female traditionnel, évidemment, on vise un autre type de communication, que l’on définirait d’identification-voyeuriste, en vertu de laquelle le spectateur (que l’on suppose à nouveau être mâle) observe comme « depuis le trou de la serrure » – ou depuis une position de distance et de « domination » – le spectacle sexuel mis en acte par les performeuses.
25Dans le cas de Strapped Dykes, aucune de ces deux modalités ne décrit de façon adéquate la posture de spectateur engendrée par le film. Certaines déterminations textuelles, et surtout contextuelles, semblent produire un type différent de communication entre le texte et celui/celle qui regarde – que l’on ne suppose plus être exclusivement mâle, comme nous l’avons vu – communication que l’on propose de définir comme identification-inclusive. Essayons de mieux préciser ce point.
26En premier lieu, quelques éléments internes au texte semblent travailler à la construction d’une communication qui mette idéalement sur le « même plan » la spectatrice implicite et les performeuses. Avant tout, le switch constant des rôles sexuels/de genre auquel nous avons fait allusion plus haut complexifie les processus du désir et empêche, de fait, une identification à sens unique avec un principe exclusivement masculin/actif/sujet ou féminin/passif/objet. Un autre facteur qui peut agir dans cette direction est l’utilisation très modérée du dirty talk : dans Strapped Dykes aucune des performeuses ne se réfère à l’autre avec des expressions telles que « suck it, bitch ! » ou similaires, qui pourraient créer des micro-dynamiques de pouvoir fonctionnant ainsi dans un sens objectifiant et « distanciant » – et opérant à nouveau une bifurcation potentielle dans les possibilités d’identification. De ce point de vue, le film semble d’autre part ouvrir à l’induction d’un véritable « plaisir visuel lesbien sur la base duquel la spectatrice veut à la fois être et avoir l’objet [16] » de la vision, ceci à travers l’articulation de cette forme particulière de regard – ce qui a été appelé le lesbian gaze – qui constituerait, selon Rebecca Beirne, l’une des marques énonciatives du « vrai » dyke porn.
27Deuxièmement, sur un plan contextuel, deux processus fondamentaux permettent une identification inclusive potentielle de la spectatrice : le rappel « communautaire » et l’injection de « vie réelle » tous deux amorcés par la présence de Jiz et Syd comme protagonistes du film. Grâce à des choix précis de style et de carrière, ainsi qu’à travers une autoreprésentation médiatique diffuse – par le biais de blog, social network, interviews, participation à des festivals et colloques – chacune des deux performeuses a en fait développé au fil des ans une communication identitaire, subculturelle et politique très claire et forte, qui s’articule surtout autour de deux axes principaux : celui de l’agency sexuel et celui du « témoignage ».
28Ce deuxième aspect en particulier est très important quant aux fins de notre discours : ainsi, Jiz et Syd perçoivent (à raison) leur travail dans le porno comme un instrument politico-culturel capable de donner de la visibilité à des sujets et corps queer qui n’ont pas encore trouvé une représentation adéquate, non seulement dans le porno mainstream, mais aussi et surtout dans les médias « légitimes » et dans la société en général. Dès lors, la valeur testimoniale de leurs performances sexuelles, non seulement transcende l’opposition entre queer et mainstream, mais problématise même la séparation entre « pornographique » et « social », en contribuant à construire ce que Julie Levin Russo définit comme « un rapport sexuel participatif à l’intérieur de communautés subculturelles qui sont composées dans la même mesure d’environnements réels et virtuels [17] ». En ce sens, donc, l’impression d’« inclusion » que l’on retire de la vision du film est soutenue par une référence claire à une communauté précise qui – comme nous l’avons suggéré au début – représente aussi, et ce n’est pas par hasard, l’une des cibles commerciales anticipées au niveau de sa production.
29La vie extra-pornographique des deux performeuses agit dans un autre sens encore, de manière à renforcer l’inclusivité de la communication. À la fin du threesome entre Jiz, Syd et Sinn Sage, les trois performeuses sont en train de s’embrasser passionnément pour sceller la conclusion de l’épisode : précisément à ce moment-là, il arrive quelque chose d’impensable dans le porno, puisque l’on voit Syd donner un baiser rapide sur la joue de Jiz, tandis que cette dernière lui chuchote « Je t’aime ». Leur complexe relation sentimentale « réelle » fait irruption de la sorte dans la scène, en déséquilibrant à la fois les conventions de la pornographie et celles de la fiction en général. Ce moment d’intensité dramatique développe une fois de plus un dialogue (in)direct avec la spectatrice qui devient dépositaire de la « confession involontaire [18] », non pas du plaisir, mais de l’amour [19].
Colonisation, ré-appropriation et inversion
30Le statut de genre et commercial de Strapped Dykes, que nous avons tenté d’analyser dans cet article, ouvre une série de questionnements vis-à-vis du rapport entre ce qu’on appelle le porno mainstream et les pornographies alternatives. Tout d’abord, il semble difficile de comprendre quelles dynamiques réelles de « colonisation » entre mainstream et queer ont opéré dans Strapped Dykes : dans quel sens le film même est-il transformé par la portée sociale et sémantique de Jiz Lee et Syd Blakovich ? Et, en retour, dans quelle mesure le fait d’avoir travaillé avec une pornostar de renommée mondiale et pour l’un des porn studios étasuniens les plus confirmés a-t-il eu une influence sur la carrière et l’image de Jiz et Syd ? En outre, devant des produits de ce type – et un discours similaire pourrait être valable pour la production de metteuses en scène telles que Tristan Taormino ou Joanna Angel – on en vient à se demander quelle est la valeur heuristique réelle de la distinction entre mainstream et alt/indie/queer, au-delà (peut-être) de celle permettant de différencier des secteurs de marché et des publics potentiels.
31En premier lieu, il pourrait être utile d’interpréter cette opération de queerisation du gonzo comme l’énième élément de la construction de brand particulière opérée par Belladonna : en fait, l’actrice, metteuse en scène et productrice a toujours été très habile à créer et maintenir un positionnement « atypique » à l’intérieur de l’industrie, aussi à travers l’expérimentation de formes innovantes comme celle représentée par Strapped Dykes [20]. Deuxièmement, s’il est vrai que la carrière des deux performeuses queer peut avoir reçu une impulsion vers le mainstreaming par la participation à ce film – ainsi, Jiz Lee a, par la suite, travaillé aussi avec des géants comme Digital Playground et Vivid, tandis que Syd a pris part à des productions labellisées Kink.com/Private –, leur « cohérence personnelle » ne semble cependant pas avoir été mise en discussion par la possibilité d’accéder à des contextes différents de ceux du départ. Toutes deux maintiennent en fait une fidélité absolue à leur propre type physique, ainsi qu’à leur propre fluidité de genre, en fuyant le conformisme esthétique et les catégorisations typiques du porno « normal » (hétérosexuel).
32Pour ce qui est en revanche de l’opposition entre mainstream et pornographies alternatives, il s’agit d’une problématique trop complexe pour l’affronter ici. Dans tous les cas, ce n’est pas notre intention de proposer un abandon total de cette bipartition mais nous estimons qu’elle devrait peut-être être en quelque sorte reformulée, aussi à la lumière de deux notions (étroitement liées) qui ont récemment émergé sur le devant de la scène dans les discours sur la pornographie : l’idée du porno féministe et celle de pornographie « durable ».
33La question de la pornographie féministe, bien que déjà débattue durant le porn wars des années quatre-vingt, a atteint ces dernières années une formalisation institutionnelle plus solide à travers l’expérience importante des Feminist Porn Awards de Toronto qui, depuis 2006, sont devenus un lieu de rencontre obligé et une forme d’attestation publique pour toutes les réalités qui refusent une pornographie construite sur l’exploitation et sur l’humiliation des femmes [21]. C’est dans ce cadre qu’a émergé avec force le principe opérant de « porno fair trade », à savoir la nécessité pour les nouvelles pornographies de se développer dans un contexte de production respectueux de la santé, de la dignité et des variétés infinies de genre des performers. Une telle conception ajoute, de fait, un autre élément à la controverse liée au mainstream, en fournissant une catégorie interprétative inédite, capable de dépasser l’éternelle opposition entre corporate porn et productions indepéndantes, ainsi que de rendre compte de produits qui, comme Strapped Dykes, peinent à trouver une place dans des typologies trop rigides.
34Selon certaines metteuses en scène, toutefois, la condition d’une production éthique, bien que nécessaire, n’est pas suffisante en soi pour réaliser un porno féministe ; ce serait en fait et surtout la manière dont la mise en scène est articulée – quels actes sexuels, quelles techniques de récit, quel regard – qui détermine la réussite ou pas d’une « bonne » représentation qui soit respectueuse des corps féminins/queer, et non pas objectifiante [22]. Pour conclure, je voudrais m’arrêter brièvement sur la notion d’objectification et sur son rôle (supposé) dans les mécaniques du désir pornographique.
35Revenons une fois encore aux images de Strapped Dykes. À l’instar de ce qui a déjà été esquissé précédemment, certaines des pratiques sexuelles montrées présentent des traits de « manipulation » du corps féminin qui, extrapolés du contexte hybride particulier du film et insérés dans le cadre plus ample du gonzo, pourraient donner lieu à des représentations pouvant être potentiellement lues comme objectifiantes, voire même « dégradantes ». Dans la cinquième scène, par exemple, la vision d’Aiden Starr, couettes et maquillage défait – à l’instar de n’importe quelle « teenage bitch » à la Max Hardcore –, bavant et pénétrée avec force dans la gorge par le gros strap-on de Syd Blakovich, ne semble pas, à première vue, se distinguer foncièrement de la représentation commune des femmes dans le porno hétéro-mainstream à proprement parler.
36Dans son célèbre article, Lauren Langman utilise la catégorie de grotesque degradation – élaborée à partir de la notion bachtinienne de « réalisme grotesque » – pour définir un « genre » particulier de la pornographie contemporaine. Selon Langman, l’élaboration d’un corps féminin grotesque, submergé de fluides corporels et avec les orifices dilatés par des phallus géants, fonctionnerait dans un sens compensatoire pour le spectateur affaibli du point de vue social par la précarisation du travail dans un marché mondial déterritorialisé, et « miné » dans sa propre masculinité par la montée du féminisme. La grotesque degradation contribuerait en particulier à créer des « règnes fantastiques d’hyper-masculinité dans lesquels les femmes ne sont pas seulement l’objet de la concupiscence masculine, mais où elles sont systématiquement dégradées en signe de représailles pour leur assertivité [23] ». Sans nous engager ultérieurement dans le discours complexe tel que celui formulé par Langman, il nous paraît simplement intéressant de mettre l’accent ici sur la déclinaison opposée que les images du corps « grotesque » endossent dans le film en question.
37Les choix de mise en scène de Belladonna, ainsi que le style de récitation des performeuses impliquées dans les différents épisodes [24], semblent en fait orientés vers une ré-appropriation des modalités de la dégradation grotesque, dans un processus que nous pourrions définir, en paraphrasant Beatriz Preciado, de « renversement des positions d’énonciation [25] ». D’emblèmes de la pornographie hétérosexuelle (compensatoire), la dilatation des orifices, la surabondance des fluides corporels, la violence physique, sont ici re-signifiés comme affirmations de la mutualité du plaisir, de l’authenticité et de l’agency du corps queer, à travers une opération de « […] citation [qui] déplace la force performative du code hétérocentré pour finalement “inverser”, provoquer une per-version de direction des effets de production sexuelle [26]. »
38Ainsi, le rough sex est ici codifié comme « play [27] » et c’est peut-être cela le point de contact majeur entre la mise en scène sexuelle dans Strapped Dykes et le récit visuel du sexe queer dans le porno indépendant. Dans son intervention sur les différences entre queer porn et pornographie hétérosexuelle, Barbara DeGenevieve identifie précisément dans l’intentionnalité avec laquelle est figurée la violence la distinction principale entre les deux sphères de représentation. Selon l’auteure, en fait, « même lorsque le porno queer décide de simuler des scènes violentes, lorsque les actes mêmes sont très similaires à ce qui peut arriver dans le porno hétéro, il s’agit toujours et sans équivoques d’“une scène”, et donc d’une représentation clairement fétichiste [28]. »
39Cette diversion/parodie queer du geste (hétéro)sexuel se révèle encore plus intéressante précisément à cause de la position particulière du film que nous avons analysé. Il ne s’agit pas en fait d’une œuvre politique « spécifiquement programmatique » ; son indécision quant au genre (entre gonzo et queer, entre mainstream et indie) le rend plutôt proche d’un produit symbole du régime contemporain des proliferating pornographies, où la transmigration des codes visuels-narratifs et la réduction des frontières entre les genres constituent désormais une pratique consolidée. Pourtant, entre les mailles de sa configuration textuelle et contextuelle apparaissent certains « jeux » (avec le pouvoir, avec le gender, avec le porno même) qui font de Belladonna’s Strapped Dykes une œuvre politique à tous les effets, bien que peut-être seulement de façon accidentelle.
Notes
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[*]
Une version anglaise plus développée de cet essai sera publiée en 2014 dans Porn After Porn : Contemporary Alternative Pornographies, sous la direction de Enrico Biasin, Giovanna Maina et Federico Zecca, Mimesis International, Milano-Udine.
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[1]
Linda Williams, « Porn Studies : Proliferating Pornographies On/Scene : An Introduction », in Ead. (sous la dir.), Porn Studies, Duke University Press, Durham-Londres, 2004, p. 1-23.
- [2]
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[3]
Pour une reconstitution de l’histoire du porno féministe, se reporter à : Tristan Taormino, Celine Parreñas Shimizu, Constance Penley, Mireille Miller-Young (sous la dir.), The Feminist Porn Book : The Politics of Producing Pleasure, The Feminist Press, New York, 2013 ; pour une analyse des pornographies alternatives contemporaines, voir : Enrico Biasin, Giovanna Maina, Federico Zecca (sous la dir.), Porn After Porn : Contemporary Alternative Pornographies, Mimesis International, Milan-Udine, en cours de publication. Sur le post-porno, voir : Tim Stüttgen (sous la dir.), PostPornPolitics : Queer-Feminist Perspective on the Politics of Porn Performances and Sex-Work as Cultural Production, b-books, Berlin, 2009.
-
[4]
Epiphora, « Belladonna’s Strapped Dykes », XCritic, le 19 janvier 2010, http://www.xcritic.com/review/34844/belladonna-belladonnas-strapped-dykes/ (dernière visite le 30 juin 2013).
-
[5]
Domina Doll, « Belladonna’s Strapped Dykes », Pop My Cherry. Sexuality & Pop Culture, le 17 octobre 2010, http://popmycherryreview.com/film-reviews/chick-flicks/belladonnasstrapped-dykes/ (dernière visite le 30 juin 2013).
-
[6]
Sinclair Sexsmith, « Review : Belladonna’s Strapped Dykes (DVD) », Sugarbutch Chronicles, le 11 mars 2011, http://www.sugarbutch.net/2011/03/review-belladonnas-strapped-dykes-dvd/ (dernière visite le 30 juin 2013).
-
[7]
Par BBW (Big Beautiful Women), on se réfère à un sous-genre de porno qui fétichise les femmes plus-sized. Les problèmes inhérents au rapport entre cette étiquette et la « ghettoïsation » commerciale des performeurs BBW sont traités par la même Flores dans « Being Fatty D : Size, Beauty, and Embodiment in the Adult Industry », in Tristan Taormino, Celine Parreñas Shimizu, Constance Penley, Mireille Miller-Young (sous la dir.), The Feminist Porn Book : The Politics of Producing Pleasure, op. cit., p. 279-283.
-
[8]
Federico Zecca, « La corporate pornography americana. Modelli di discorso a confronto », in Federico Zecca, Stephen Maddison, Gli estremi dell’hard. Due saggi sul porno contemporaneo, Mimesis, Milan-Udine, 2013, p. 9-35.
-
[9]
Enrico Biasin, Federico Zecca, « Contemporary Audiovisual Pornography : Branding Strategy and Gonzo Film Style », in Cinéma & Cie : International Film Studies Journal, vol. IX, n. 12, printemps 2009, p. 162.
-
[10]
Enrico Biasin, Federico Zecca, « Putting Pornography in its Place », in Philippe Dubois, Frédéric Monvoisin, Elena Biserna (sous la dir.), Extended Cinema. Le Cinéma gagne du terrain, Campanotto, Udine, 2010, p. 362.
-
[11]
Federico Zecca, La corporate pornography americana. Modelli di discorso a confronto, op. cit., p. 34.
-
[12]
Rebecca Beirne, « Interrogating Lesbian Pornography : Gender, Sexual Iconography and Spectatorship », in Claire Hines, Darren Kerr (sous la dir.), Hard to Swallow : Hard-Core Pornography on Screen, Wallflower Press, Londres-New York, 2012, p. 237-238.
- [13]
-
[14]
Heather Butler, « What Do You Call a Lesbian with Long Fingers ? The Development of Lesbian and Dyke Pornography », in Linda Williams (sous la dir.), Porn Studies, op. cit. p. 167-197.
-
[15]
Stephen Maddison, « Le mitologie pornografiche e i limiti del piacere. Max Hardcore e il porno estremo », in Enrico Biasin, Giovanna Maina, Federico Zecca (sous la dir.), Il porno espanso. Dal cinema ai nuovi media, Mimesis, Milan-Udine, 2011, p. 114.
-
[16]
Reina Lewis, Katrina Rolley, « Ad(dressing) the Dyke : Lesbian Looks and Lesbian Looking », in Peter Horne, Reina Lewis (sous la dir.), Outlooks : Lesbian and Gay Sexualities and Visual Cultures, Routledge, Londres-New York, 1996, cité in Rebecca Beirne, Interrogating Lesbian Pornography : Gender, Sexual Iconography and Spectatorship, op. cit., p. 234. Italique des auteures.
-
[17]
Julie Levin Russo, « “The Real Thing” : Reframing Queer Pornography for Virtual Spaces », in Katrien Jacobs, Marije Janssen, Matteo Pasquinelli (sous la dir.), C’Lick Me : A Netporn Studies Reader, Institute of Network Cultures, Amsterdam, 2007, p. 250.
-
[18]
Linda Williams, Hard Core : Power, Pleasure, and the « Frenzy of the Visible », op. cit., p. 50.
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[19]
Au moment du tournage, Jiz et Syd étaient amantes de longue date également en dehors du plateau cinématographique. On suppose évidemment ici que celui/celle qui regarde la scène soit au fait de leur histoire personnelle ; dans le cas contraire, il serait intéressant d’analyser les éventuelles formes de dépaysement d’un spectateur-type du gonzo vis-à-vis d’un « Je t’aime » placé à la fin d’un threesome enflammé comme celui qui est donné à voir.
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[20]
Sur la notion de brand liée à l’industrie du porno, voir : Enrico Biasin, Oscenità di brand. L’industria culturale della pornografia audiovisiva contemporanea, Mimesis, Milan-Udine, 2013.
-
[21]
The First Annual Feminist Porn Conference (le 6 avril 2012, Toronto), d’où est issue l’anthologie The Feminist Porn Book citée précédemment, tire son origine d’un contexte très proche de celui des FPAs.
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[22]
Anne G. Sabo résume cette polémique dans : « After Pornified : Feminist Porn », in One+One. Filmmakers Journal, n° 10, le 25 février 2013, p. 49-55.
-
[23]
Lauren Langman, « Grotesque Degradation : Globalization, Carnivalization, and Cyberporn », in Dennis D. Waskul (sous la dir.), net.seXXX. Readings on Sex, Pornography and the Internet, Peter Lang, New York, 2004, p. 202.
-
[24]
Sur la récitation dans le porno, voir : Clarissa Smith, « Reel Intercourse. Il sesso e il corpo performante », in Enrico Biasin, Giovanna Maina, Federico Zecca (sous la dir.), Il porno espanso. Dal cinema ai nuovi media, op. cit., p. 79-109, édition anglaise : « Reel Intercourse : Doing Sex On Camera », in Claire Hines, Darren Kerr (sous la dir.), Hard to Swallow : Hard-Core Pornography on Screen, op. cit., p. 194-214.
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[25]
Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, Paris, Éditions Balland, 2000, p. 26.
-
[26]
Idem, p. 49.
-
[27]
Barbara DeGenevieve, « Ssspread.com : The Hot Bods of Queer Porn », in Katrien Jacobs, Marije Janssen, Matteo Pasquinelli (sous la dir.), C’Lick Me : A Netporn Studies Reader, op. cit., p. 235.
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[28]
Ibidem.