« Miscellanées, collages et commentaires : fragments d'un discours littéraire de la Renaissance à nos jours (2) »
1Montaigne est à la charnière de l’histoire littéraire en ce qu’il inaugure le genre qui par excellence marque le xixe et le xxe siècle : la littérature du Moi. C’est un précurseur dont l’œuvre est fondatrice de la notion d’autonomie de la littérature puisqu’il vient, avec les Essais, clore l’ère d’une littérature de l’exemplum) nourrie du discours et des actions des Antiques. En donnant simplement à lire et à entendre les viles péripéties d’une « vie basse, et sans lustre » et en proclamant que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (iii, 2 : « Du repentir » ; iii, 26), Montaigne donne à la littérature un nouvel horizon éthique lié au phénomène d’individuation qui marque les Temps Modernes.
2On connaît le fameux épisode des Essais au cours duquel Montaigne, victime d’une chute de cheval, reste plusieurs jours entre la vie et la mort et se sent glisser, avec une certaine béatitude, vers le néant. « C’eut été sans mentir une mort bienheureuse ; car la faiblesse de mon discours me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir. Je me laissais couler si doucement et d’une façon si douce et si aisée que je ne sens guère autre action moins pesante que celle-là » (ii, 6 : « De l’exercitation », i, 536). Au sein du néant dans lequel glisse Montaigne, il n’y a plus de langage, il n’y a plus que l’expérience réelle de la finitude. Montaigne est celui par qui la conscience de l’intime prend corps dans la littérature et il faudra pas moins de quatre siècles pour forger le nouveau véhicule littéraire et linguistique qui permettra cette immersion complète au sein de la conscience individuelle que réalise le roman psychologique et monologique contemporain, de Dostoïevski à Proust. Cette littérature qui retrouve le chemin de la connaissance de soi à laquelle invitent les Essais se réapproprie naturellement, pour dire et écrire l’insaisissable « fiction de l’intime », certains des procédés dont la littérature de la Renaissance avait cherché à faire usage pour rendre compte de la diversité du monde et des savoirs. De la même manière, cependant, que les philologues de la Renaissance s’étaient trouvés confrontés à une inflation incontrôlable du savoir, la littérature moderne reste le témoin impuissant du déchaînement parfois monstrueux de l’intime qui fait écho à l’inintelligible fracas du monde.
Le règne du multiple
3À partir de la seconde moitié du xixe siècle, dans le contexte très particulier formé par une évolution tout autant économique et technique que philosophique et morale s’affirme la figure de l’individu moderne, à la fois héritier de la raison triomphante du xviiie siècle et dépositaire des bouleversements de la révolution industrielle. Le Moi affirme son règne dans le roman, règne exigeant dont Dostoïevski s’est fait le peintre le plus à même peut-être de retranscrire les errements. « Dostoïevski n’est pas le seul ni le premier explorateur de ces régions confuses. Mais nul n’y aura fait plus de découvertes », écrit Michel Arnauld dans la NRF en août 1923 [1]. Dans les Notes d’un souterrain, l’homme du souterrain expose sans cesse son Moi désespérément indéterminé à un regard extra-lucide. « Il sait tout de lui-même (un narrateur aussi omniscient que l’auteur peut l’être), mais se dissout sans cesse devant son regard [2]. » L’usage implacable que fait Dostoïevski de l’introspection maladive du personnage donne naissance au roman dialogique, non pas tant par l’usage du monologue intérieur mais à travers les multiples personnifications du Moi qui s’exprime dans le discours du narrateur et habitant du souterrain. Dans les romans de Dostoïevski, rappelle Mikhaïl Bakhtine, les personnages ne sont que des voix qui s’élèvent ou s’éteignent, portées par les flux de la pensée, pour jeter un regard éphémère et vacillant sur le monde et sur eux-mêmes. Les protagonistes du roman dialogique, pas plus que l’auteur ne les caractérise, ne parviennent à se caractériser eux-mêmes. À travers ce carnaval polyphonique qu’est le spectacle de l’intime, le roman dialogique devient une véritable fête des masques où règne l’indétermination la plus totale. Dostoïevski fait appel à toutes les ressources de l’excès et de l’outrance pour faire « apparaître la subjectivité comme telle à travers la dissolution de l’homme intelligent en “créature sans caractère” [3]. » Dans cette forme d’écriture, le personnage n’incarne pas une vertu, ni un caractère précis, il les singe tour à tour. Dans l’espace du roman devenu carnaval de l’existence, l’élément humain peut se révéler dans toute sa diversité et sa véracité. « La représentation carnavalesque de Rabelais est assimilée par Bakthine à la représentation du monde par le peuple. Celle du multiple chez Dostoïevski est une autre facette de cette représentation du monde par le peuple, qui est en réalité l’expression la plus complète de la modernité [4]. » Il ne reste plus au roman psychologique du xxe siècle qu’à proposer le récit impossible de cet interminable jeu des masques dont la conscience est le siège.
Ce qui est caché
4Ce « récit impossible [5] » s’incarne et s’enrichit magistralement dans l’œuvre de Proust. Parallèlement aux découvertes de freud ou aux recherches de Bergson qui exercent une influence indéniable sur les milieux intellectuels au début du xxe siècle, le modèle proustien accomplit une révolution littéraire à travers une gestion originale de la narration et de la temporalité, et une brillante maîtrise de la description analytique [6]. En bousculant les principes traditionnels de la narration romanesque dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust forme un projet aussi audacieux et « scandaleux » que celui de Montaigne en son temps. Utilisant toutes les ressources offertes par la narration, Proust propose une déconstruction savante, un véritable kaléidoscope temporel, narratif et psychologique qui multiplie les points de vue, s’autorise de longues digressions, qui sont autant de respirations dans le roman, et propose au lecteur de pénétrer dans un labyrinthe de réminiscences qui semblent de prime abord former la matière essentielle d’une vaste fresque chaotique. À propos de la lecture de La Philosophie de la composition d’Edgar Poe par Marcel Proust, Luc fraisse remarque que ce dernier y « rencontre sous une nouvelle forme l’alternative qui a fait toute sa vie d’écrivain et qu’il n’a su trancher que très tard : le commentaire et le récit, l’exposé d’une théorie ou l’invention d’une fiction [7]. » Cette indécision de l’auteur marque la construction de Du côté de chez Swann et de À l’ombre des jeunes filles en fleurs jusqu’à la résolution finale du Temps retrouvé, aboutissement de la « faculté créatrice » et de la « vocation littéraire » dont toute l’œuvre a patiemment et minutieusement présenté la genèse. La Recherche peut être conçue comme l’exploitation de cette indécision originelle qui aboutit à un acte de création parfaitement contrôlé. Rien n’est véritablement laissé au hasard, dans cette œuvre labyrinthique, collage de références et de commentaires qui constitue La Recherche. Le collage proustien est tout entier soumis à la volonté de l’auteur de couvrir tous les aspects d’une œuvre qui a trouvé son exacte correspondance théorique dans l’essai de Jacques Rivière, Le Roman d’aventure :
5La pensée toute entière d’un écrivain, dès le moment où elle naît, est comme appelée hors de son informité vers un ordre qu’elle ne peut pas atteindre tout de suite, mais où seulement elle trouvera le repos : rien n’est plus interdit que de la fixer avant qu’elle n’y soit parvenue [8].
6À cette conception, Rivière avait opposé le symbolisme comme une première tentative de recomposition de l’intime faisant appel aux principes du collage littéraire. Mais l’œuvre symboliste, nous dit Rivière, n’est pas soumise aux forces primitives de l’inconscient, à l’incontrôlable déferlement de l’émotion, mais « à tous les acides de la pensée [9] », déjà consumée avant d’être née sous la plume. L’œuvre symboliste est le théâtre de l’émotion, mais c’est un théâtre sur la scène duquel aucune pièce ne se joue et dans lequel chaque acteur récite pour soi son texte. Aucune des parties de l’œuvre symboliste n’est réellement distincte de l’autre, elle n’est pas soumise à l’ordonnancement général d’une intelligence mais elle est au contraire le lieu d’un chaos minutieusement ordonné, hérissé de fulgurances, d’où s’élancent les impressions fugaces, les images qui en elles-mêmes sont un aboutissement et non les parties d’un tout cohérent. « Elles montent ensemble comme les oiseaux chassés d’un buisson. […] Et l’œuvre n’est pas un édifice, mais un jardin épanouissant à la fois au hasard tous ses parterres odorants et confus [10]. » Cet amalgame en mouvement d’impressions esquissées n’implique aucune construction, ni aucune gradation, aucune croissance ou décroissance du sentiment qui puissent conférer aux images offertes au lecteur une profondeur et une valeur autre que purement esthétique. « Il n’y a rien d’invisible entre les diverses parties de l’œuvre [11]. » L’invisible reste inaccessible derrière le miroir de chaque métaphore, l’absence de hiérarchie dans l’œuvre ne lui offre aucun des interstices par lequel il pourrait se glisser jusqu’à l’esprit du lecteur. Il s’ensuit ainsi que l’œuvre symboliste n’opère pas une reconstruction de l’inconscient mais propose au lecteur une succession d’instantanés, issus d’un imaginaire conscient. Chaque image s’y offre en sa totalité indépendante de l’ensemble auquel elle est liée sans y appartenir.
7Contrairement à la poésie symboliste dans laquelle règne la sensation déjà parfaitement intériorisée par l’auteur, le domaine littéraire dont Rivière dessine les contours dans son essai, Le Roman d’aventure, publié en 1912, cultive en son sein le paradoxe d’une œuvre qui doit autant à l’intelligence qu’à la sensibilité et qui n’offre pas cet aspect d’œuvre achevée qui caractérisait la perfection formelle et hermétique du symbolisme. La création littéraire défendue par Rivière est foisonnante, bourgeonnante, constamment inachevée et quasi incontrôlable. Pour reprendre l’image du théâtre, le roman voulu par Rivière s’apparente à une pièce dans laquelle les acteurs improvisent sans souci de suivre les commandements de l’auteur mais se répondent les uns aux autres pour former ce dialogue, cette construction dont Proust affirme à Rivière, dans leur correspondance, qu’elle est bien la marque distinctive de son œuvre : « […] mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction » écrit Proust à Jacques Rivière en 1912. Dans la même correspondance, Proust emploie le terme de « cathédrale », qui fera date, pour qualifier son œuvre. Il confie également à Jean de Gaigneron : « j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche, vitraux de l’abside, etc., pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait de manquer de construction [12]. » La métaphore du vitrail convient ici à merveille pour qualifier une œuvre qui réunit les fragments épars d’une réalité qu’elle décompose préalablement pour former un nouveau récit du réel. Proust déconstruit, pratique à travers l’œuvre des ouvertures et jette d’un volume à l’autre de La Recherche des passerelles qui soutiennent l’ensemble de l’édifice comme la voûte d’une Église. Ainsi se rejoue par exemple la même scène de Du côté de chez Swann au Temps retrouvé quand le narrateur dévore avant de se coucher quelques pages du Journal des Goncourt dont Proust offre un pastiche qui présente tout simplement une description d’un dîner chez les verdurin et forme le négatif des portraits drôlatiques que le narrateur en tirait dans Du côté de chez Swann. Dans le pastiche des Goncourt, la critique cède le pas à l’emphase, Mme verdurin devient fine et le Dr. Cottard est enfin drôle. En proposant ce changement de point de vue, au seuil de ce Temps Retrouvé qui amène la conclusion de La Recherche, Proust révèle la méthode qui a guidé son entreprise :
8Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules [13].
9Ce patient projet de géomètre use constamment, tout au long de l’œuvre, afin de recomposer les multiples et infinies variations du sensible, du collage, de la juxtaposition ou de la répétition : « C’est une autre particularité du style de Proust, de s’engluer dans la répétition à l’approche de toute idée essentielle », écrit Luc fraisse [14]. Tout comme les rigoureux compilateurs de la Renaissance usaient de la répétition et de l’énumération pour bâtir un savoir encyclopédique du monde, Proust ressasse, reformule et par la même réajuste constamment son point de vue, sa « loupe ». Avant d’en arriver à l’« apothéose finale », qui s’apparente au « geste de rassembler à la fin ses rênes [15] », La Recherche propose donc un lent travail de recomposition que Deleuze a comparé à l’image du miroir éclaté : des sensations, des visions fugitives et des impressions qui reconstruisent, dans les interstices de la réminiscence pour retrouver la vérité que le langage trahit sans cesse.
10Toute La Recherche est maintenue, jusqu’à son déroulement final, dans cette attente d’un « recollage ». La construction de l’œuvre réitère constamment cette esthétique de la brisure, de la scission entre ce que les sens perçoivent et ce que les apparences dissimulent, entre ce que le langage dévoile et ce qu’il cache. La progression du narrateur se heurte constamment à des ruptures qui constituent autant de tentatives de se réapproprier les fragments d’une vérité première qui n’apparaît qu’à la toute fin de l’œuvre. Cette esthétique de la brisure fait du collage chez Proust non pas un procédé mais bien un mode de reconquête existentielle. La mémoire se réapproprie la cohérence d’une existence en liant progressivement les expériences et les points qui paraissaient distants. Toute La Recherche devient un processus de redécouverte, celui de la vérité des choses et des êtres sous leur aspect initial. Le narrateur de La Recherche veut trouver cette forme qui rassemblera les fragments épars, il est à la recherche de la perspective exacte, du point de vue précis, qui redonnera soudain à l’ensemble sa cohérence comme on relie les points qui forment une figure dans certains livres pour enfants.
11La juxtaposition et la superposition d’images confère à l’œuvre dans son ensemble l’allure d’une immense composition : « c’est un ensemble de vitraux, ou un retable fait de prédelles juxtaposées dans une combinaison savante […] une pluralité cohérente d’images qui se réfèrent les unes aux autres, s’éclairent mutuellement, et, pour tout dire, se composent [16]. » Ce procédé du collage semble s’appliquer dans La Recherche, à deux dimensions du récit, temporelle et spatiale. D’un point à l’autre du récit, vies et événements se recoupent et se répondent pour conférer très progressivement au narrateur la conscience d’une relativité du temps qui n’est pas éloignée là encore des travaux de Bergson, ou même des écrits de Péguy sur la question. Chez Proust, la variation intervient spatialement et tout aussi subtilement dans l’apparence même des êtres contemplés par le narrateur. Si, à certains moments de La Recherche, le narrateur perçoit soudain, non pas grâce à une certaine hauteur mais en vertu d’un point de vue, la simultanéité de différentes temporalités, son œil perçoit également à certains moments et au même moment les multiples apparences que renferme un seul être humain. Les descriptions de La Recherche semblent théoriser sur le plan littéraire les tentatives cubistes, comme ce passage semble très bien le démontrer :
12Moi qui connaissais plusieurs Gisèle en une seule, il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder en elle d’innombrables jeunes filles. […] On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Dodicaa, à une autre femme, dont la beauté différente fait induire un autre caractère, et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face [17].
13Nulle entrée, pourtant, pour « collage », ni pour « mélange » dans le Dictionnaire Marcel Proust mais l’article « cubisme » insiste néanmoins sur le fait que Du côté de chez Swann est contemporain de Braque, Picasso et Apollinaire, et que « dans le tableau des clochers lui-même, le jeu des lignes et des surfaces et surtout le jeu entre la surface et la profondeur, l’apparence et l’essence relèvent du cubisme [18] ». Le clocher est un symbole omniprésent dans l’œuvre de Proust et la manière dont se présente par exemple le clocher de Combray à l’œil du narrateur qui se déplace en voiture donne à Proust l’occasion d’illustrer de même manière sa théorie de la perspective tronquée. De manière surprenante, Jean Giraudoux en janvier 1931 dans la NRF, utilise également de façon très « proustienne », l’image du clocher. Le protagoniste du « Mirage de Bessines [19] » se réveille un jour avec devant les yeux une forme, une tâche, indélébile et qui fait écran entre lui et le monde. En dépit de tous ses efforts, il ne parvient pas à se débarrasser de cette vision parasite. Enfin, revenu un jour dans la région qui l’a vu naître et contemplant, du haut d’une colline, le village de son enfance, la « tache » qui trouble sa vision et dont les contours n’ont cessé de se préciser, se trouve coïncider exactement avec la forme du clocher du village de Bessines. Comme chez Proust, tout est question de perspective et de point de vue pour que le collage soit l’agent d’une construction mentale particulière qui prend la forme d’une révélation. À la manière du tableau cubiste, s’opère un redimensionnement psychologique qui permet au cerveau d’appréhender ce que le peintre a déconstruit en bouleversant la hiérarchie des perspectives. « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément », affirme le narrateur [20]. À l’image du personnage de Giraudoux, le narrateur de Proust comprend dans Le Temps retrouvé que l’existence et la mémoire s’apparentent à une succession de collines du haut desquelles on peut obtenir en se retournant un point de vue éphémère sur notre passé.
14Il y a, à la base de La Recherche, la volonté de dominer un savoir, qui est la connaissance de soi, le « connais-toi toi-même » socratique, réaffirmé par Montaigne. La vision de la vérité frôle le narrateur et lui susurre : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme de bonheur que je te propose [21]. » À la fin de La Recherche, cette entreprise semble couronnée de succès, quand le narrateur entrevoit soudain le sens de son existence : « l’œuvre d’Art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu [22]. » Mais le narrateur qui finit par découvrir sa vocation et donc par se connaître, ce qui constitue la forme du savoir la plus aboutie, est sans cesse confronté à des mises en scène caricaturales de la relation au savoir qui permettent à Proust d’illustrer le caractère ridicule, voire monstrueux, de l’orgueil intellectuel.
Le monstrueux
15La question prend chez Proust un sens existentiel et acquiert un intérêt vital : que peut-on savoir de soi et des autres ? Le narrateur qui cherche tout au long de La Recherche à reconstituer cette existence diluée et fragmentée dans et à travers les multiples sollicitations de la vie mondaine ne cesse donc de croiser sur sa route des personnages qui sont la représentation monstrueuse de la quête du savoir, qu’il s’agisse des verdurin pour qui le savoir est un enjeu mondain ou le malheureux archiviste Saniette, victime expiatoire et symbole d’une érudition vouée à l’impuissance.
16La dernière partie du Temps retrouvé, le bal des Guermantes, épisode plus connu sous le nom de « bal des têtes » résume à elle seule la mise à distance du rapport au savoir, mondain, érudit, ébaubi, sceptique ou pessimiste qui s’accomplit chez Proust, en même temps qu’une réflexion proprement glaçante sur l’action destructrice du temps. Le carnaval funèbre qui clôt La Recherche est une sarabande de mort qui montre que l’imposture du langage se confond avec celle de l’existence tout entière et laisse deviner que le langage et le faux-semblant s’inscrivent avec la cruauté du ridicule sur l’immense arrière-plan du néant voué à tout recouvrir. Cette réflexion aboutit à une conclusion d’un burlesque mortifère avec cette mise en scène finale d’un carnaval morbide. Étymologiquement, le terme « carnaval » est composé de carne (chair) et levare (enlever). La signification littérale du terme traduit de l’italien « enlever la chair » évoque toujours le but premier du carnaval, celui de la désincarnation, c’est-à-dire le fait de se débarrasser de son enveloppe charnelle, et avec elle, de la réalité. Pour quelques heures, les participants du carnaval laissent de côté leur identité sociale et s’adonnent sous le masque au chant, à la danse, au jeu, à la farce et à la folie. À la différence cependant des lupercales antiques ou du combat de carême contre carnaval peint par Bruegel, le carnaval proustien n’est pas un espace de libération ni de transgression : la soirée de têtes de Proust est un tomber de rideau tragique sur des existences mondaines et vides. L’étymologie carnavalesque est restituée dans un sens tragique : les chairs se retirent, elles se délitent, s’effritent, se figent dans le masque de la vieillesse avant leur disparition finale :
17Alors je distinguais de multiples taches graisseuses sous la peau que j’avais crue lisse, et dont elles me donnaient le dégoût. Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement. Celle du nez se brisait de près, s’arrondissait, envahie par les même cercles huileux que le reste de la figure ; et de près les yeux rentraient sous les poches qui détruisaient la ressemblance du visage actuel avec celui du visage d’autrefois qu’on avait cru retrouver [23].
18En posant ainsi sa « loupe » sur les visages marqués par le temps qu’il n’a pas revus depuis des années, Proust, une fois de plus, fait référence dans sa description à la palette figurative du cubisme : lignes brisées, visages qui s’effondrent, traits qui se brouillent… Une fois encore, c’est la perspective, l’éloignement ou le rapprochement qui livre au narrateur à la fois la vérité d’un visage dont l’action du temps a détruit le masque social et la véritable identité de celui ou celle qu’il contemple. Mais les ravages du temps n’ont fait, pour le narrateur, que composer de nouveaux masques, une nouvelle réalité incarnée qui agit encore en trompe l’œil : « Poussé à ce degré, l’art du déguisement devient quelque chose de plus, écrit Proust, une transformation complète de la personnalité [24]. » La vieillesse n’est elle-même qu’un nouveau mensonge qui vient se plaquer sur l’ancien. Seule, aux yeux du narrateur, la laideur résiste à cette altération :
19Seules ne pouvaient s’accommoder de ces transformations les femmes trop belles, ou les trop laides. Les premières sculptées comme un marbre aux lignes définitives duquel on ne peut plus rien changer, s’effritaient comme une statue. Les secondes, celles qui avaient quelque difformité de la face, avaient même sur les belles certains avantages. D’abord c’était les seules qu’on reconnaissait tout de suite. On savait qu’il n’y avait pas à Paris deux bouches pareilles et la leur me les faisait reconnaître dans cette matinée où je ne reconnaissais plus personne [25].
20Au beau milieu de ce défilé quasi mortuaire le narrateur peine à reconnaître les siens, les amis, les parents, les amantes. Les souvenirs s’effritent comme les visages et il devient même difficile pour le narrateur ou ses interlocuteurs de se remémorer avec précision la teneur de relations appartenant à un passé révolu. À l’occasion d’une soudaine rencontre, qui forme sans doute un des plus beaux passages de La Recherche, le narrateur se voit confronté à une ancienne liaison soudain entrevue après des années d’oubli et qui ne sait plus elle-même si elle doit reconnaître comme tel son ancien amant :
21Elle me regarda seulement comme j’ai dit d’une façon qui signifiait « qu’il y a longtemps ! » et où repassaient ses maris, les hommes qui l’avaient entretenue, deux guerres, et ses yeux stellaires, semblables à une horloge astronomique taillée dans une opale, marquèrent successivement toutes ces heures solennelles d’un passé si lointain qu’elle retrouvait à tout moment quand elle voulait vous dire un bonjour qui était toujours une excuse. Puis m’ayant quitté, elle se mit à trotter vers la porte, pour qu’on ne se dérangeât pas pour elle, pour me montrer que si elle n’avait pas causé avec moi, c’est qu’elle était pressée, pour rattraper la minute perdue à me serrer la main afin d’être exacte chez la reine d’Espagne qui devait goûter seule avec elle. Même près de la porte je crus qu’elle allait prendre le pas de course. Elle courait en effet à son tombeau [26].
22La satire du rapport au savoir mène chez Proust, par l’intertextualité, à poser un problème plus intime qui est celui d’un rapport existentiel, confirmant quatre cent ans après la validité de l’entreprise de Montaigne sans pour autant la conclure. Pascal écrivait que le malheur de l’humanité vient de ce que l’homme ne peut se contenter de rester tranquille dans sa chambre. Affirmant une posture d’humilité et de retrait face à l’ambition d’un savoir total qui semble confirmer encore une fois les prédictions de Montaigne, Proust ne laisse envisager qu’une seule finalité à l’entreprise par essence vouée à l’échec de la connaissance de soi : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature [27]. »
Fragments et labyrinthe
23Cinquante après Proust, Roland Barthes a produit, à travers les Fragments d’un discours amoureux (1977) une autre mise en scène très ironique de l’impossible « connais-toi toi-même » de Montaigne, auquel Proust a répondu à travers les 2400 pages de La Recherche. Il y a, à l’origine des Fragments d’un discours amoureux, une autre ambition : reproduire le discours amoureux, le réincarner en quelques sorte dans le langage, opérer, ou tenter à nouveau d’opérer une nouvelle fusion entre l’intime indicible et le langage qui trompe :
24On a donc substitué à la description du discours amoureux sa simulation, et l’on a rendu à ce discours sa personne fondamentale qui est le je, de façon à mettre en scène une énonciation, non une analyse [28].
25Barthes utilise dans les Fragments un mode d’énonciation similaire à celui du narrateur proustien ainsi que toutes les ressources de l’intertextualité qui est cette fois revendiquée et mise en scène et non plus seulement suggérée. Là où Proust instaurait un rapport au moi et au savoir critique en employant ou en faisant référence au collage et au commentaire, Barthes utilise consciemment le procédé des miscellanées pour circonscrire et enfermer le discours amoureux dans un champ clos conceptuel dont les bornes sont constituées par les thématiques des courts chapitres qui composent l’ouvrage : S’abîmer, Absence, Adorable, […] Annulation, Atopos, Cacher, Catastrophe, Circonscrire, […] Corps, Démons, Déréalité, Gradiva, Habit, Jalousie, Je-t’aime, Pleurer, Potin, Pourquoi, Suicide, Union, vérité, vouloir et Saisir.
26Chez Barthes, le je est ainsi un ensemble de fragments reconstitué progressivement par la juxtaposition des références littéraires :
27Dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, ce sont des allées et venues, des « démarches », des « intrigues ». L’amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même [29].
28Pour rendre compte d’un tel discours, il était donc nécessaire d’adopter, explique Barthes, un ordre absolument insignifiant qui présente ces « bris de discours » comme des figures. « Au fond de chaque figure, écrit Barthes, il y a quelque chose de l’hallucination verbale. […] l’amoureux puise dans la réserve des figures, selon les besoins, les injonctions ou les plaisirs de son imaginaire [30] », composant et recomposant sans cesse un moi éphémère, un je fictif qui se transforme au fil des figures qu’il pioche et emploie afin de redéfinir son sentiment, jusqu’à parvenir à une inflation, une extension incontrôlable du discours. Parmi les figures retenues par Barthes, il y a celle du « Monstrueux » : « Le discours amoureux étouffe l’autre, qui ne trouve aucune place pour sa propre parole sous ce dire massif [31]. » Mais le discours ne se contente pas d’atteindre l’autre, il se retourne également contre celui qui l’emploie, devient une excroissance monstrueuse qui engloutit peu à peu celui dont elle est issue :
29L’autre est défiguré par son mutisme, comme dans ces rêves affreux où telle personne aimée nous apparaît le bas du visage entièrement gommé, privé de sa bouche ; et moi qui parle, je suis aussi défiguré : le soliloque fait de moi un monstre, une énorme langue [32].
30On peut, à partir de cette terrible analyse de l’incontrôlable excroissance du moi amoureux et désirant, conclure cette réflexion sur une œuvre beaucoup plus contemporaine qui est House of Leaves, La maison des feuilles (publié en 2002 en france, chez Denoël), de l’écrivain Mark Z. Danielewski, ouvrage dans lequel le processus de l’effondrement du Moi prend les allures d’un cataclysme pour le monde extérieur et donne lieu à une équipée à la fois intime et surnaturelle qui reprend très ironiquement les modes d’énonciation employés par les auteurs de la Renaissance. Dans House of Leaves, le personnage principal découvre dans l’appartement de son voisin décédé un journal, celui de la famille Navidson, qui narre les événements survenus après leur installation dans leur nouvelle maison. Un jour apparaît dans le couloir une porte mystérieuse, ouvrant sur un dédale de couloirs sombres qui semblent s’enfoncer à l’infini dans les entrailles de la demeure. Navidson se rend alors compte que les dimensions intérieures de la maison ne concordent pas avec les relevés extérieurs. L’intérieur de l’habitation est plus vaste que son enveloppe extérieure. Il prend alors la décision de s’enfoncer dans le dédale et découvre que celui-ci est perpétuellement mouvant, changeant, gagnant sans cesse de nouvelles excroissances. La narration adoptée par Danielewski prend, elle aussi la forme d’un labyrinthe, superposant trois histoires, celle du personnage principal, celle du rédacteur du journal et celle de Navidson. Le premier ajoutant constamment ses propres commentaires aux commentaires des deux autres, la forme du roman parodie la tentative philologique d’élaborer un savoir qui s’augmente sans cesse de nouveaux commentaires de commentaires. Comme l’écrivait Montaigne, les personnages ne cessent de « s’entregloser » et la multiplication des notes de bas de pages qui finissent par parasiter puis envahir complètement le récit retranscrit spatialement et visuellement l’inflation constante du commentaire qui, lui-même, retranscrit le bourgeonnement monstrueux de ce labyrinthe caché qui se tapit au cœur de la maison de Navidson. Ce monde parallèle et intérieur dans lequel s’aventure imprudemment Navidson finit par déborder à l’extérieur et par engloutir l’enveloppe extérieure de la bâtisse, il s’ouvre sur le monde comme « la trappe par laquelle le mal envahit le monde » que l’héroïne de Giraudoux de Juliette au pays des hommes aperçoit en elle-même, en contemplant le grouillement de formes monstrueuses qui se tapît dans l’univers effrayant de son inconscient. La littérature contemporaine, en voulant donner voix et visage à l’agitation constante et protéiforme de l’intime a semblé retrouver l’usage des outils qui avaient servi le projet fou des encyclopédistes de la Renaissance de compiler l’univers. Maniant de façon détournée la répétition, la sylve et les miscellanées, les écrivains de l’aventure intérieure se sont adonnés à une forme de collage littéraire qui semblait servir le projet tout aussi fou d’enfermer dans le mystère du récit la foisonnante complexité d’un monde intérieur. De la même manière que le cubisme ramène aux deux dimensions de la représentation plane les trois dimensions de notre univers, le roman ouvre une porte vers un dédale intérieur de notre connaissance personnelle du monde. Reste à savoir, comme le disait Borges, quel livre choisir dans cette vaste bibliothèque renversée qui est en chacun de nous.
Notes
-
[1]
Michel Arnauld, « Dostoïevski, par André Gide », NRF, août 1923, p. 151 à 159.
- [2]
-
[3]
Ibid., p. 123.
-
[4]
André Belleau, « Bakthine et le multiple », Études françaises, Vol. 6. n°4, 1970, p. 482.
-
[5]
Voir Francis Marmande, Lecture des Carnets du sous-sol, p. 181-182, qui fait largement écho dans son analyse à Jean-Marie Domenach ou René Girard.
-
[6]
Voir Jean-François Revel, Sur Proust, Coll. « Ailleurs et demain/Classiques », Éditions Robert Laffont, Paris, 1976.
-
[7]
Luc Fraisse, « Méthode de composition, Marcel Proust lecteur d’Edgar Poe » ; La Revue des Lettres Modernes, Lettres Modernes, Paris, 1992, p.36.
-
[8]
Ibid., p.33.
-
[9]
Ibid., p.13.
-
[10]
Ibid., p.14-15.
-
[11]
Ibid., p.15.
-
[12]
Voir : Luc Fraisse, L’Œuvre cathédrale, Proust et l’architecture médiévale, Paris, Éditions José Corti, 1990, p 105.
-
[13]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, collection « Quarto », Paris, Éditions Gallimard, 1999, p.2147.
-
[14]
Luc Fraisse, op. cit., p.46.
-
[15]
John Ruskin. Sésame et les lys, Paris, traduction M. Proust, Mercure de France, 1906. note p.62-63. Cité par Luc Fraisse, op. cit., p.46.
-
[16]
Georges Poulet, L’Espace proustien, Paris, Éditions Gallimard, 1982, p.32.
-
[17]
Marcel Proust, « La regarder dormir » NRF, Novembre, p.513-522.
-
[18]
Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers (dirs.), Dictionnaire Marcel Proust. Article « Cubisme », Éditions Honoré Champion, 2004, p.276.
-
[19]
Jean Giraudoux, « Mirage de Bessines », NRF, Janvier 1931, p.19-39.
-
[20]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Paris, Éditions Gallimard, collection « Quarto », 1999, p.2280.
-
[21]
Ibid., p.2263.
-
[22]
Ibid., p.2287.
-
[23]
Ibid., p.2302.
-
[24]
Ibid., p.2305.
- [25]
-
[26]
Ibid., p.2331.
-
[27]
Ibid., p.2284.
-
[28]
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Paris, Éditions du Seuil, collection « Tel Quel », 1977, p.7.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Ibid., p.10.
-
[31]
Ibid., p 198.
-
[32]
Ibid.