Pourquoi Derrida ?
1Pendant de longues années, j’ai enseigné la philosophie aux futurs économistes. Mes cours étaient continentalement classiques. Ils puisaient dans l’histoire de la philosophie de Platon à Hegel. Et puis, bien sûr, il y était question de Smith, Marx et Weber. Mais il y avait aussi, à la fin, du Heidegger, du Foucault et surtout du Derrida. Je crois que mon propos au sujet de ces grandes philosophies classiques était clair et compréhensible. En revanche, j’avais l’impression que la fin de mes cours était ardue, trop complexe et tordue, parfois difficile à comprendre pour moi-même. Pour mes étudiants, il en allait cependant autrement : la partie classique leur semblait emphatique ; et la fin, un ensemble sinon de lieux communs, du moins d’évidences. Pourquoi y aurait-il scandale, se disaient-ils sans doute, à soutenir que tout a un contexte, que tout est déconstructible et donc indécidable, que toute répétition est une itération, que toute origine est immémoriale, que la démocratie est toujours à venir, qu’il faut bien considérer l’animal que je suis ? Il était évident pour eux qu’il n’y avait plus d’évidences.
2Derrida serait-il une évidence ? Serait-il une évidence à une époque dont la dynamique de fond est celle de la globalisation – la mondialisation comme disent, bien à tort, les Français, car elle ne mondialise pas, n’érige pas un monde, mais connecte sans fin –, une globalisation de nature à la fois technique et économique ?
3Derrida lui-même dit, en insistant sur l’aspect économique de son travail : « What my work aims at also takes shape around a thinking of the economy – but an economy that is not, at first glance, that of which Marxist economists speak. The différance (with an “a”) is an economy that counts with the aneconomic [1]. » D’ailleurs, cette « différance » elle-même, dans l’une de ses plus fameuses « définitions », est énoncée en termes économiques. Elle est en effet destinée à « penser à la fois la différance comme détour économique qui, dans l’élément du même, vise toujours à retrouver […] la présence différée par calcul (conscient ou inconscient) et d’autre part la différance comme […] dépense sans réserve […] et rapport au tout autre interrompant en apparence toute économie […]. Il est évident – c’est l’évidence même – qu’on ne peut penser ensemble l’économique et le non-économique […] [2]. »
4Bien sûr, Derrida vise une économie dont ne parlent pas les économistes, marxistes ou pas, comme par exemple une économie des désirs ou une économie de la mort. Mais cela est seulement vrai « at first glance », car la chose à penser est justement que les désirs ou la mort appartiennent eux aussi à l’économie, tout comme le don.
5Dans cette économie, Derrida tient compte du non-économique. Il est vrai qu’en microéconomie courante, comme par exemple dans la théorie néo-classique des prix, l’enjeu est d’expulser toute non-économie afin de ne garder qu’un monde sans temporalité [3], sans avenir, sans incertitude, sans nécessité de confiance. C’est ce que j’ai appelé « la métaphysique dans les economics [4]». Mais à part le fait que cette théorie des prix est fortement critiquée [5] et que des pans entiers des sciences économiques échappent à cette métaphysique en tenant compte justement d’un avenir incalculable [6], pour mes étudiants, la condition de l’agir, y compris moralement, était déjà celle d’un monde où la porosité [7] derridienne des grands partages binaires – entre nécessité et liberté, privé et public, vie nue et vie bonne, économie et politique, marché et état, globalisation et souveraineté, rationalité instrumentale et rationalité pratique – allait de soi.
6Pas pour moi. Je ne contestais pas la nécessité de penser leur monde. Bien au contraire, c’était ce qui m’importait par dessus tout. Et je ne voulais pas penser contre ce monde. À mes yeux, la tradition philosophique a toujours cherché à assigner l’économique à demeure, au lieu de le pénétrer. Mais penser ce monde ne relevait plus de l’évidence, même pas de l’évidence qu’il n’y avait plus d’évidences, si tant est qu’il y en ait jamais eu. Je disais aux étudiants que penser ce monde poreux et indécidable, qui leur semblait une évidence, était ce qu’il y avait de plus difficile à penser, car cela exigeait justement de se mouvoir hors de l’évidence. Ce qui semblait contraire à la possibilité même de penser encore. Ou bien étais-je, en leur disant cela, encore trop affecté par cette philosophie continentalement classique, trop attaché à l’évidence et à la priorité, voire à l’exclusivité du signifié, et de ce fait incapable de voir ce qui crevait les yeux des étudiants ? Il est vrai que ma décision, en plein cursus philosophique, d’entamer en plus une licence en sciences économiques, est toujours restée pour moi-même quelque peu énigmatique. Mais le fait est qu’elle fut prise.
7Alors, pourquoi Derrida ? Parce qu’il pense ce monde-là, y compris la nécessité d’y déployer une activité. Non pas parce que sa pensée se préoccuperait plus de l’économie que les philosophes n’ont l’habitude de le faire traditionnellement. Ce serait faux. Mais parce qu’il trouve les modalités de pensée adéquates (même si cette adéquation exige souvent l’oblique) par rapport à ce monde.
8La « différance » relie l’économie et la non-économie tout en maintenant la séparation que l’ordre de l’évidence leur impose. C’est pour cette raison que c’est un non-sens de tenir Derrida pour un irrationaliste. Il est plutôt un ultra-rationaliste, poussant l’investigation scientifique et transcendantale jusqu’au point où elle bascule dans son autre, au-delà ou en deçà du savoir.
9Relier ce qui reste séparé signifie que le non-économique reste à l’œuvre au sein de l’économique, qu’il troue son horizon temporel et ouvre l’économie à la langue, aux croyances, aux rapports de forces.
10Relier ce qui reste séparé signifie aussi une pensée de la loi et de l’action. Car le mouvement non-économique est toujours plus fort que celui de l’économie. Leur rapport est asymétrique. Les calculs économiques, uniques réponses possibles à l’appel de l’incalculable qui ne retentit qu’à travers elles, trouvent toujours leurs limites, basculent toujours dans l’incalculable et, ne pouvant transcender la temporalité, se perdent toujours dans l’à-venir incertain et le passé immémorial. L’origine reste inaccessible. C’est la loi, ou plutôt « la loi de la loi [8] » : non pas telle ou telle loi, mais l’expérience de la limite en général. Cette limite était inscrite dès le début dans la formulation et la mise en œuvre que Derrida propose de la « différance », dans son asymétrie entre économie et non-économie. Réitérant le pas kantien de l’inconnaissabilité de la chose-en-soi vers l’indétermination de la loi, cette limite permet à Derrida à partir des années quatre-vingt de déployer une interprétation politique et morale de la « différance ».
Notes
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[1]
J. Derrida, « Politics and Friendship. An interview with Jacques Derrida », in E. Kaplan and M. Springer (éds.), The Althusserian Legacy, New York, 1993, p. 206.
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[2]
J. Derrida, Marges de la philosophie, Éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 20. Dans un des derniers textes publiés de son vivant, Voyous, Paris, Éditions Galilée, 2003, Derrida donne à la page 208 à peu près la même « définition » de la différance. Voir aussi la page 63 du même livre. Une césure entre un premier et un dernier Derrida semble difficilement soutenable.
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[3]
D.G. Carlson, « On the Margins of Microeconomics », in D. Cornell, M. Rosenfeld and D.G. Carlson, Deconstruction and the Possibility of Justice, London, Routledge, 1993, p. 278.
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[4]
E. Berns, « De la retenue et de la combativité en philosophie économique », in Cahiers d’Économie Politique, Paris, Éditions de L’Harmattan, 65 (2013), p. 227-238, p. 230.
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[5]
Voir J. Conlisk, « Why bounded rationality », in Journal of Economic Literature, 1996, p. 669-700.
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[6]
Par exemple : « Economic activity is future oriented. By the same token, current economic consumption is largely the consequence of past efforts. Current productive efforts, so to speak, produce for the future, in order to repay the past for present consumption ». P.A. Samuelson, Economics, International Student Edition, New York, Tokyo, McGraw-Hill, Kogakusha, 1964, 6th ed., p. 48.
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[7]
À ce sujet, je me permets de référer à mon livre : La Porosité. Un essai sur le rapport entre économie et politique, Bruxelles, Éditions Ousia, 2012, p. 70.
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[8]
J. Derrida, « Préjugés. Devant la loi » in Jacques Derrida et al., La Faculté de juger, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 109.