Hétérobiographie (fragment)

1De toutes les façons ce n’est pas « sur son terrain » à lui que je puis « apporter quelque chose » à ceux qui continuent à vivre avec Jacques Derrida. Il est sans égal. Pourrais-je maintenant dire quelque chose que j’aurais dû dire à son audience ? Peut-être… Nous verrons.

2Il servait ceux auxquels il donnait sa lecture. La réciprocité est malaisée. Le « rejoindre » (sur son terrain, ai-je dit, connu sous le nom de déconstruction) est une étrange intention : lui faire entendre dans le trop tard quelque chose qu’il n’aurait pu entendre sans interlocuteur contemporain ? Car il est arrivé que son temps lui offrît de puissants auxiliaires pour la déconstruction : la « double contrainte » (la double bande), ou le « performatif », ou « l’auto-immunité » furent apportés (Beiträge) par les contemporains. Mais maintenant ? Il est toujours notre auditeur. Son œuvre nous entend, nous attend. Il en remettait ; il en remettrait ; il en remet. Il accueille, il accompagne. L’avoir-raison n’est pas son désir, quels que soient son acharnement, sa surenchère. Où lui demanderais-je si je peux l’accompagner maintenant ? Qu’est-ce à dire ? Si j’en crois la lettre à l’ami japonais (Psyché, Éditions Galilée, 1987, page 392), et tant d’occurrences qui font au citeur ajouter « passim » entre parenthèses, la déconstruction est partout ; elle est tout :

3

Ce que la déconstruction n’est pas ? Mais tout !
Qu’est-ce que la déconstruction ? Mais rien !

4Y a-t-il quelque chose du côté du comme où je ne relâche pas l’insistance, qu’il aurait pris encore plaisir à accompagner, comme on suit un ami qui vous dit « Viens voir ! », et veut vous « montrer quelque chose »… la Chose, toujours. Qu’est-ce qu’une Chose, une grande chose ? C’est moi qui vais le suivre derechef du côté du retrait de la métaphore où il m’entraîne, pour voir si sur ce terrain je peux lui montrer quelque chose. Bientôt.

5Mais auparavant j’aimerais redire deux choses.

6L’Œuvre de Jacques Derrida est prodigieux. Son travail, comme on aime à dire depuis quelques lustres, avec cette légère emphase en suspension dans le ton, ces guillemets oraux, quand on mentionne le grand nom d’un grand art, est stupéfiant, à peine croyable. Je caresse des yeux, peut-être de la main, les deux ou trois mètres que ses livres par leurs tranches occupent dans ma bibliothèque, et je n’en reviens pas. Et je ne les ai pas serrés pour continuer à recevoir ceux qui viennent : « à venir ». Un énorme Index, index des index, rerum et nominum, un Dictionnaire des entrées possibles (on peut entrer et rentrer (de) partout dans la Déconstruction ; c’est une auberge cosmopolite), un Derrida Reader à mille portes-fenêtres donnant les unes sur les autres comme au labyrinthe… une carte du labyrinthe Jacques Derrida, un écheveau de fils d’Ariane, serait aujourd’hui indispensable.

7J’ai eu l’occasion de dire l’étrange et profond (et cependant familier, commun entre amis, ordinaire) regret qui m’attriste au soir de cette vie quand je me retourne sur mes années Derrida. Et peut-être n’aurai-je rien donné de meilleur que ce poème d’adieu au lendemain de l’inhumation à Ris-Orangis. Et pour abréger l’irréparable j’en évoque à nouveau l’exemplarité dans ma mémoire : Jacques, et par conséquent Derrida, m’avait offert d’escorter une lecture de poèmes à New York à l’invitation de l’Université de Washington Square – dans sa « Maison française »… Et je manquai ce rendez-vous « contre toute attente » – invraisemblablement, paralysé au pied de l’avion par un lombago démoniaque. Peut-être du même coup manquai-je New York, voire l’Amérique…

8J’aurais à revenir sur ma retenue au cours de ce demi-siècle, le retrait de ma poéticité, par contemporanéité ; l’inquiétante étrangeté de cette timidité, de cette abstention, qui tirait ma fidélité par la manche au seuil de ses cours boulevard Raspail et de ses Cerisy… Je n’ai, tout simplement, pas assez profité de cette hospitalité constamment disponible, des échanges possibles entrebâillés dans ces rencontres où (par exemple) notre coopération à la revue Critique nous asseyait côte à côte aux côtés de Jean Piel – dont il ne reste rien que l’apposition des noms à la rubrique du « Comité d’honneur », maintenant, de cette revue…

9N’ai-je pas accompagné la pensée de la « différance », en jetant le trouble d’une expérience poétique sur l’identité, en contribuant au dessaisissement profond de l’identité, par le tremblement que saisit, ou qui saisit, le poème (ou, si vous préférez, l’écriture d’un « poème »), dans l’hypallagie générale (si j’ose) où tremble l’être dans un poème. Trembler, rappelons-nous, est le verbe émouvant qui siège dans ce vers de Valéry que donne en exemple l’item « Hypallage » aux « Dictionnaires de Poétique » : c’est du Cimetière marin : « […] où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombre ».

10Par où reprendre (verbe qui s’entend ici dans l’acception de continuer-en-changeant) un autre cap dans l’autre Cap ; si la déconstruction vient à lasser l’insouciance des « générations successives », comme naguère la « phénoménologie »… ?

11Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui avec la métaphore ?