L'art de ne renoncer à rien
1« La chance de notre “génération”, c’est de garder encore le désir de ne renoncer à rien [1] ». Il semble que cette citation s’éloigne et avec elle cette chance et ce désir. Cependant Derrida a gardé les générations suivantes de ce malheur en mettant entre guillemets ce mot, « génération ». La phrase se trouve ainsi liée aux circonstances de son énonciation, mais aussi détachée d’elles, elle souligne son contexte tout en rompant avec lui. Ce n’est pas comme si Derrida avait dit, comme il l’a fait à propos de son amour conjugué des livres, de la télévision et de l’informatique, « c’est la chance de ma génération, de cette seule génération [2]. » Les guillemets laissent bien « sa » chance à chaque génération.
2Nos guillemets, quant à eux, détachent cette phrase de son contexte en exigeant qu’on l’y rattache. Car si Derrida parle dans un entretien de ne renoncer à rien, ce n’est pas à propos de rien : c’est encore à propos du papier à l’âge de sa dématérialisation ou de son retrait au profit de la télévision et de l’informatique. Bref il ne parle que de ça : « Je n’ai jamais eu d’autre sujet [3] ». Il n’a jamais écrit sur autre chose que sur le papier, sur le rapport entre l’écriture et son support qui garde toutes les traces, sur ce qui garde le désir de garder ; sur la chance de sa génération et la loi de toutes. Car toutes restent attachées au plus ancien support de l’écriture (c’est déjà le sens de biblion). Ainsi ne renoncer à rien est aussi un art : l’art de rajouter des guillemets ou tout l’art d’écrire.
3Un art ? Ou des arts, une multitude d’arts liés par leurs supports ? Certes la Renaissance a cru en un art souverain, le dessin, qui semblait accomplir les arts et préserver leur autonomie. Mais ce dess(e)in était déjà tant l’idée que son tracé et une trace parmi d’autres ; il était à la fois toute la forme, maîtrisant souverainement toutes les matières (le papier, l’enduit, le marbre) et une forme inscrite sur un fond qui remontait en elle pour décider d’elle. Ainsi le dessin ne pouvait gouverner et libérer les beaux-arts qu’en s’inscrivant dans la souveraineté sans souveraineté de l’écriture, cette trace qui traverse tous les arts et tous les supports – quitte à être à chaque fois arrêté par eux. Il n’y a donc pas qu’un art ou qu’une Renaissance ; mais à chaque génération, le même désir de « ré-insurrection [4] » de l’écriture, entraînant la résurgence de toutes les autres.
4Que l’on pense au désir d’Artaud de renaître sans père ni mère, de supprimer sa génération en se donnant enfin un vrai souffle et un corps propre. Ce désir devient re-jet, projection de la parole ou de la chair sur un subjectile, un support qui la soutient en l’arrêtant [5] ; il passe ainsi par l’écriture, par des lettres jetées sur un papier. Mais celui-ci ne fait jamais que les accueillir : l’écriture est aussi expérience de désappropriation, le papier est encore une matière pour la langue maternelle. Artaud ne renonce pas pour autant ; il écrit « jamais plus » et continue : « je n’ai jamais plus écrit sans non plus dessiner [6]. » Il quitte « la lettre écrite pour la lettre [7] » donc ne quitte rien. De même, s’il a « abandonné le principe du dessin [8] », c’est seulement pour aller au-delà de la pure forme et de la pure technique que la Renaissance n’a fait renaître qu’en les traversant. Ou encore, s’il semble renoncer à décrire la peinture de Van Gogh, c’est pour retrouver des lettres dans ses coups de pinceau, et les ré-inscrire dans une glossolalie aussi violente que la couleur, « o vio profe / o vio proto / o vio loto / o thété [9] ».
5Artaud appelle « caractère » le dessin singularisé par une frappe qui le traverse et le place « au-dessus de toute question technique [10] ». Ce mot de « caractère », on peut le « surinvestir et le généraliser », écrit Derrida, lui donner la portée du hiéroglyphe « qui ajointe l’écriture au dessin mais aussi au visage humain dont le portrait saisit à la fois, dans un “caractère”, dans un personnage, le masque, la figure et la vérité d’une persona, la singularité aussi bien que le type, la frappe violente du typtein [11] ». Le caractère c’est aussi ce qui renaît en nous, d’une génération à l’autre, et fait qu’on ne renonce à rien ; son subjectile, c’est autant que le papier l’inconscient, cette surface insondable des premiers désirs que chacun garde en s’en écartant. C’est pourquoi au caractère d’Artaud ni l’écriture, ni le dessin ne suffisent pour injurier Dieu, le père-mère ou la génération, il lui faut injurier le papier lui-même, le détruire, écrire contre lui. Ainsi il jette à d’autres des « sorts » qui trouent le papier et l’enflamment. Le s – ort est support troué par des caractères insupportables. Derrida précise alors bien qu’il ne vise que la fin d’un envoûtement, la restitution du souffle ou du corps volé [12] : c’est une chance.
6Chaque coup du sort s’inscrit comme une chance dans un monde où il n’y a pas de hasard, mais du sens ; où le désir ne renonce pas à faire sens, à se marquer en s’attachant et en se détachant de tout support : la question du désir, comme du plaisir esthétique est bien « la question d’un détachement », qui se lie à ce qu’il délaisse, lace ce qu’il délace [13]. À quoi bon se plaindre alors, de génération en génération, d’une mise à l’écart du sens, du monde, du livre ou du papier, de la virtualité et de la vitesse des tracés que nous impose la technique, du fait que nos véhicules et nos messages sont devenus des projectiles ; cette plainte est plus superficielle que toute surface, puisque chaque trait est projeté sur un support qui l’arrête. Artaud s’est acharné sur le papier en coups de crayon hâtifs « sans que jamais par père ou par mère le subjectile ne se plaignît [14] » ; c’est aussi en s’acharnant sur chaque nouveau support, lequel ne vient jamais seul (un écran de télévision n’est pas un écran d’ordinateur), que l’on découvre des formes nouvelles rappelant les possibilités et les contraintes des plus anciennes structures, des plus anciens textes : pas d’écran sans pagination, sans maintien du papier dans son retrait, et finalement sans retour à l’impression.
7Ainsi l’art vidéo, dernier né d’une « génération » (mais laquelle ?) qui a passé son temps devant les écrans de télévision puis d’ordinateurs, s’acharne avec eux contre eux ; il retrace cette oscillation mondiale entre l’image, le texte, la voix ; il retrouve ce rythme qui implique des variations de vitesses et des moments d’arrêts – de désir et d’extase ; entre technique de propagande ou de surveillance et cinéma, la vidéo appartient aux arts parce qu’elle atteint leurs frontières [15]. Gary Hill projette des images sur des textes, des textes sur les images, soumet le rythme des images à ceux des mots, démultiplie écrans et subjectiles. Pour Disturbance [16], il récrit des fragments gnostiques trouvés en 1945 dans une jarre déterrée à Nag Hammadi, les fait relire par neuf poètes et un philosophe, dispose pour eux sept moniteurs désossés qu’ils renomment « jarres ». Derrida surgit « passant lisant [17] » dans une lumière excessive et demande : « How to pray ? » Encore une question à laquelle il (Hill, Derrida) ne renonce pas, qui remonte le fil des générations, le rompt, et tant qu’elle reste ainsi, laisse à chaque génération sa chance.
Notes
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[1]
J. Derrida, Papier Machine, Paris, Éditions Galilée, 2001, p. 247.
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[2]
Ibid., p. 29.
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[3]
Ibid., p. 239.
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[4]
L’expression se trouve dans Spectres de Marx.
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[5]
Cf. id., « Forcener le subjectile », in P. Thévenin, J. Derrida, Antonin Artaud, dessins et portraits, Éditions Gallimard, 1986, p. 55-109.
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[6]
Cité par J. Derrida, ibid., p. 57.
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[7]
Id., Artaud le Môma, réédition Paris, Éditions Galilée, 2002, p. 40, citation suivante p. 41.
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[8]
Id., « Forcener le subjectile », p. 80.
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[9]
Ibid., p. 66.
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[10]
Ibid., p. 81.
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[11]
Artaud le Môma, op. cit., p. 59.
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[12]
Ibid., p. 73.
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[13]
Id., La Vérité en peinture, Paris, Éditions Champs Flammarion, 1978, p. 47 ; cf. également id., Penser à ne pas voir – Écrits sur les arts du visible 1979-2004, Paris, Éditions La Différence, 2013, p. 251.
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[14]
A. Artaud cité par J. Derrida, « Forcener le subjectile », op. cit., p. 99.
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[15]
C f. J. Derrida, « Videor », in Penser à ne pas voir, op. cit.
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[16]
G. Hill, Disturbance (among the jars), 1988 ; cf. Catalogue Collection art contemporain - La collection du Centre Pompidou, dir. S. Duplaix, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2007.
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[17]
J. Derrida, Penser à ne pas voir, op. cit., p. 304.