« Des inventeurs d'âmes » — Fanon, lecteur de Césaire
Je t’énonceFANONTu rayes le ferTu rayes le barreau des prisonsTu rayes le regard des bourreauxGuerrier-silexVomiPar la gueule du serpent de la mangrove
1 Il est d’usage, lorsque l’on discute de l’héritage de la pensée d’Aimé Césaire dans l’œuvre de Frantz Fanon, d’aborder cette question sous l’angle des rapports complexes que le second a entretenus avec le mouvement de la Négritude. Il y a beaucoup à dire de la posture de Fanon à l’égard de la Négritude, mais l’on peut reconduire cette dernière à quatre attitudes non exclusives les unes des autres : éloge de la Négritude comme réhabilitation de la « conscience noire », de l’expérience vécue de l’homme noir ; virulente critique de la Négritude comme retour au passé », claustration dans une identité noire, dissimulation derrière des « masques noirs » ; définition de la Négritude comme « préambule » aux luttes de libération nationale, moment (nécessaire mais non suffisant) de contre-assimilation, d’édification de mécanismes de défense contre les agressions coloniales ; subversion de la Négritude, répétition de ses thèses culturelles-raciales sur l’homme africain reconduites à leurs véritables causes politiques-coloniales.
2 Force est néanmoins de reconnaître que lorsque Fanon débat avec la Négritude, Césaire n’est jamais son interlocuteur principal. Ce dernier, bien qu’il soit rarement nommé, est plutôt Léopold Sédar Senghor, accompagné d’autres figures comme Alioune Diop. Césaire n’est pas « hors-jeu », mais occupe dans le texte fanonien une place plus mouvante : il se situe tour à tour du côté du sujet parlant (Fanon) et de l’objet parlé (la Négritude). Ne prenons qu’un exemple : lorsque Fanon affirme que « seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé [2] », c’est là de toute évidence une référence à Césaire déclarant dans le Cahier d’un retour au pays natal que sa « négritude n’est ni une tour ni une cathédrale » et condamnant dans Le Discours sur le colonialisme ceux qui perçoivent en lui « un prophète du retour au passé anté-européen » : « pour nous, le problème n’est pas d’une utopique et stérile tentative de réduplication, mais d’un dépassement [3] ». Fanon joue donc ici la Négritude césairienne contre ce qu’il juge être l’idéologie de la Négritude.
3 Quelles qu’aient été leurs relations, et leur dissensions, ultérieures, Césaire allait demeurer pour Fanon l’enfant terrible de la Négritude, celui qui, de l’intérieur et en se revendiquant de son nom, ne cesse de la subvertir. Pour cette raison, instituer la Négritude en pivot du rapport Fanon-Césaire risque de donner une vision faussée de ce rapport. Une autre erreur serait de penser qu’afin de rendre compte de l’influence des écrits de Césaire sur Fanon, il suffirait d’examiner les jugements portés par le second sur la pensée de son aîné. Cette démarche ne peut qu’être source de déception, car Fanon, dans ses écrits, ne juge pas Césaire, du moins pas nommément, tandis qu’il n’hésite pas à pointer du doigt les erreurs d’un Sartre ou d’un Freud. C’est pourquoi la voie que nous suivrons consistera bien plutôt à examiner les usages fanoniens de Césaire, à en restituer les singularités et la diversité sans, autant que faire se peut, préjuger des problèmes que ces usages visent à mettre au jour et/ou à résoudre.
Colonisation et (dé)civilisation
4 Ce que Fanon puise avant tout chez Césaire, ce qui constitue son « emprunt » essentiel, c’est, il faut le rappeler malgré l’évidence, une critique du colonialisme dont la radicalité n’avait alors guère d’égal. Mais ce n’est pas seulement l’intransigeance de cette critique, sa force, qui séduit Fanon, c’est aussi son style, sa forme ; c’est en particulier le branchement qu’opère, et par-là même révèle, Césaire entre colonialisme et nazisme. Le nazisme, affirme Césaire, n’est rien d’autre que le transfert du colonialisme à l’intérieur des frontières de l’Europe : « et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ». Hitler est le « démon » de l’homme européen, son double terrifiant qui jusqu’alors avait été projeté sur le monde non-européen. Ce que l’Européen ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le « crime contre l’homme, […] c’est le crime contre l’homme blanc [4] ».
5 Fanon, engagé volontaire lors de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il avait découvert le véritable visage du racisme colonial, ne pouvait qu’être sensible à cette idée. L’expérience de la guerre et du nazisme, sources chez l’homme blanc d’un profond sentiment de culpabilité, joue un rôle crucial dans son premier ouvrage Peau noire, masques blancs (1952). S’il problématise cette culpabilité à partir des écrits de Jung, Jaspers ou Sartre, les arguments de Césaire lui sont précieux pour une autre raison. Car Césaire démontre que la critique du colonialisme doit indissociablement être une critique de la civilisation (européenne-occidentale) : « une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade […] qui, irrésistiblement […] appelle son Hitler, je veux dire son châtiment ». La colonisation est le symptôme d’une « civilisation moribonde », le propre d’une « civilisation de la barbarie », une civilisation d’où, « à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation ». La colonisation est donc pour Césaire un processus de décivilisation, un « ensauvagement » généralisé que la barbarie nazie n’aura fait que révéler au grand jour : « le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête [5] ».
6 Ces thèses allaient accompagner Fanon jusque dans ses derniers écrits. Comme le dit Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre (1961), Fanon, depuis l’Algérie, constate l’« agonie » de l’Europe et diagnostique ses « symptômes », mais, engagé dans une violente lutte de libération nationale, il ne se soucie plus des moyens de guérir l’Europe : « qu’elle crève ou qu’elle survive, il s’en moque [6] ». Dès Peau noire, masques blancs, Fanon était allé plus loin que ne l’avait fait Césaire en affirmant que le racisme colonial n’était pas tant la négation de la civilisation européenne (sa corruption) que son corollaire (son expression) :
Il s’est élaboré au plus profond de l’inconscient européen un croissant excessivement noir, où sommeillent les pulsions les plus immorales, les désirs les moins avouables. Et comme tout homme monte vers la blancheur et la lumière, l’Européen a voulu rejeter ce non-civilisé qui tentait de se défendre. Quand la civilisation européenne se trouva en contact avec le monde noir, avec ces peuples de sauvages, tout le monde fut d’accord : ces nègres étaient le principe du mal [7].
8 Si le langage du jeune Fanon diffère de celui de Césaire, c’est parce qu’il a ses origines dans la critique psychanalytique de la civilisation telle que formulée par Freud et Jung, chez lesquels la Civilisation (au singulier) désignait avant tout un processus de formation-répression psychique. Mais pour Fanon, le mécanisme civilisationnel fondamental n’est pas comme chez Freud l’introjection de l’autorité et des interdits (la genèse du « Surmoi collectif »), mais la projection systématique (« catharsis collective ») par l’homo occidentalis de sa part maudite, sauvage, sur le monde non-européen. Plus généralement, Fanon prolonge et approfondit les idées de Césaire en répétant et en distendant, au-delà de l’Europe, une critique intra-européenne (intra-civilisationnelle) de la civilisation qu’il puise non seulement dans la psychanalyse, mais aussi chez ces autres « maîtres du soupçon » que sont Nietzsche et Marx. De ce point de vue, il retrouve du reste Césaire dont la critique de la civilisation était tributaire du motif marxiste de la décadence des bourgeoisies européennes.
9 Sur la base de cette identification entre colonisation et (dé)civilisation, se dégage toute une série d’affinités entre Césaire et Fanon, sans qu’il soit possible d’identifier formellement des influences. Dire qu’une civilisation qui légitime la colonisation est une « civilisation qui ruse avec ses principes » revient pour Césaire à affirmer que la colonisation est fondée sur le mensonge, un mensonge que n’ignorent plus les masses colonisées : « les colonisés savent désormais […] que leurs “maîtres” provisoires mentent [8] ». Fanon, lui, ne cesse de répéter que la tâche des décolonisations est aussi de détruire le mensonge colonial, de liquider « les non-vérités fichées dans le corps [du colonisé] par l’oppression [9] ». Césaire définit en outre la colonisation comme une chosification. Fanon, lui, parle de momification et dit de la négrophobie qu’elle est « fixation » de l’homme noir dans une nature noire : le Noir est pur objet sous le regard de l’Autre blanc [10]. Césaire et Fanon savent également tous deux que l’attribution d’un « être noir » est tout à la fois un déni d’être, une relégation du colonisé dans le non-être, une néantisation. Ainsi que l’écrit Césaire dans son Toussaint Louverture (1960), la société coloniale est « mieux qu’une hiérarchie, une ontologie : en haut– l’être au sens plein du terme –, en bas, le nègre […] ; la chose, autant dire le rien [11] ». Fanon le disait dès l’introduction de Peau noire, masques blancs : « il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance [12] ». Enfin, et c’est sans doute là l’essentiel, les deux hommes partagent un même sentiment de responsabilité envers les dominés de tous les pays, de tous les damnés de la terre, Fanon faisant siennes les paroles du Rebelle de la tragédie de Césaire, Et les chiens se taisaient : « Il n’y a pas dans le monde, un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié [13]. »
Les effets subjectifs de la (dé)colonisation
10 Cela ne suffit néanmoins pas à expliquer pourquoi la figure de Césaire a pu jouir d’une telle aura dans les premiers écrits de Fanon. L’on pourrait être tenté de dire que ce qui distinguait aux yeux de Fanon la critique césairienne du colonialisme des autres était le fait qu’elle était émise par un colonisé, qui plus est martiniquais comme lui. Mais s’il serait absurde d’affirmer que l’« origine » du poète n’a exercé à cet égard aucun rôle, il n’en reste pas moins que ce dernier serait resté somme toute marginal si l’expression du « point de vue » d’un colonisé sur le colonialisme ne s’était pas traduite par un décentrement de la critique du colonialisme elle-même, que Césaire produit en donnant à voir-éprouver les effets subjectifs du colonialisme sur ses victimes-objets.
11 On trouve déjà dans le Cahier de Césaire une esquisse de l’idée fanonienne selon laquelle la néantisation est, du point de vue du colonisé, synonyme de mort psychique, de « corps à corps avec la mort [14] », de mort-dans-la-vie. Césaire écrit : « De nouveau cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort, cette mort sans sens ni piété, cette mort où la grandeur piteusement échoue, l’éclatante petitesse de cette mort » aux « mille mesquines formes locales [15] ». Il s’agit non seulement pour Césaire et Fanon de dénoncer l’idéologie primitiviste qui gouverne le colonialisme, mais aussi de montrer que le colonialisme « matérialise » cette idéologie, qu’il rejette de facto le colonisé dans une vie primitive. Comme le dit Eileen Julien, « pour Césaire et Fanon, le colonialisme ne produit pas seulement la lecture du peuple colonisé comme arriéré mais aussi l’effet lui-même [16] ». Armé de ses connaissances psychologiques et psychanalytiques, Fanon va néanmoins plus loin que Césaire dans cette problématisation (en première personne) de l’effet que cela fait d’être l’objet (en troisième personne) du colonialisme et du racisme. S’il est aujourd’hui considéré comme un précurseur de la critique postcoloniale, c’est d’abord en raison de son souci permanent pour l’« expérience vécue » du Noir-colonisé, un souci qu’il hérite pour une part de Césaire.
12 La subjectivité que Fanon découvre chez Césaire n’est pas tant la subjectivité (négative) de la victime, que la subjectivité (positive) du rebelle. Après en avoir appelé à un surgissement du Noir depuis la « zone de non-être » dans laquelle il est confiné, Fanon ajoute : « dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers [17] ». Un Noir cependant a eu le courage de la chute ; c’est Césaire, qui a pris le risque de « plonger dans le grand “trou noir” [18] » ; une chute, une plongée qui est la condition de possibilité d’une authentique ascension. Descente et élévation ne cessent chez Césaire d’échanger leurs rôles : « ma négritude […] plonge dans la chair rouge du sol / elle plonge dans la chair ardente du ciel [19] » ; « Il monte… il monte des profondeurs de la terre… le flot noir monte… [20]». Césaire, affirme Fanon s’inspirant de Bachelard, a choisi le psychisme ascensionnel : « Césaire est descendu. Il a accepté de voir ce qui se passait tout au fond, et maintenant il peut monter. Mais il ne laisse pas le Noir en bas. Il le prend sur ses épaules et le hisse aux nues [21]. »
13 Césaire, poursuit Fanon, a retrouvé cette « nuit », « le sens de son identité ». C’est alors qu’il découvre son double, le Blanc « en lui ». Césaire écrit : « c’était le maître… J’entrai. […] C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave, l’esclave esclave […]… je frappai, le sang gicla : c’est le seul baptême dont je me souvienne aujourd’hui [22] » – des lignes que Fanon cite à la fois dans Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, ce qui est pour le moins significatif étant donné le peu de corrélations explicites entre les deux ouvrages. Ces mots du Rebelle de Césaire sont pour lui décisifs car ils signent le meurtre du « maître imaginaire » logé au cœur de la psyché colonisée, l’arrachement définitif de tous les masques blancs. C’est une « révolution intérieure » que Fanon perçoit alors comme le préambule à la lutte contre le « maître réel ».
14 Sa position sur ce point évolue néanmoins au fil des années, en lien étroit avec son engagement dans la lutte de libération nationale algérienne. Dans Les Damnés de la terre, Fanon s’attache à démontrer que seule la lutte contre le maître « en chair et en os » est susceptible d’ouvrir la voie à l’annihilation du maître imaginaire. Autrement dit, cette lutte corporelle est nécessaire pour que s’engage le procès de décolonisation des esprits, quoiqu’elle ne soit aucunement suffisante pour mener celui-ci à terme. Ce primat que donne Fanon dans les dernières années de sa vie au « corps à corps » du colonisateur et du colonisé est probablement ce qui le conduit à s’éloigner de Césaire. Fanon n’allait pourtant jamais oublier ces paroles de son aîné prononcées lors du Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome en 1956 : « nous sommes des propagateurs d’âmes, des multiplicateurs d’âmes, et à la limite des inventeurs d’âmes [23] ». Fanon affirme qu’à la contre-violence spontanée des commencements de la lutte de libération nationale, en tant que conversion à la violence, doit succéder une phase de conversion de la violence en lutte proprement politique de décolonisation. Or, politiser les masses signifie « ouvrir l’esprit, c’est éveiller l’esprit, mettre au monde l’esprit. C’est, comme le disait Césaire, “inventer des âmes” [24] ».
Le langage de la décolonisation
15 Le rapport de Fanon à Césaire n’est pas seulement un rapport avec une pensée, c’est également, et non moins essentiellement, un rapport avec un verbe ; un rapport avec la langue de Césaire. Fanon incorpore le discours césairien à son propre discours : « accommodez-vous de moi, je ne m’accommode pas de vous ! » écrit Césaire ; « Accommodez-vous de moi, je ne m’accommode de personne » affirme quant à lui Fanon [25] ; « la seule chose au monde qui vaille la peine de commencer : la fin du monde parbleu » écrit Césaire ; « ceci dit, le reste viendra tout seul, et l’on sait de quoi il s’agit. De la fin du monde, parbleu » répond Fanon [26]. Fanon propage la parole de Césaire ; leurs voix en viennent à se confondre, à se fondre l’une dans l’autre. La correspondance de Fanon avec son éditeur Francis Jeanson témoigne de l’extraordinaire impact qu’a eu sur lui le verbe césairien. Jeanson cite Fanon : « Je me sens incapable d’échapper à la morsure d’un mot, au vertige d’un point d’interrogation ». Prenant exemple sur Césaire, Fanon souhaite « couler, comme lui, s’il le fallait, sous la lave ahurissante des mots couleur de chair trépidante ». Il désire « toucher affectivement [son] lecteur… c’est-à-dire irrationnellement… presque sensuellement… [27].
16 La critique du racisme développée par Fanon dans Peau noire, masques blancs est aussi une critique du langage ; c’est la critique d’une grammaire raciale de laquelle il faut se jouer – d’où la nécessité de faire usage des « noms de race » : le Nègre, le Mulâtre, le Blanc, etc. – afin de la défaire, de la déconstruire, d’en révéler le non-sens. Cette grammaire repose sur une symbolique des couleurs qu’il s’agit de subvertir. Déjà dans ses pièces de théâtre de jeunesse, Fanon s’était attaché à déployer une toute autre symbolique dans laquelle le Blanc devenait le symbole de la mort, du silence, du néant : « Ne plus voir le blanc muet – La mort – Le vide affolant [28] » ; « la mort blanche, terrassée, arrachée de son linceul se lève ruisselante et disparaît [29] ». Ici encore, Fanon hérite de Césaire qui écrivait dans le Cahier: « c’est un homme seul emprisonné de blanc – c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche – (TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE) – c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche [30] ». Le langage de Fanon est enfin un langage du corps : son discours n’est pas tant un discours du sens (de la signification) qu’un discours des sens (de la sensation) dont l’inspiration césairienne est à nouveau indubitable : « à cheval sur le monde, les talons vigoureux contre les flancs du monde, je lustre l’encolure du monde, tel le sacrificateur l’entre-deux yeux de la victime. […] Les artères du monde, bouleversées, arrachées, déracinées, se sont tournées vers moi et elles m’ont fécondé [31] ».
17 Dans le Cahier, Césaire affirmait : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». Fanon n’a de cesse de donner corps à cette formule, qu’il cite partiellement dans Peau noire, masques blancs. Or, élever la voix des sans-voix ne devait-il pas signifier donner droit de cité au cri des damnés de la terre ? Ce cri ne devait-il pas être le « grand cri nègre » de Césaire voué à ébranler « les assises du monde », le « cri saoul de la révolte » du Rebelle ? Fanon écrit : « on comprend que, devant cette ankylose affective du Blanc, j’aie pu décider de pousser mon cri nègre ». Ce n’est néanmoins pour lui qu’un stade, puisqu’il ajoute : « Et si je pousse un grand cri, il ne sera point nègre ». In fine, c’est le cri lui-même, en tant qu’expression de haine, qu’il réprouve. Si le Rebelle de Césaire dit « je te hais, Je vous hais. Et ma haine ne mourra pas », Fanon, lui, refuse de « crier [sa] haine au Blanc ». Il avait averti son lecteur dès l’introduction de Peau noire, masques blancs : « Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps le cri est sorti de ma vie [32]. » Pour Fanon, le cri n’est encore qu’une voie détournée, un substitut pour une voix encore impuissante à s’exprimer. Seule la lutte pour l’indépendance et, au-delà de celle-ci, le long travail de décolonisation des corps et des esprits, permettront l’invention d’un langage nouveau, un langage de la décolonisation [33].
La décolonisation des esprits
18 Si Fanon puise dans la poésie et la tragédie de Césaire des instruments de subversion du langage du maître-colonisateur, les écrits politiques de son aîné, quant à eux, lui fournissent les armes d’une critique des savoirs de la colonisation. Dans le Discours, Césaire met en œuvre une stratégie de résistance épistémique aux discours de connaissance du colonisateur sur son Autre colonisé. Il cite les paroles de figures intellectuelles respectées et supposément respectables – de Jules Romain à Roger Caillois en passant par Ernest Renan et Joseph De Maistre – afin de dévoiler le racisme qui hante la pensée (bourgeoise) européenne. Il s’attache également, et c’est cela qui retient avant tout l’attention de Fanon, à défaire les arguments d’auteurs moins fameux et en apparence plus sensibles à la situation du colonisé.
19 La première cible de Césaire est le Révérend Père Placide Tempels, cible délicate puisque l’ouvrage de Tempels, La Philosophie bantoue, avait été publié par les éditions Présence Africaine. Inaugurant les débats sur l’ethnophilosophie, il avait notamment reçu les louanges de Senghor. Mais cela ne semble pas déranger outre mesure l’auteur du Discours qui déclare que le message du missionnaire belge se résume au fond à ceci : « Vous allez au Congo ? Respectez, je ne dis pas la propriété indigène […], je ne dis pas la liberté des indigènes […], je ne dis pas la patrie congolaise […], je dis : Vous allez au Congo, respectez la philosophie bantoue ». Tempels en appelle à respecter la « valeur humaine » du Bantou, son « esprit humain », mais il ne se soucie guère de l’« amélioration de [sa] situation économique ou matérielle ». Pour lui, « la pensée des Bantous étant ontologique, les Bantous ne demandent de satisfaction que d’ordre ontologique ». Il n’y a plus alors qu’à faire remarquer que les Bantous ont placé l’homme blanc (le colon) au sommet de la hiérarchie des êtres-forces pour s’assurer du bien-fondé (ontologique) du colonialisme [34]. C’est à peu de choses près ce qu’affirme à son tour Fanon, lequel vise plus directement la préface d’Alioune Diop à La Philosophie bantoue. Pour Diop, l’ontologie bantoue, étrangère à toute relation exploiteur-exploité, et donc à toute « volonté révolutionnaire », s’offre comme un remède à la « misère métaphysique de l’Europe » ; à quoi Fanon rétorque que chercher à « retrouver l’Être dans la pensée bantoue » alors même que le Bantou est écrasé dans son existence par le colonialisme, est une mystification : « la ségrégation n’a rien d’ontologique. Assez de ce scandale [35] ».
20 La seconde cible de Césaire est l’auteur de Psychologie de la colonisation, Octave Mannoni. Il est à cet égard significatif que Fanon, qui se livre dans Peau noire, masques blancs, à une acerbe critique de Mannoni, avoue lui-même avoir été séduit par ses articles publiés dans la revue Psyché à la fin des années quarante. Lorsque l’on sait que ces textes constituaient l’essentiel du contenu de Psychologie de la colonisation, l’on peut se demander quels ont été les motifs du brusque revirement du jugement de Fanon. Un motif ne peut être écarté : l’influence exercée entre-temps sur Fanon par le Discours sur le colonialisme de Césaire. Ce dernier affirme en effet que Mannoni, en appliquant à la population malgache la notion de « complexe de dépendance », cherche à démontrer que « la colonisation est fondée en psychologie » et que « ce n’est pas le Blanc mais les Malgaches colonisés » qui sont responsables de leur colonisation. Dépendants, les Malgaches ne désirent pas la liberté : « ils ne sauraient qu’en faire [36] ». C’est à cette même thèse selon laquelle, dans les termes de Mannoni, le Blanc était le « maître attendu », les colonisateurs ayant été « désirés dans l’inconscient de leurs sujets [37] », que s’oppose Fanon dans son premier ouvrage. Il n’y a pas de complexe de dépendance du colonisé, affirme-t-il, il y a un « complexe d’infériorité » qui n’est rien d’autre que l’effet de la domination coloniale en tant que processus d’infériorisation du colonisé. Fanon évoque à nouveau Mannoni dans son ouvrage de 1959, L’An V de la révolution algérienne : « Tel pays, dira-t-on, sollicitait la conquête. C’est ainsi, pour prendre un exemple célèbre, que l’on a décrit un complexe de dépendance chez le Malgache [38]. »
21 Il n’en reste pas moins que la critique césairienne des savoirs de la colonisation reste encore disjointe de son geste d’adoption du point de vue (subjectif) du colonisé sur le colonialisme. Il est vrai que Césaire écrit dès les premiers paragraphes du Discours que « ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges [39] ». Mais la stratégie de résistance épistémique qu’il développe ne repose pas encore sur la revendication d’une perspective propre au colonisé ; la perspective de Césaire, qui identifie le « nègre » et le « prolétaire », est encore celle d’une révolution socialiste puisant ses sources en Europe. La Lettre à Maurice Thorez (1956), lettre de démission du Parti Communiste Français, rédigée six mois après la conférence de Bandoeng et à peine un mois après le premier Congrès des écrivains et artistes noirs, marque à cet égard un tournant. Césaire y parle dorénavant au nom des siens : « nous, hommes de couleur ». La voie des peuples de couleur, affirme-t-il, reste toute entière à découvrir et « les soins de cette découverte ne regardent que nous ». S’il y a un communisme anticolonial, ce sera « une variété africaine du communisme », qui ne sera plus « branchée […] sur les divisions européennes » : « aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous [40]. »
22 Jamais Fanon ne cite la Lettre de Césaire. On peut néanmoins penser qu’elle ne fut pas sans conséquence sur les derniers développements de sa pensée. La thèse développée dans Les Damnés de la terre selon laquelle les « analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial [41] » n’est pas sans faire écho à l’injonction de Césaire à un décentrement des « doctrines européennes ». Fanon ne cesse d’en appeler à une traduction anticoloniale-postcoloniale des savoirs du colonisateur au-delà, à la fois, de toute négation (rejet) et de toute imitation (copie). Mais pour lui, cette reprise, qui est aussi une déprise, est inséparable de l’issue du conflit colonial. Autrement dit, le désir de décentrement ne saurait s’exprimer (seulement) en termes de différences culturelles, d’hétérogénéité des modes de vie ; c’est à même la lutte des corps qu’a lieu ce processus de traduction des savoirs. Paradoxalement donc, c’est la rupture radicale (et violente) avec l’occupant qui rend possible l’appropriation-transformation de ses « dons ».
23 Cette position entre en conflit avec celle qu’avait défendue Alioune Diop lors du Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs. En effet, si Diop revendiquait la nécessité d’une « désoccidentalisation » des esprits et des savoirs, celle-ci s’opposait à toute rupture : « contrairement à ce que l’on craint, nous ne désirons pas rompre avec l’Occident » ; « la violence et le chaos sont exclus de nos perspectives [42] ». De ce point de vue (politique), l’on peut penser que Césaire était plus proche de Diop que de Fanon, lequel demeure sans doute le penseur anticolonial qui a formulé de la manière la plus radicale le problème de l’unification de la décolonisation des corps (du pouvoir) et de la décolonisation des esprits (du savoir), un problème qui, dans la critique postcoloniale contemporaine, semble s’être transformé en une véritable aporie.
Conclusion : Césaire, lecteur de Fanon
24
Si Césaire est né plus de douze ans avant Fanon, il est également mort presque un demi-siècle après lui. C’est pourquoi, après s’être posé la question des usages fanoniens de Césaire, il ne serait pas inutile de soulever celle des usages césairiens de Fanon, quoique Césaire ne se soit que rarement référé explicitement à l’œuvre de son cadet. Dans un numéro de Présence Africaine en « Hommage à Frantz Fanon » (1962), il écrit néanmoins :
Or, n’est-ce pas précisément dans l’espace de la tragédie qu’il faudrait rechercher les traces d’un héritage fanonien dans l’œuvre de Césaire ? Les tragédies césairiennes des années soixante ne portent-elles pas l’empreinte, fût-elle discrète, des écrits de Fanon ? La Tragédie du roi Christophe (1963) n’est-elle pas aussi une illustration du chapitre des Damnés de la terre que Fanon consacre aux « mésaventures de la conscience nationale », une illustration en particulier de ces lignes teintées d’un profond pessimisme : « nous croyons que l’effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés par leurs dirigeants ne donnera pas les résultats escomptés [44] » ? Ne peut-on pas entendre dans Une saison au Congo (1966) un écho des arguments de Fanon sur la répétition postcoloniale, la reproduction néocoloniale, des rapports coloniaux-raciaux à l’intérieur des frontières des pays africains indépendants ? Enfin, les méditations de Césaire dans Une tempête (1969) ne prolongent-elles pas les réflexions que Fanon consacre au problème du ressentiment en situation coloniale, mais aussi postcoloniale ? Ces questions, nous ne pouvons que les laisser ouvertes ; seule une analyse approfondie des tragédies de Césaire à la lumière des œuvres de Fanon permettront d’y répondre.Fanon mort, on peut méditer sa vie : son côté épique, son côté tragique aussi. L’épique est que Fanon a vécu jusqu’au bout son destin de paladin de la liberté et a dominé de si haut son particularisme humain qu’il est mort en soldat de l’Universel. Le tragique ? C’est que sans doute cet Antillais n’aura pas trouvé des Antilles à sa taille et d’avoir été, parmi les siens, un solitaire [43].
Notes
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[*]
Matthieu Renault est docteur en philosophie et chercheur postdoctoral à l’Université Paris 13. Dernier ouvrage paru : L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Amsterdam, 2014.
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[1]
Aimé Césaire, « Par tous mots Guerrier-silex » in Moi, laminaire. Paris, Éditions Gallimard, 1982.
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[2]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 183.
-
[3]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Paris, Éditions Présence Africaine, 1983, p. 47 ; Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme. Paris, Éditions Présence Africaine, 2004, p. 26, 35-36.
-
[4]
Ibid., p. 13-14.
-
[5]
Ibid., p. 7, 18, 21, 31-32.
-
[6]
Jean-Paul Sartre, « Préface » à Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 40.
-
[7]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 153.
-
[8]
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 22.
-
[9]
Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne. Paris, Éditions La Découverte & Syros, 2001, p. 35.
-
[10]
Frantz Fanon, « Racisme et culture » in Pour la révolution africaine : Écrits politiques. Paris, Éditions La Découverte & Syros, 2001, p. 41 ; Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 88, 93.
-
[11]
Aimé Césaire, Toussaint Louverture, La Révolution française et le problème colonial. Paris, Éditions Présence Africaine, 1961, p. 31.
-
[12]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 6.
- [13]
-
[14]
Frantz Fanon, « Le “syndrome” nord-africain » in Pour la révolution africaine, op. cit., p. 14.
-
[15]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 23, 37.
-
[16]
Eileen Julien, « Terrains de Rencontre : Césaire, Fanon and Wright on Culture and Decolonization », in Yale French Studies, n° 98, printemps 2000, p. 159.
-
[17]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 6.
-
[18]
Frantz Fanon, « Antillais et Africains » in Pour la révolution africaine, op. cit., p. 36.
-
[19]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 65 ; cité in Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 47, 159.
-
[20]
Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, op. cit., p. 85 ; cité in Peau noire, masques blancs, p. 157.
-
[21]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris, Éditions du Seuil, 1971, p. 158. Voir également Matthieu Renault, Frantz Fanon : De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 75-76.
-
[22]
Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, p. 107 ; cité in Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 160-161 ; Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 121.
-
[23]
Aimé Césaire, « L’homme de culture et ses responsabilités », Présence Africaine, Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome : 26 mars-1er avril 1959), tome 1, L’unité des cultures négro-africaines, n°24-25, février-mai 1959, p. 118.
-
[24]
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 240.
-
[25]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 33, cité in Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs,op. cit., p. 106.
-
[26]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 175.
-
[27]
Francis Jeanson, « Préface » à Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris, Éditions du Seuil, 1952. Reproduit dans Sud/Nord, n°14, 2001/1, p. 179.
-
[28]
Frantz Fanon, Une pièce de théâtre ayant pour personnages Polixos, Épithalos, Audaline, etc. (Les mains parallèles) Inédit, Archives Frantz Fanon, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC), p. 15.
-
[29]
Frantz Fanon, Une pièce de théâtre ayant pour personnages François, Ginette, Lucien, un serviteur. (L’œil se noie) Inédit, Archives Frantz Fanon, IMEC, p. 15. Pour une subversion analogue de la symbolique raciale des couleurs, voir également Jean Genet, Les Nègres. Paris, Éditions Gallimard, 2005.
- [30]
-
[31]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 100.
-
[32]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 22 ; Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, op. cit., p. 115, 120, 123 ; Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 5, 23, 98, 151, 185 ; voir également Joby Fanon, Frantz Fanon, De la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique. Paris, Éditions L’Harmattan, 2004, p. 79, 193.
-
[33]
Voir Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., chap. 2 : « “Ici, la voix de l’Algérie”».
-
[34]
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 44-45.
-
[35]
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 185.
-
[36]
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 46-49.
-
[37]
Octave Mannoni, Prospero et Caliban, Psychologie de la colonisation. Paris, Éditions Universitaires, 1984, p. 88.
-
[38]
Frantz Fanon, L’An V de la révolution algérienne, op. cit., p. 48.
-
[39]
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 8.
-
[40]
Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez. Paris, Éditions Présence Africaine, 1956, p. 7-12.
-
[41]
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 70.
-
[42]
Alioune Diop, « Le sens de ce Congrès (discours d’ouverture) », Présence Africaine, Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome : 26 mars-1er avril 1959), op. cit., p. 42-47.
-
[43]
Aimé Césaire, « Hommage à Frantz Fanon », Présence Africaine, n° 40, 1962, p. 120, reproduit in Moi, laminaire, p. 157.
-
[44]
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 135.