Sartre et la Négritude : de l'existence à l'histoire
Lire, pour un contemporain de l’auteur, roulé dans la même subjectivité historique, c’est participer aux risques de l’entreprise [1].
1 Avec la publication d’« Orphée noir [2] » en 1948, Sartre inaugure la série des préfaces où se donne à lire son engagement en faveur des luttes anticoloniales et des mouvements d’indépendance qui parcourent le continent africain [3].
2 Si la fonction de l’écrivain est d’être la médiation critique portant à la conscience d’elle-même l’époque dont il est le contemporain, l’écriture d’une préface joue un rôle singulier dans l’économie générale de cette entreprise critique. En assumant le rôle de préfacier de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éditée par Senghor et qui paraît à l’occasion du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage, Sartre se propose autant de comprendre cette poésie dans la singularité de ses moyens expressifs que d’indiquer la portée de l’événement historique qui s’annonce à travers le mot de Négritude : la manifestation d’une présence noire qui, en bouleversant l’ordre colonial des mots et des choses, modifie du même coup la conscience que le lecteur blanc a de lui-même et de sa situation.
3 Sartre peut donc formuler de la façon suivante le but qui est le sien dans « Orphée noir » :
cette poésie qui paraît d’abord raciale est finalement un chant de tous et pour tous. En un mot, je m’adresse ici aux Blancs et je voudrais leur expliquer ce que les Noirs savent déjà : pourquoi c’est nécessairement à travers une expérience poétique que le Noir, dans sa situation présente, doit d’abord prendre conscience de lui-même et, inversement, pourquoi la poésie noire de langue française est, de nos jours, la seule grande poésie révolutionnaire [4].
5 Phénomène culturel et politique, la Négritude est ainsi envisagée comme le lieu d’une synthèse problématique : celle de l’universalité et de l’histoire. Si la présence noire vient contredire l’universalité abstraite de l’ordre colonial, le projet révolutionnaire est-il susceptible de faire émerger une figure neuve de l’universalité dont cette poésie serait finalement le signe ?
6 On s’attachera donc à rendre compte ici de ce mouvement allant de l’existence à l’expression poétique et de celle-ci à l’histoire. En suivant ce parcours, Sartre considère d’abord la Négritude comme un événement absolu : celui de la relation intentionnelle d’une conscience et du monde tel qu’il se manifeste à elle ; il tente ensuite de mettre en rapport cet événement et le processus historique envisagé à l’aune de la lutte des classes. Dans ce mouvement se joue ainsi la problématique liaison de deux méthodes philosophiques : d’une part, la compréhension existentielle et sa dialectique subjective – objective ; de l’autre, l’intelligibilité historique et sa dialectique politique du particulier et de l’universel. Ce sont là deux manières distinctes d’envisager la présence noire. De l’une à l’autre, c’est le statut de la Négritude qui est en jeu. Comme vécu porté à l’expression, elle est absolue. Comme vécu conscient de son historicité, elle s’ouvre à un avenir historique où elle entre à titre de moment, relatif. On voit par là que tant la littérature que la politique sont indissociables pour Sartre d’une pensée de l’histoire capable de lier la catégorie d’événement à celle de processus historique.
7 Mais si la critique a pour fonction de prendre parti pour ou contre et de situer en se situant, il peut-être utile de rendre compte d’abord de la situation de Sartre en 1946, en guise d’introduction à cette lecture d’« Orphée noir ».
8 Théoricien de la littérature, il a déduit de l’essence de celle-ci sa nécessaire fonction sociale et politique. Acte de liberté s’adressant à d’autres libertés, la littérature a ainsi un rôle à jouer dans les luttes historiques pour l’émancipation [5]. Au sortir de l’après-guerre, le positionnement politique de Sartre est d’ailleurs original : socialiste révolutionnaire, il se tient pourtant à distance du parti communiste et entretient un dialogue critique avec le marxisme [6]. Si avec L’Être et le néant Sartre entendait exposer les principes d’une ontologie de la liberté et de l’aliénation, les Réflexions sur la question juive, publiées en 1944, ont mobilisé ces concepts au service d’une entreprise de critique historique et sociale du racisme et de compréhension de la constitution d’une identité juive en réponse à l’antisémitisme. C’était déjà comprendre l’affirmation de soi à partir d’une situation aliénée et envisager la liberté comme ce que chacun fait à partir de ce qu’on a fait de lui.
9 Enfin, la question noire n’est pas absente de ses préoccupations avant la publication de cette préface. Un voyage aux États-Unis en 1945 lui a donné l’occasion de s’exprimer à propos de la situation des Noirs sur le sol américain dans une série d’articles [7] ; il en a fait le sujet d’une pièce de théâtre, La Putain respectueuse, en 1946. Surtout, il est membre du comité de patronage de la revue Présence africaine à laquelle il a donné un bref article pour son premier numéro [8]. Ces différents éléments permettent de comprendre les raisons qui ont présidé au choix de Sartre comme préfacier de cette anthologie. Ils permettent aussi de lire « Orphée noir » comme le creuset où l’ensemble de ces éléments sont plongés pour élaborer une compréhension originale de la Négritude.
1 – Compréhension existentielle de l’engagement poétique : situation de l’écrivain noir de langue française
10 Pourquoi le poème est-il le medium privilégié d’expression et de constitution de la Négritude ? C’est à partir de cette question que Sartre entreprend de rapporter cette poésie à ses conditions existentielles d’élaboration ou, pour employer le concept à l’œuvre ici, à la situation dont le poème est à la fois l’assomption et le dépassement. La compréhension existentielle comme méthode philosophique veut ainsi rendre compte de ce mouvement de l’existence qui, parce qu’elle est en question dans son être en tant que noire, répond par l’invention poétique. Aussi l’engagement poétique n’a-t-il rien d’une décision gratuite ; il s’agit même d’une nécessité qu’atteste la multiplicité des voix rassemblées dans cette Anthologie. Si, dans « Orphée noir », Sartre dialogue de façon privilégiée avec certains poètes, et Césaire en premier lieu, il est d’abord soucieux de considérer la Négritude comme une entreprise collective, une communauté poétique nouée dans l’épreuve d’une même adversité.
11 Si chaque entreprise littéraire est un acte de liberté et si toute liberté est en situation, alors ce projet poétique commun n’est compréhensible qu’à la condition d’être saisi à la lumière du donné auquel chacune de ces existences s’affronte. De cette facticité de la liberté, on retiendra deux éléments : le corps et le langage ; c’est en effet au croisement de ces deux dimensions que se joue la singularité de l’existence noire aux prises avec une situation aliénée qui va décider de sa vocation poétique.
Le corps et l’irréalisable
12 Puisqu’il est exposé au regard blanc, le corps, et singulièrement le fait de sa couleur de peau, n’est donc pas seulement vécu en première personne ; il est vu et qualifié par le Blanc à titre de corps porteur de significations. Aussi le corps noir devient-il un lieu d’investissement pour des significations racistes qui manifestent la singularité de la domination subie. Et ces significations sont tout autre chose qu’un phénomène de surface, une image déplaisante de soi dont le Noir aurait toute liberté de se défaire par un simple haussement d’épaule ; elles engagent une relation d’aliénation ontologique par laquelle il se trouve dépossédé du sens intime de son individualité. De Noir, comme détermination de fait, il devient Nègre, terme qui exprime le rapport d’oppression que le Blanc exerce sur lui. Ainsi la facticité du corps pour-soi est-elle perpétuellement hantée par cette signification qu’il est pour-autrui. « Nègre », c’est ce que Sartre nomme ailleurs un irréalisable [9], c’est-à-dire ici la signification de soi à laquelle le Noir s’aliène. Le statut d’irréalisable de cette signification implique enfin que le Noir a à l’assumer dès lors qu’il reconnaît le Blanc dans son existence. Aussi a-t-elle une dimension normative dont le caractère impératif est à la mesure de la domination coloniale. À ce propos, on remarquera que la radicalité de cette situation d’oppression signifie du même coup une asymétrie dans le rapport du Noir vis-à-vis du Blanc. Ce faisant, c’est la réciprocité en droit toujours possible des regards aliénants telle qu’elle était évoquée dans L’Être et le néant qui est rendue impossible par les données mêmes de la situation coloniale et le rôle structurant du racisme dans les relations humaines.
13 Aussi la liberté ne peut-elle ici trouver une issue qu’en assumant d’abord cette signification aliénée pour la dépasser ensuite. Le mot même de Négritude est comme le symbole de ce mouvement dialectique qui procède d’une aliénation première : la reprise du terme de Nègre et l’institution d’une signification neuve que ce néologisme vient manifester.
Aliénation et subversion du langage
14 On voit ainsi à l’œuvre ce nouage aliénant des corps et du langage. Considéré en lui-même, le langage est d’ailleurs le lieu d’une contradiction nouvelle. Si l’écrivain noir veut pouvoir s’adresser effectivement à ceux qui partagent sa condition, il lui faut user d’un langage qui garantisse le succès de son entreprise de communication. Comment faire pour s’exprimer et être entendu de ceux auxquels on souhaite s’adresser ? Pour les colonies françaises, la langue commune est celle des colons. Aussi le projet d’écrire qui anime ces écrivains doit-il assumer cette autre dimension de leur facticité : l’aliénation à la langue française et à sa culture. La situation suppose par conséquent la synthèse de deux impératifs contradictoires : manifester l’âme noire et ainsi instituer la Négritude en défaisant l’oppression coloniale ; écrire en français pourtant, afin d’être entendu ; par conséquent, user comme moyen d’émancipation de l’un des instruments de la domination coloniale. Aussi est-ce le langage lui-même qui est impossible. Ou, plus exactement, c’est la prose qui manifeste ici son échec. L’analyse de Sartre repose sur la distinction éidétique de la prose et de la poésie exposée dans Qu’est-ce que la littérature ? [10]. Si l’écrivain noir souhaitait en effet manifester l’âme noire au moyen de la prose, chacun des mots dont il userait se trouverait surdéterminé par sa signification au sein de la culture coloniale. Aussi est-ce la structure de référentialité du mot à l’objet signifié qui rend impossible le projet d’une écriture libérée de la tutelle blanche. Puisque les mots sont aussi des idées, ils auront l’inertie et l’opacité du système de représentations dans lequel ils s’insèrent et, ce faisant,
quand le Nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi [11].
16 Ce qui échoue ici, ce n’est pas le langage en général mais la prose, c’est-à-dire le langage comme moyen d’expression directe.
17 Aussi la conscience noire vit-elle à sa manière cette « crise du langage [12] » où la transparence abstraite du discours fait place aux équivoques menaçantes du monde social et historique. Mais cette crise de la prose est ici à l’origine d’une expérience poétique : l’écriture comme projet critique peut exercer sa négativité contre le langage lui-même afin de défaire l’ordre colonial qui s’y manifeste. C’est ainsi en défrancisant la langue française elle-même au moyen du poème que l’écrivain peut à la fois instituer sa Négritude, la communiquer à ceux qui existent dans la même situation tout en congédiant cette omniprésence blanche maintenue par la prose. Aussi cette auto-destruction poétique du langage a-t-elle valeur d’insurrection : « cette démolition en esprit symbolise la grande prise d’armes future par quoi les noirs détruiront leurs chaînes [13].
Réussite de la communication poétique
18 Cette thèse d’un engagement poétique assurant les conditions d’une authentique entreprise de communication des libertés a ceci de paradoxal sous la plume de Sartre que, tout en reconduisant la distinction de la prose et de la poésie exposée dans Qu’est-ce que la littérature ?, elle en inverse la conclusion quant aux rapports de la littérature et de la praxis. En 1947, Sartre pouvait en effet écrire que le poète, animé par un projet d’irréalisation de soi et une négation du public, ne saurait entretenir de rapport effectif à la praxis historique. Pourtant, en se référant ici à Césaire, il salue autant la réussite poétique de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal que la teneur politique de son projet capable d’exprimer « les aspirations révolutionnaires du nègre opprimé [14] ». Ainsi Césaire réalise-t-il la synthèse miraculeuse « des aspirations révolutionnaires et du souci poétique [15] ». Réussite d’autant plus admirable qu’elle semble surmonter les contradictions de la littérature métropolitaine et ses échecs à atteindre le public adéquat à sa vocation révolutionnaire :
L’écrivain, dans la mesure où par fonction il postule et exige la liberté, ne peut fournir d’idéologie à la classe dirigeante ou à n’importe quelle classe, si ce n’est pas une idéologie exigeant la libération des gens qui demeurent encore opprimés. Et, d’un autre côté, il ne peut s’adresser à ceux dont il souhaite la libération, à moins qu’il n’entre dans un parti et qu’il n’agisse à titre de membre du parti en devenant propagandiste, en acceptant que son art devienne de la propagande ; donc, en réclamant la mort de la littérature et en cessant d’être écrivain. Ainsi, il n’est pas possible que l’écrivain parle à la bourgeoisie seule. Il faut qu’il parle des autres, il faut qu’il parle pour eux et qu’il s’adresse à eux. Mais il ne le peut pas. Il est responsable en tant qu’écrivain puisqu’il doit réclamer leur libération, il se sent coupable, en tant que membre issu ou rattaché aux classes d’oppression, et cependant il n’a d’autre audience que parmi les bonnes volontés de la classe qui est en train de disparaître, qui est encore dirigeante et qui prend conscience d’être classe d’oppression. Ceux à qui il voudrait parler au premier chef ne l’écoutent pas [16].
20 Avec Césaire au contraire, Sartre rencontre l’exemple d’une littérature qui réussit à être pleinement politique et émancipatrice tout en préservant la spécificité de sa démarche créatrice au sein même d’un engagement militant puisque celui-ci est membre du parti communiste.
21 On a vu que cette poésie était animée par une contestation du système colonial. De ce fait, une autre raison de la considérer comme un plein succès tient à l’impossibilité de la voir « nationalisée », c’est-à-dire consacrée et, ce faisant, utilisée comme « une contribution bénévole aux festivités de la IVe République [17] ». Aussi la poésie de la Négritude, et singulièrement celle de Césaire, répond-elle au vœu que faisait alors Sartre :
On attend toujours le grand homme, parce qu’il est flatteur pour une nation de l’avoir produit. Mais jamais la grande pensée, parce qu’elle offense. […] Mais la littérature s’endort ; une bonne passion, fût-ce la colère, aura chance, peut-être, de la réveiller [18].
2 – La Négritude : de l’être-au-monde à l’historicité
Subjectivité et révolution
23 En subvertissant l’ordre colonial du langage, le but poursuivi par cette poésie est ainsi de porter à l’expression l’événement d’une présence noire consciente d’elle-même. Si la radicalité de l’oppression subie tient à ce racisme qui relègue le Noir aux marges de l’humanité, son émancipation doit par conséquent en passer par l’affirmation de sa subjectivité. En soulignant cet aspect de la Négritude et en insistant sur la teneur révolutionnaire de cette affirmation, Sartre s’adresse implicitement au marxisme. Dans Matérialisme et révolution, il avait déjà souligné la nécessité de faire figurer la liberté et la subjectivité au rang de principes d’une philosophie de la révolution, et ce, contre un matérialisme objectiviste aveugle aux catégories existentielles. Ici, comme dans ce précédent texte, tout l’argument de Sartre consiste à exposer en quoi le projet révolutionnaire exige cette dimension subjective pour être intelligible. Aussi la manière dont Sartre fait entrer en résonance sa méthode de compréhension existentielle avec l’affirmation de la Négritude peut-elle être lue comme la poursuite d’un dialogue critique avec le marxisme officiel de l’époque.
La Négritude comme être-au-monde
24 Puisqu’elle est inséparable d’une situation déterminée, comme on l’a vu, Sartre ne peut donc concevoir la Négritude comme un simple phénomène d’intériorité subjective. Si la Négritude est un événement ontologique, c’est non seulement comme expression de l’âme noire mais aussi comme le il y a d’un monde manifesté par cette existence. Comme projet et instance de dévoilement, elle réalise par conséquent ce double mouvement de subjectivation et d’objectivation selon lequel le poète découvre en lui certaines caractéristiques objectives de la culture africaine tout en faisant passer à l’objectivité certains de ses traits subjectifs. Aussi la Négritude est-elle un être-au-monde, soit le nom de la relation intentionnelle qu’une existence entretient à son monde, par-delà le dualisme de l’état subjectif et du monde objectif. La singularité de cette relation tient ici au redoublement de la perception par l’imagination poétique. Et si recours à l’imaginaire il y a, c’est comme on a vu, en vertu de la situation qui est celle du poète : l’exil et la diaspora font de l’Afrique un objet dont la singularité intentionnelle est d’être imaginaire.
25 En employant le terme de vécu à propos de la Négritude, Sartre ne la réduit donc pas à une dimension seulement psychologique. Le vécu est en effet l’expérience faite par un individu de son existence et de sa situation singulière. Ce que le terme de vécu vient nommer ici, c’est outre la relation intentionnelle déjà décrite, le caractère absolu de celle-ci. Saisi à l’aune des catégories existentielles, il s’agit bien d’un événement ontologique. Mais mis en relation avec la situation aliénée précédemment décrite, il s’agit aussi bien d’un événement politique : affirmer le caractère absolu de cet être-au-monde, c’est manifester une sortie de l’aliénation dont on a vu que l’un de ses aspects pour le Noir était d’être toujours l’objet relatif à un regard blanc. Aussi la conscience de soi qu’exprime le poème est-elle une affirmation d’autonomie contre la privation de monde que le système colonial représente.
Du vécu à l’historicité
26 Si Sartre envisage d’abord la Négritude à partir des poèmes rassemblés dans cette anthologie, il opère aussi une tentative de rationalisation afin de mesurer la consistance conceptuelle de ce terme. Du poème au concept, il est alors sensible à ce que la poésie rend possible : une métastabilité que l’analyse pétrifie en une série d’antinomies. L’expression poétique permet en effet de faire tenir ensemble la dimension poétique de l’invention et celle, historique, de la découverte, contre l’occultation coloniale ; cette ambiguïté implique elle-même une alternative ontologique : la Négritude est-elle une attitude existentielle, qui se projette donc vers un possible dont la teneur est de n’être pas encore ou vient-elle nommer l’ensemble objectif des institutions africaines, auquel cas il s’agirait pour le poète d’aller à la rencontre d’un être, ou d’une essence ? Ces deux dimensions engagent enfin une double temporalisation. Comme attitude existentielle, elle engage le rapport à un avenir à atteindre tandis que comme essence elle renvoie à un passé originaire. C’est cette dernière dimension qui manifeste un élément fondamental de compréhension de la Négritude : son historicité.
27 Le vécu dont la Négritude est le nom, s’il est chaque fois exprimé par une voix singulière, outrepasse en effet cette dimension strictement individuelle. D’abord, on l’a vu, par un projet de communication qui a pour horizon l’universalité concrète que constitue le public noir pour lequel ces poètes écrivent d’abord. Mais aussi par le rapport qu’ils entretiennent à un passé qui, s’il est vécu individuellement, engage cependant une dimension collective et historique : c’est le souvenir de la déportation, de l’esclavage, de la conquête coloniale, du travail forcé et de l’exploitation qui engage la dimension d’une mémoire collective et celle d’un avenir commun. Aussi l’historicité est-elle à la fois une détermination de la temporalisation individuelle et l’inscription collective au sein d’une histoire. Cette seconde dimension implique elle-même la possibilité d’une saisie objective de la Négritude en la considérant non plus seulement à partir de l’existence et de son vécu mais selon la logique dialectique du processus historique.
3 – Universalité et révolution : la dialectique historique de la race et de la classe
La Négritude comme expérience de la finitude
28 Cette compréhension de la poésie de la Négritude à partir de l’existence noire et de sa situation, quel but se propose-t-elle ? On se tromperait si l’on considérait que le philosophe, fort de ses concepts, s’arroge ici le droit de dire au Noir la vérité de son vécu. En effet, ce n’est pas aux Noirs que Sartre s’adresse d’abord mais aux Blancs ; c’est donc plutôt de la Négritude comme ce qui vient défaire la certitude du vécu blanc et lui manifester sa vérité que Sartre se fait ici l’écho. Aussi cette préface a-t-elle pour but de faire saisir les conséquences pour le monde blanc de cet événement de la présence noire. Affirmation de soi émancipatrice, la Négritude est corrélativement le nom d’une expérience que le Blanc fait de lui-même, sous le regard du Noir. Désormais, le Blanc se découvre affecté d’un être-pour-autrui : « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus [19]. »
29 Et cette expérience du regard de l’autre implique une honte dont la portée ontologique se double d’une dimension historique. Si l’écriture de cette préface implique l’exercice d’une solidarité vis-à-vis des poètes noirs de langue française, on remarquera que Sartre ne s’abstrait pourtant pas de sa situation d’homme blanc. Et c’est précisément en l’assumant que ce texte vient attaquer cette modalité particulière de mauvaise fois qui consisterait, pour le Blanc, à refuser de savoir, c’est-à-dire de prendre en considération cette présence noire, afin de préserver son innocence ou son irresponsabilité [20].
30 En effet, si la Négritude est cette entreprise de libération par laquelle l’existence noire rompt avec son aliénation passée au langage blanc, alors elle défait du même coup cet ordre du discours où le Blanc, l’humain et l’universel avaient valeur de synonymes.
L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres [21].
32 Avec la Négritude, c’est le passage sans heurt d’une catégorie universelle à l’autre qui est interrompu : le Blanc fait ainsi l’expérience de cette finitude externe qui se manifeste à l’existence affectée d’un être-pour-autrui. Et cette finitude a non seulement un sens individuel mais une portée historique et culturelle : confrontée à la Négritude, l’existence blanche perd ce privilège d’être de droit pour être ramenée à sa propre facticité. Elle qui se vivait comme universelle se découvre désormais particulière et limitée au sein de l’histoire humaine. Aussi est-ce la détermination qu’on dira bourgeoise et coloniale de l’humanisme qui se trouve ici contredite. La Négritude est ainsi l’occasion pour Sartre d’engager une compréhension renouvelée de l’humanisme en tant que lieu d’un conflit normatif qui oppose des définitions antagonistes de l’homme.
Le concept d’oppression et sa pluralité réelle
33 Toutefois, la manière dont Sartre souligne la portée critique de la Négritude à l’encontre de l’idéologie bourgeoise n’est pas sans conséquence pour le camp révolutionnaire lui-même et sa conception de l’universalité. En insistant sur la singularité de l’oppression dont sont victimes les Noirs et, ce faisant, en suivant la singularité des chemins que peuvent suivre leur émancipation, il semble en effet qu’« Orphée noir »vienne d’abord inquiéter cette universalité concrète dont le prolétariat est le nom en tant que « classe universelle ». La Négritude comme affirmation d’une singularité raciale est en effet la réponse à la domination singulière que subit le Noir, opprimé dans sa race et à cause d’elle. Avec cette différence entre l’oppression capitaliste en métropole et celle qui a lieu outre-mer s’engage alors une dialectique de la classe et de la race, ou dialectique du prolétaire et du colonisé, interne au projet révolutionnaire, et que le concept de prolétariat ne peut passer sous silence sous peine d’occulter le racisme colonial et la pluralité réelle des situations d’exploitation.
Intelligibilité de la Négritude dans l’histoire : un essai de dialectique historique
34 Si Sartre prend soin de remarquer que cette dialectique de la classe et de la race est intériorisée par certains poètes présents dans l’Anthologie, Jacques Roumain et Aimé Césaire notamment, eux qui sont aussi des militants communistes, on remarquera pourtant qu’il change ici de méthode philosophique. Passant de l’existence à l’histoire, il s’essaie en effet à une exposition dialectique du problème que peut poser la synthèse de la Négritude et d’un projet révolutionnaire. C’est quitter le terrain du vécu pour considérer, selon une logique objective, la manière dont la Négritude est susceptible de s’intégrer au processus historique en tant que moment particulier :
En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique ; l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien […] Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière [22].
36 Négation de la négation raciste, la Négritude signifiait l’affirmation d’une particularité raciale. Mais, à lire Sartre, l’avenir historique de la Négritude, si elle se veut révolutionnaire, ne peut donc consister que dans un dépassement en direction d’une nouvelle figure : la « réalisation de l’humain dans une société sans races [23] ». Aussi l’universalité humaine se constituerait-elle par un dépouillement réciproque où s’annulerait la différence raciale : le Noir est
celui qui marche sur une crête entre le particularisme passé qu’il vient de gravir et l’universalisme futur qui sera le crépuscule de sa Négritude ; celui qui vit jusqu’au bout le particularisme pour y trouver l’aurore de l’universel [24].
38 Avec le changement de méthode philosophique, c’est aussi la situation d’énonciation de cette préface qui se trouve modifiée. Il n’est pas certain qu’en indiquant un avenir pour la Négritude, Sartre se contente de s’adresser uniquement aux Blancs et qu’il se situe toujours sur le strict plan de la description. Fanon ne s’y est pas trompé d’ailleurs qui contredira Sartre sur ce point, en identifiant ainsi l’élément le plus fragile de cette démonstration [25]. C’est en effet autant un problème de méthode philosophique qu’une difficulté politique qui se pose ici. En quittant le domaine du vécu pour se rapporter à l’histoire comme processus objectif, Sartre est certes justifié par deux éléments ; la Négritude en tant que temporalisation engageant une historicité et cette même historicité en tant qu’inscription dans une époque qui autorise ainsi une saisie objective. La rhétorique conduit pourtant Sartre à s’engager dans une apparente conception de l’histoire dont, en réalité, il n’a pas encore les moyens théoriques. Et c’est certainement la raison pour laquelle se donne à lire ici une dialectique caricaturale plutôt que le sens concret de l’universel dans l’histoire. C’est en effet la liaison de ces deux termes qui demeure insatisfaisante. Tout en voulant penser un universel historique, Sartre ne parvient pas à déterminer celui-ci de façon effective, sinon en reprenant la figure ici abstraite du prolétariat comme classe universelle [26].
39 L’enjeu politique est clair cependant : la nécessité de formuler les conditions d’une totalisation des luttes pour l’émancipation où pourraient s’unir le prolétariat blanc et les peuples colonisés, dès lors que tous sont victimes de l’exploitation capitaliste et qu’ils appartiennent ainsi à la même histoire.
40 Quelle conclusion tirer de cette rencontre de la Négritude et de la philosophie sartrienne de l’existence ? « Orphée noir » se prête à une double lecture. On peut en effet y voir à l’œuvre une analyse de la Négritude selon un ensemble de concepts déjà déterminés, liés systématiquement entre eux et qui trouvent ici l’occasion de s’appliquer à un phénomène particulier. Pourtant, on y trouvera aussi la trace de recherches en cours, qui n’ont pas encore trouvé une forme conceptuelle définitive : à ce titre, le dialogue entre Sartre et la Négritude est un jalon décisif. Enfin, la question de l’histoire et de la dialectique, telle qu’elle est envisagée ici en lien avec une philosophie de l’existence, manifeste des apories théoriques encore en attente de l’invention conceptuelle capable de surmonter les problèmes qu’indiquent ces lacunes [27]. On lira alors « Orphée noir » comme un essai, au sens littéral du terme. Peut-être est-ce d’ailleurs à ce dernier aspect qu’on sera le plus attentif : on cherchera alors moins les signes évidents de la maîtrise conceptuelle que les traces de l’incertitude théorique et de l’inquiétude politique, conséquences inévitables d’un engagement dans l’histoire qui ne désespère ni de l’absolu ni de l’universel.
Notes
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[*]
Hubert Tardy-Joubert (Université Paris Ouest Nanterre la Défense / Sophiapol) : ancien élève de l’École Normale Supérieure (Ulm), agrégé de philosophie, il prépare une thèse de doctorat sur « la philosophie sociale de Sartre et ses sources hégéliennes ».
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[1]
Jean-Paul Sartre, La nationalisation de la littérature, dans Situations, II, Paris, Éditions Gallimard, 1948, p. 43.
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[2]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éd. Léopold Sédar Senghor, Paris, Éditions des PUF, 1948. Repris dans Situations, II. Lendemains de guerre, Paris, Éditions Gallimard, 1949. On citera ici « Orphée noir » dans la pagination de l’Anthologie.
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[3]
Il s’agit notamment des préfaces au Portrait du colonisé, d’Albert Memmi, aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon et à La Pensée politique de Lumumba, toutes reprises dans Situations, V. Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Éditions Gallimard, 1964.
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[4]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », op. cit., p. XI-XII.
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[5]
Jean-Paul Sartre, cf. Qu’est-ce que la littérature ?, notamment « Situation de l’écrivain en 1947 », dans Situations, II, Paris, Éditions Gallimard, 1948, p. 202-330.
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[6]
Jean-Paul Sartre, cf. Matérialisme et révolution, dans Situations, III, op. cit., p. 103-166.
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[7]
Tout particulièrement l’article « Retour des États-Unis. Ce que j’ai appris du problème noir », paru dans Le Figaro, le 16 juin et le 30 juillet 1945.
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[8]
Il s’agit du texte Présence noire, dans Présence africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, p. 28-29. Repris dans Les Écrits de Sartre, M. Contat et M. Rybalka (éd.), Paris, Éditions Gallimard, 1970, p. 685-687.
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[9]
Jean-Paul Sartre, cf. L’être et le néant, op. cit., p. 572-576.
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[10]
Cf. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 63-75.
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[11]
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », op. cit., p. XVIII.
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[13]
Ibid., p. XIII.
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[14]
Ibid., p. XXVII.
-
[15]
Ibid., p. XXXIX.
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[16]
Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Éditions Verdier, p. 44.
-
[17]
Jean-Paul Sartre, La Nationalisation de la littérature, op. cit., p. 35.
-
[18]
Ibid., p. 52-53.
-
[19]
Jean-Pau Sartre, Orphée noir », op. cit., p. IX.
-
[20]
Sur les rapports entre ignorance et innocence, cf. Vérité et existence, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Éditions Gallimard, 1989, p. 99-108.
-
[21]
« Orphée noir », op. cit., p. IX.
-
[22]
« Orphée noir », op. cit., p. XLI.
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[23]
Ibidem.
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[24]
Ibid., p. XLII.
-
[25]
Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, chap. 5 « L’expérience vécue du noir », p. 107-114.
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[26]
Aporie contemporaine des recherches de Sartre sur la morale et dont l’un des objectifs est la formulation d’un concept de morale capable d’opérer la synthèse de l’universel et de l’historique, tout en maintenant le statut limite du concept d’humanité en tant que « totalité détotalisée ». Sur ce point, cf. Cahiers pour une morale, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Éditions Gallimard, 1983, p. 14-15.
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[27]
Ce sera l’enjeu de la Critique de la raison dialectique dont le premier volume paraît en 1960. On notera d’ailleurs la présence dans ce texte d’une analyse renouvelée du racisme : cf. Critique de la raison dialectique. Tome I : Théorie des ensembles pratiques, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 406-409, note 1.